Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/29

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 184-188).


XXIX

Anna remonta en voiture dans un état d’esprit encore pire qu’en quittant la maison. À toutes ses autres souffrances s’ajoutait un sentiment d’offense ; elle était répudiée, elle l’avait clairement senti dans sa rencontre avec Kitty.

— Où ordonnez-vous d’aller ? À la maison ? demanda Pierre.

— Oui, à la maison, dit-elle sans même y penser.

« Comme elles m’ont regardée, comme un phénomène terrible, incompréhensible et curieux… De quoi peuvent-ils causer avec tant d’animation ? » pensa-t-elle en regardant deux passants. « Peut-on raconter à un autre ce que l’on sent ? Je voulais parler à Dolly et j’ai bien fait de ne rien dire… Comme elle serait contente de mon malheur ! Elle le cacherait, mais au fond elle serait heureuse de me voir punie pour les plaisirs qu’elle m’enviait… Kitty serait encore plus contente. J’en ai la conviction ! Elle sait que j’ai été plus qu’aimable avec son mari… et elle est jalouse ; elle me hait. Plus encore, elle me méprise… À ses yeux, je suis une femme immorale. Si j’étais véritablement telle, j’aurais pu me faire courtiser par son mari… Si je voulais… et je le voulais… Et celui-ci, pourquoi est-il content de lui ? » pensa-t-elle d’un monsieur gros et rouge, qui passait en voiture, et, la prenant pour une connaissance, soulevait un huit reflets au-dessus de sa calvitie, puis s’apercevait qu’il s’était trompé. « Il pensait me connaître et il me connaît aussi peu que n’importe qui… Je ne me connais pas moi-même… Je connais mes appétits, comme disent les Français. Ainsi ils veulent ces mauvaises glaces, çà, ils le connaissent sûrement », pensa-t-elle en regardant deux garçons qui venaient d’arrêter un marchand de glaces, lequel enlevait de dessus sa tête le seau à glaces et essuyait d’un coin d’une serviette son visage en sueur. « Tous, nous voulons quelque chose de doux et de parfumé. Il n’y a pas de bonbons, alors ils prennent ces sales glaces… Et Kitty, c’est la même chose : faute de Vronskï, elle a pris Lévine. Et elle m’envie, et elle me hait, et tous nous nous haïssons les uns les autres : moi, Kitty ; Kitty, moi. Voilà la vérité !… Tutkine, coiffeur, je me fais coiffer par Tutkine… Je le lui dirai quand il viendra », pensa-t-elle, et elle sourit. Mais à ce moment, elle se rappela qu’elle n’avait personne à qui raconter des choses drôles. « Et il n’y a rien de drôle, rien de gai… Tout est vilain… On sonne pour la messe… et ce marchand, avec quel soin il fait le signe de croix ! Comme s’il avait peur de laisser choir quelque chose… Pourquoi ces églises, ces sonneries et ces mensonges ?… Seulement pour cacher que nous nous haïssons les uns les autres… Comme ce cocher vocifère avec colère… Comme dit Iachvine : « il veut me laisser sans chemise et moi, je désire la même chose », la vérité est là tout entière ! »

Ces pensées qui l’entraînaient au point qu’elle en oubliait sa propre situation l’accompagnèrent jusqu’au seuil de sa demeure. En apercevant le suisse qui sortait à sa rencontre, elle se rappela qu’elle avait envoyé un billet et un télégramme.

— Y a-t-il une réponse ? demanda-t-elle.

— Je vais voir, répondit le suisse, et jetant un regard sur son bureau il y prit un télégramme qu’il lui tendit.

« Je ne puis venir avant dix heures, Vronskï », lut-elle.

— Et l’envoyé est-il de retour ?

— Non, madame, répondit le suisse.

« S’il en est ainsi, alors je sais ce qu’il me reste à faire. » Et sentant la colère la gagner en même temps que le besoin de la vengeance, elle courut en haut. « J’irai moi-même le trouver. Avant de partir pour toujours, je lui dirai tout. Je n’ai jamais haï personne autant que cet homme ! » pensa-t-elle.

En voyant un chapeau dans l’antichambre elle frissonna de dégoût. Elle ne calculait pas que le télégramme de Vronskï était la réponse à son télégramme et qu’il n’avait pas encore reçu son billet. Elle se le représentait causant tranquillement avec sa mère et mademoiselle Sorokine, et content de ses souffrances. « Oui, il faut partir au plus vite ! » se dit-elle ne sachant où aller. Elle voulait s’enfuir le plus vite possible des sentiments qui l’assaillaient dans cette maison maudite. Les domestiques, les murs, les meubles, tout provoquait en elle du dégoût, de la colère, et l’oppressait comme un fardeau.

« Oui, il faut aller à la gare, et s’il n’y est pas aller le trouver et lui faire voir… »

Anna regarda dans un journal les horaires des trains. Il y avait un train le soir à 8 heures 2. « J’aurai le temps », se dit-elle ; elle ordonna d’atteler d’autres chevaux et prépara dans son sac de voyage les objets nécessaires pour quelques jours d’absence. Elle savait qu’elle ne reviendrait plus ici. Vaguement, parmi les plans qui lui venaient en tête, elle avait résolu qu’après ce qui se passerait à la gare ou chez la comtesse, elle irait par le train de Nijni-Novgorod jusqu’à la première ville et qu’elle resterait là.

Le dîner était servi. Elle s’approcha de la table, aspira l’odeur du pain, du fromage, mais n’en éprouvant que du dégoût, elle ordonna de faire avancer la voiture et sortit.

La maison projetait déjà son ombre à travers la rue ; la soirée était claire, encore chaude du soleil couchant. Annouchka qui l’accompagnait avec les objets de voyage, Pierre qui les rangeait dans la voiture, le cocher, évidemment tous l’agaçaient par leurs paroles et leurs mouvements.

— Je n’ai pas besoin de toi, Pierre.

— Et qui donc prendra le billet ?

— Bon, comme tu voudras, cela ne fait rien, dit-elle avec dépit.

Pierre monta sur le siège et ordonna d’aller à la gare.