Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/26

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 165-171).


XXVI

Jamais encore une journée entière ne s’était passée en querelle. C’était aujourd’hui la première fois et ce n’était pas une querelle, mais bien l’aveu évident du refroidissement complet. Pouvait-on la regarder comme il l’avait fait quand il était entré dans la chambre pour chercher le certificat ? La regarder, voir que son cœur se brisait de désespoir et passer sans mot dire avec ce visage indifférent et calme ? Ce n’est pas qu’il était froid envers elle, mais il la haïssait parce qu’il aimait une autre femme ; c’était clair.

Au souvenir des paroles cruelles qu’il avait prononcées, Anna en inventait d’autres qu’il aurait voulu dire, et elle s’irritait de plus en plus. « Je ne vous retiens pas, aurait pu dire Vronskï ; vous pouvez partir, si vous voulez. Vous n’avez pas voulu le divorce, probablement pour retourner chez votre mari. Retournez-y. Si vous avez besoin d’argent, je vous en donnerai. Combien de roubles vous faut-il ? »

Toutes les paroles cruelles qu’aurait pu dire l’homme le plus grossier, en son imagination, elle les attribuait à Vronskï et lui en voulait comme s’il les eût réellement prononcées. « N’est-ce pas hier encore qu’il protestait de son amour, lui, cet homme sincère et honnête ? Ne me suis-je pas plusieurs fois désespérée ainsi ? » se disait-elle ensuite.

Toute cette journée, sauf durant la course chez Vilson qui lui prit deux heures, elle se demanda si tout était fini, s’il n’y avait pas l’espoir d’une réconciliation, si elle devait partir tout de suite ou le revoir une fois encore.

Elle l’attendit toute la journée. Le soir, quand elle se retira dans sa chambre en donnant l’ordre de lui dire qu’elle avait mal à la tête, elle se disait : « S’il vient malgré les paroles de la femme de chambre, c’est qu’il m’aime encore ; sinon, tout est terminé, et je verrai ce qu’il me reste à faire. »

Le soir, elle entendit le bruit de sa voiture qui s’arrêtait, son coup de sonnette, ses pas, sa conversation avec la femme de chambre.

Il crut ce qu’on lui disait, ne voulut rien savoir de plus et rentra chez lui. Ainsi tout était terminé ; et la mort se présenta nettement à son esprit, comme l’unique moyen de faire revivre en son cœur son amour pour elle, pour le punir et remporter la victoire dans cette lutte que les mauvais esprits, installés dans son âme, menaient contre lui.

Maintenant, que lui importait ou non d’aller à Vosdvijenskoié, d’obtenir ou non le divorce. Tout était inutile. Une seule chose était nécessaire, le punir.

Quand elle se versa sa dose habituelle d’opium en pensant qu’elle n’avait qu’à boire tout le contenu de la fiole pour mourir, cela lui parut si facile et si simple que de nouveau, avec plaisir, elle se mit à penser combien il souffrirait, aurait de remords, chérirait son souvenir, quand déjà il serait trop tard…

Elle était au lit, les yeux ouverts, regardant, à la lumière d’une seule bougie qui s’achevait, les corniches sculptées du plafond et la partie de l’ombre du paravent qui le couvrait, et elle se représentait vivement ce qu’il sentirait quand elle n’existerait plus et ne serait plus pour lui qu’un souvenir : « Comment pouvais-je lui dire ces paroles cruelles ? se dira-t-il. Comment ai-je pu sortir de la chambre sans lui dire un mot ? Maintenant elle n’est plus… Elle nous a quittés pour toujours… Elle est là-bas… »

Tout à coup l’ombre du paravent vacilla et couvrit toute la corniche, tout le plafond ; d’autres ombres, en d’autres endroits, s’élancèrent à sa rencontre ; pour un moment, les ombres disparurent, mais ensuite, rapidement, se réunirent, se confondirent et tout devint noir. « La mort ! » pensa-t-elle. Et une telle horreur la saisit qu’elle mit un certain temps à comprendre où elle était, et pendant longtemps ses mains tremblantes ne purent trouver les allumettes et allumer une autre bougie à la place de celle qui s’était éteinte.

« Non, tout plutôt que la mort ! Je l’aime, il m’aime ! Ce n’est pas la première fois que cela arrive ; cela passera ! » se disait-elle, sentant couler sur ses joues des larmes de joie du retour à la vie. Pour fuir sa terreur, hâtivement, elle alla dans le cabinet de Vronskï.

Il dormait d’un sommeil profond. Elle s’approcha de lui, contempla d’en haut son visage et longtemps le regarda. Ainsi endormi, elle l’aimait tant, qu’elle ne put retenir des larmes de tendresse, mais elle savait que s’il venait à s’éveiller, sûr de son droit, il fixerait sur elle un regard glacial, et qu’avant de lui parler de son amour elle devrait lui prouver ses torts envers elle. Sans l’éveiller, elle retourna dans sa chambre, et après une seconde gorgée d’opium, vers le matin elle s’endormit d’un sommeil lourd, incomplet, sans perdre conscience de son existence.

Le matin, le terrible cauchemar qui revenait fréquemment dans ses rêves, même avant sa liaison avec Vronskï, l’assaillit de nouveau et l’éveilla. Un petit vieux à la barbe embroussaillée farfouillait dans de la ferraille en marmonnant des mots français, dépourvus de sens, et, comme toujours à ce cauchemar (ce qui faisait son horreur), elle sentait que ce petit moujik ne faisait aucune attention à elle et continuait sur elle son horrible besogne. Elle s’éveilla couverte d’une sueur froide.

Quand elle se leva, la journée de la veille passa devant elle comme un brouillard. « Il y a eu une dispute, pensa-t-elle. Il s’est passé ce qui est arrivé déjà plusieurs fois… J’ai dit que j’avais mal à la tête et il n’est pas entré chez moi… Demain, nous partons ; il faut le voir et se préparer au départ.

Ayant appris qu’il était dans son cabinet, elle alla chez lui. En traversant le salon, elle entendit une voiture s’arrêter devant le perron. Elle regarda à la fenêtre et aperçut une voiture à la portière de laquelle se montrait une jeune fille en chapeau mauve. La jeune fille donnait un ordre, quelque chose, au valet qui sonna. Puis ce furent des pourparlers dans l’antichambre ; quelqu’un monta et, à côté du salon, elle entendit les pas de Vronskï. Rapidement il descendit l’escalier. Anna s’approcha de nouveau de la fenêtre : « Le voilà, se dit-elle, il est sorti sur le perron, sans chapeau ; il s’approche de la voiture… La jeune fille au chapeau mauve lui remet un billet… Vronskï, en souriant, lui dit quelque chose… »

La voiture s’éloigna. Rapidement, il remonta l’escalier. Le brouillard qui voilait son âme tout à coup se dissipa. Les sentiments de la veille de nouveau travaillèrent douloureusement son cœur malade. Maintenant elle ne pouvait comprendre comment elle avait pu s’humilier à passer toute la journée avec lui, chez lui !

Elle alla le rejoindre pour lui faire part de sa décision.

— C’est madame Sorokine avec sa fille. Elles sont venues m’apporter l’argent et les papiers, de la part de maman ; hier, je n’ai pas pu la voir. Comment va ta tête ? Mieux ? dit-il tranquillement, ne voulant ni voir ni comprendre l’expression sombre et solennelle de son visage.

Debout au milieu de la chambre, elle le regardait fixement, silencieusement. Il la regarda rapidement, fronça les sourcils et continua de lire la lettre.

Elle se détourna et lentement sortit de la chambre.

Il pouvait encore la faire revenir, mais elle était à la porte et il se taisait toujours. On n’entendait que le froissement de la feuille de papier retournée.

— Oui, à propos, dit-il comme elle franchissait la porte, nous partons demain ? C’est définitif ?

— Vous, mais pas moi, dit-elle en se retournant vers lui.

— Anna ! c’est impossible de vivre ainsi !

— Vous, mais pas moi, répéta-t-elle.

— Cela devient insupportable !

— Vous vous en repentirez, dit-elle, et elle sortit.

Effrayé de l’expression de désespoir qui avait accompagné ces paroles, il fit un mouvement pour s’élancer derrière elle. Mais il se retint, se rassit, et serrant les dents, il fronça les sourcils. Cette menace stupide l’irritait. « J’ai essayé tout, pensa-t-il ; il ne me reste plus qu’un moyen : l’indifférence. » Il se prépara pour aller en ville, puis chez sa mère, qui devait lui donner une signature sur la procuration.

Elle entendit le bruit de ses pas dans son cabinet et dans la salle à manger. Près du salon, il s’arrêta, mais ne vint pas vers elle. Il donna seulement l’ordre d’envoyer le trotteur à Voïtov. Ensuite elle entendit la voiture s’approcher et la porte s’ouvrit ; il sortit. Tout à coup, il rentra dans le vestibule ; quelqu’un courait en haut. C’était le valet de pied qui venait chercher ses gants qu’il avait oubliés. Elle s’approcha de la fenêtre. Elle le vit prendre ses gants sans regarder, puis toucher le dos du cocher en lui indiquant quelque chose. Ensuite, sans jeter un regard sur la fenêtre, il s’assit dans la voiture, prenant sa pose habituelle : les jambes croisées, et, en mettant ses gants, il disparut au tournant de la rue.