Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/01

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 1-6).

ANNA KARÉNINE
ROMAN EN HUIT PARTIES


(1873 — 1876)





SEPTIÈME PARTIE

I


Les Lévine étaient à Moscou depuis trois mois. Le terme fixé pour l’accouchement de Kitty d’après les calculs des personnes compétentes en ces sortes de choses, était dépassé depuis longtemps et cependant elle était toujours dans la même situation, et il n’y avait aucun indice qu’elle fût plus près du terme que deux mois auparavant. Le docteur, la sage-femme, Dolly, la mère, et surtout Lévine qui ne pouvait penser sans horreur à l’événement attendu, commençaient à ressentir de l’impatience et de l’inquiétude. Kitty seule se sentait heureuse et tranquille.

Maintenant elle sentait naître en elle un nouveau sentiment : l’amour pour l’enfant qu’elle attendait, et elle écoutait ce sentiment avec délices. L’enfant n’était déjà plus complètement une partie d’elle-même ; il manifestait parfois une vie indépendante ; souvent elle en ressentait des douleurs, mais en même temps elle exultait de cette nouvelle joie étrange.

Tous ceux qu’elle aimait étaient près d’elle ; tous étaient si tendres pour elle, et la soignaient si bien. Elle ne voyait en tout que le côté agréable, de sorte que si elle n’eût pas su et senti que cela devait bientôt finir, elle n’eût pas désiré une vie meilleure ni plus agréable. Une seule chose lui gâtait la joie de cette vie : son mari n’était pas tel qu’elle l’aimait, tel qu’il était à la campagne.

Elle aimait le ton calme, affectueux, toujours égal, qu’il avait à la campagne ; tandis qu’en ville il paraissait inquiet, comme s’il se fût tenu sur ses gardes par crainte que quelqu’un ne l’offensât et surtout n’offensât sa femme.

Là-bas, à la campagne, se sentant évidemment dans son élément, il ne se hâtait nulle part, et n’était jamais préoccupé. Ici, en ville, il se pressait toujours, et semblait avoir peur de laisser échapper quelque chose, alors qu’il n’avait rien à faire. Et elle le plaignait. Elle savait que pour les autres il ne paraissait pas à plaindre ; au contraire, quand en société, il arrivait à Kitty de le regarder comme on regarde une personne aimée, en tâchant de la voir comme un étranger pour se rendre compte de l’impression qu’elle produit sur les autres, elle constatait, même avec une crainte jalouse, que non seulement il n’était pas à plaindre, mais qu’il était très attrayant par sa distinction, sa politesse un peu surannée, sa gêne avec les femmes, par toute sa personne robuste et surtout par son visage particulièrement expressif. Mais elle le voyait non seulement extérieurement mais intérieurement. Elle remarquait qu’ici il n’était pas le même Lévine qu’à la campagne ; elle ne pouvait se définir autrement son état.

Parfois, dans son âme, elle lui reprochait de ne pas savoir vivre en ville ; parfois elle reconnaissait qu’il lui était vraiment difficile d’arranger sa vie de façon à en être content. En effet que pouvait-on faire en ville ? Jouer aux cartes ? Il n’aimait pas le jeu, il ne fréquentait pas les clubs ; tenir compagnie aux hommes gais, genre Oblonskï, elle savait maintenant en quoi cela consistait : à boire et aller ensuite en certains endroits… auxquels elle ne pouvait penser sans horreur. Aller dans le monde ? Elle savait qu’il fallait pour cela éprouver du plaisir en la société des femmes jeunes, elle ne pouvait donc le désirer. Rester à la maison avec elle, avec sa mère, ses sœurs ? Quelque agréables et gaies qu’elles fussent, c’était un peu monotone, toujours « Aline-Nadine », comme le prince appelait leurs conversations. Elle savait que cela l’ennuyait. Que lui restait-il donc à faire ? Continuer d’écrire son livre ? Il l’avait essayé. Au commencement, il allait à la bibliothèque prendre des notes et des renseignements pour son livre, mais, comme il lui disait, moins il avait à faire moins il avait de temps. En outre, il se plaignait d’avoir trop parlé à Moscou de son ouvrage, ce qui avait embrouillé ses idées et lui avait enlevé tout l’intérêt de son travail.

Le seul avantage de la vie en ville c’était qu’entre eux ils ne se querellaient jamais. Soit que les conditions de la ville fussent autres, soit que tous deux se montrassent plus circonspects, il n’y avait entre eux, à Moscou, aucune de ces querelles de jalousie qu’ils avaient tant redoutées en venant s’installer en ville.

Sous ce rapport il se produisit un incident très important pour tous deux : la rencontre de Kitty avec Vronskï.

La vieille princesse Marie Borissovna, marraine de Kitty, qui l’avait toujours chérie, désirait vivement la voir.

Kitty, qui cependant n’allait nulle part à cause de sa situation, se rendit avec son père chez cette respectable personne. Elle y rencontra Vronskï.

Elle n’eut à se reprocher qu’un instant : quand elle reconnut, en ce civil, celui dont les traits lui étaient autrefois si familiers, la respiration lui manqua, son sang lui afflua au cœur, et elle sentit son visage se colorer vivement. Ce fut seulement l’affaire de quelques secondes. Son père qui, intentionnellement, s’était mis à parler à Vronskï, n’avait pas fini sa phrase que déjà elle pouvait le regarder tranquillement, lui parler au besoin et aussi librement qu’elle le faisait avec la princesse Marie Borissovna, de telle façon que tout, même jusqu’à son intonation et son sourire, eût été approuvé par son mari dont elle paraissait sentir en ce moment la présence invisible.

Elle lui dit quelques mots, sourit même avec aisance à sa plaisanterie sur les élections, qu’il appelait « notre parlement ». Il fallait sourire pour montrer qu’elle comprenait la plaisanterie. Mais aussitôt elle se détourna vers la princesse Marie Borissovna et ne le regarda pas une seule fois jusqu’à ce qu’il se levât pour prendre congé. Alors elle le regarda, mais uniquement parce qu’il eût été impoli de ne pas regarder la personne qui vous saluait.

Elle fut très reconnaissante à son père de ne pas lui parler de leur rencontre avec Vronskï ; et à sa tendresse particulière, après la visite, pendant leur promenade habituelle, elle comprit qu’il était content d’elle. Elle-même se sentait satisfaite. Elle n’aurait pas cru qu’elle aurait eu la force de retenir au fond de son âme tous les souvenirs de son ancien amour pour Vronskï, et non seulement de paraître mais d’être absolument libre et calme.

Lévine rougit beaucoup plus qu’elle quand elle lui raconta qu’elle avait rencontré Vronskï chez la princesse Marie Borissovna. Il lui était très difficile de raconter et encore plus de donner des détails sur leur rencontre, car Lévine sans l’interroger la regardait les sourcils froncés.

— Je regrette beaucoup que tu n’aies pas été là… pas dans la chambre, j’eusse été alors moins naturelle ; maintenant, devant toi, je rougis beaucoup plus, ajouta-t-elle en rougissant jusqu’aux larmes. Mais je regrette que tu n’aies pas pu me voir à travers une fente.

Ses yeux sincères disaient à Lévine qu’elle était contente d’elle-même, et, malgré sa rougeur, il se rassura aussitôt et se mit enfin à lui demander ce que précisément il voulait. Quand il sut tout, jusqu’à ce détail, qu’elle n’avait pu contenir son trouble pendant la première seconde seulement mais qu’ensuite elle s’était sentie à l’aise comme avec n’importe qui, Lévine se montra tout à fait gai, déclara qu’il était très heureux et que, dorénavant, il ne se conduirait pas aussi sottement qu’aux élections mais qu’il profiterait de la première occasion pour en finir avec lui.

— C’est si pénible de penser qu’il existe un homme, presque un ennemi, avec qui il est désagréable de se rencontrer, dit Lévine. Je suis très heureux, très heureux.