Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/05

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 29-32).


V

À la matinée musicale on donnait deux choses intéressantes : une fantaisie sur le Roi Lear dans la bruyère, et un quartetto à la mémoire de Bach. Les deux morceaux étaient nouveaux, et écrits d’une façon nouvelle, sur laquelle Lévine tenait à se faire une opinion. Il conduisit sa belle-sœur jusqu’à son fauteuil, et lui-même se tint debout près de la colonne, résolu d’écouter le plus attentivement possible et sans parti pris. Il tâchait de ne pas se distraire, de ne pas gâter son impression en regardant le placeur à cravate blanche, qui agitait la main et troublait si désagréablement l’attention, ou les dames coiffées d’immenses chapeaux qui, pour un concert, se couvraient les oreilles avec des rubans, ou toutes ces personnes qui n’étaient occupées de rien ou de toute autre chose que de la musique. Il tâchait d’éviter les amateurs et les bavards, et, debout, les yeux baissés, il écoutait.

Mais plus il écoutait la fantaisie du Roi Lear, plus il se sentait incapable de s’en faire une opinion nette. L’expression musicale de ses sentiments tout le temps paraissait se concentrer mais aussitôt se dispersait en morceaux ayant toujours l’air de commencements, et parfois, tout simplement, en sons très compliqués, liés uniquement par le caprice du compositeur. Même les sons de cette expression musicale, parfois très bonne, étaient désagréables parce qu’ils étaient tout à fait inattendus et préparés par rien. La gaîté et la tristesse, le désespoir, la tendresse, le triomphe, paraissaient soudain, sans aucune raison, comme les sentiments d’un fou, et de même que chez un fou, ils se montraient tout à fait inopinément.

Tout le temps de l’exécution, Lévine éprouva l’impression d’un sourd qui regarde des danseurs. Il fut très étonné quand le morceau se termina, et il éprouva une grande fatigue due à une tension d’esprit que rien ne récompensait. Tous se levèrent, se mirent à marcher, à parler. Désirant s’expliquer, d’après l’impression des autres, son étonnement, Lévine se mit à la recherche de connaissances. Il fut très heureux d’apercevoir un amateur très connu en conversation avec une personne de sa connaissance, Pestzov.

— C’est admirable ! disait Pestzov d’une voix grave. Bonjour, Constantin Dmitriévitch. C’est particulièrement imagé, et quelle richesse à ce passage où l’on sent l’approche de Cordelia, où la fille des ewig Weibliche entre en lutte avec le destin ! N’est-ce pas ?

— En quoi ici Cordelia ? demanda timidement Lévine, oubliant que c’était une fantaisie sur le Roi Lear dans la bruyère.

— Oui, Cordelia paraît !… dit Pestzov frappant sur le programme en papier glacé qu’il tenait, et le tendant à Lévine.

Alors seulement Lévine se rappela le titre de la fantaisie et se hâta de lire, en traduction russe, les vers de Shakspeare insérés sur un côté du programme.

— On ne peut pas suivre autrement, dit Pestzov à Lévine, car son interlocuteur étant parti, il n’avait plus à qui parler.

Pendant l’entr’acte, entre Lévine et Pestzov commença une discussion sur les qualités et les défauts de l’école de Wagner. Lévine tâchait de prouver que le tort de Wagner et de tous ses adeptes était de vouloir faire passer la musique dans le domaine d’un autre art, faute que la poésie commet également quand elle veut décrire les traits du visage, ce que doit faire la peinture. Comme exemple d’une faute pareille, il cita un sculpteur qui avait imaginé de représenter dans le marbre les ombres des images poétiques se dressant autour du poète sur le socle.

— Ces ombres sont si peu des ombres chez le sculpteur qu’elles se tiennent même à l’escalier, dit Lévine.

Cette phrase lui plaisait, mais il ne se rappelait pas s’il ne l’avait dite déjà et précisément à ce même Pestzov ; aussi, dès qu’il l’eût prononcée, devint-il confus. Pestzov, lui, tâchait de prouver que l’art est un et ne peut atteindre sa plus haute manifestation que dans l’union de tous les genres.

Le deuxième morceau, Lévine ne pouvait déjà plus l’écouter. Pestzov était venu se mettre près de lui et ne cessait de causer, critiquant ce morceau qu’il trouvait trop simple, trop sucré, inutile, emphatique et le comparant à la naïveté des préraphaélites en peinture.

À la sortie, Lévine rencontra encore beaucoup de connaissances, avec lesquelles il causa politique, musique, etc. Entre autres il rencontra le comte Bole et se rappela la visite qu’il devait faire.

— Alors, allez tout de suite, lui dit madame Lvov quand il lui eut dit cela. On ne recevra peut-être pas, et ensuite venez me chercher à la séance, vous m’y trouverez encore.