Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/19

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 361-368).


XIX

Restée seule, Daria Alexandrovna examina sa chambre en femme qui connaît les choses. Jamais elle n’avait vu rien d’aussi luxueux que tout ce qui l’entourait depuis sa rencontre avec ses hôtes, et maintenant, dans sa chambre, tout cela produisait sur elle l’impression du confort et de l’élégance de ce nouveau luxe européen dont elle s’était fait une idée par la lecture des romans anglais, mais qui n’existaient nulle part, à la campagne, en Russie.

Tout était nouveau pour elle, à commencer par les papiers français jusqu’aux tapis dont toute la chambre était couverte ; le lit à sommier élastique avec les matelas et le traversin particulier, les taies de soie sur les petits oreillers, la table de toilette en marbre, la chaise longue, la table, la pendule de bronze sur la cheminée, les tentures, les portières, tout était neuf et cher.

La femme de chambre pimpante qui vint lui offrir ses services était coiffée et habillée avec beaucoup plus de recherche que Dolly, et, comme tout ce qui meublait la chambre, était nouvelle et chère. Daria Alexandrovna était charmée de sa politesse, de sa propreté, de sa complaisance, mais elle était gênée en sa présence. Elle se sentait confuse de sa camisole raccommodée, choisie par erreur ; elle avait honte de ces mêmes pièces dont elle était si fière chez elle. À la maison, elle savait calculer que pour faire six camisoles il faut vingt-quatre archines de calicot à soixante-cinq kopeks l’archine, ce qui fait plus de quinze roubles, sans compter la façon et la doublure ; et le raccommodage économisait ces quinze roubles. Mais devant cette femme de chambre elle se sentait humiliée.

Daria Alexandrovna éprouva un vrai soulagement quand elle vit entrer dans sa chambre la vieille bonne Annouchka : l’élégante camériste était appelée chez madame et Annouchka resta avec Daria Alexandrovna.

La vieille bonne, ravie de l’occasion de revoir Daria Alexandrovna, bavarda tant qu’elle put. Daria Alexandrovna remarqua son désir d’exprimer son sentiment sur la situation de sa maîtresse et surtout sur l’amour et le dévouement du comte pour Anna Alexandrovna ; mais dès qu’elle entama ce sujet Dolly l’arrêta.

— J’ai été élevée avec Anna Arkadievna, je l’aime plus que tout au monde… Il ne m’appartient pas de la juger… Et il a l’air de tant l’aimer…

— Je t’en prie donne cela à laver si c’est possible… interrompit Daria Alexandrovna.

— C’est facile, nous avons des femmes exprès pour la petite lessive, et le gros linge se lave à la machine. Le comte lui-même s’occupe de tout… En voilà un mari…

Dolly fut contente de l’arrivée d’Anna qui mit fin aux bavardages d’Annouchka.

Anna était en robe de batiste très simple. Dolly examina attentivement cette robe simple. Elle savait ce que signifiait cette simplicité et ce qu’elle coûtait.

— Une vieille connaissance, dit Anna désignant Annouchka.

Anna n’était plus gênée ; elle paraissait tout à fait libre et tranquille. Dolly remarqua qu’elle était complètement remise de l’impression que lui avait causée son arrivée et qu’elle avait repris ce ton d’apparente indifférence avec laquelle paraissait se fermer cette partie de son âme où se tenaient ses sentiments et ses pensées.

— Et comment va ta fille, Anna ? lui demanda Dolly.

— Annie ? Elle va bien. Elle s’est très bien rétablie ici. Veux-tu la voir ? Je te la montrerai. Nous avons eu beaucoup d’ennuis avec les bonnes… Nous avions une nourrice italienne, très bonne mais affreusement bête… Nous voulions la renvoyer, mais la petite était si habituée à elle qu’il nous a fallu la garder.

— Et comment vous êtes-vous arrangés ?… commença Dolly voulant demander quel nom portait la fillette ; elle s’arrêta voyant le visage d’Anna s’assombrir, et tourna la question. Comment vous êtes-vous arrangés ? Vous l’avez déjà sevrée ?

Mais Anna avait compris.

— Ce n’est pas ce que tu voulais dire. Tu voulais demander son nom ? Oui… cela fait souffrir Alexis. Elle n’a pas de nom. C’est-à-dire qu’elle est Karénine ; et elle ferma les yeux à demi si bien que ses cils se rejoignaient. Mais de tout cela nous parlerons plus tard. Viens, je te la montrerai. Elle est très gentille ; elle se traîne déjà.

Dans la chambre d’enfant Daria Alexandrovna fut encore plus frappée du luxe qui régnait dans toute la maison. Il y avait là une petite voiture anglaise et des appareils pour apprendre à l’enfant à marcher, une sorte de grand plateau pour qu’elle se traîne, des balançoires, des baignoires ; tout cela particulier, nouveau, venant d’Angleterre, était solide, de bonne fabrication et, évidemment, coûtait fort cher.

Quand elles entrèrent, l’enfant, en chemise, était assise sur une chaise haute devant la table et mangeait une soupe dont elle avait mouillé toute sa poitrine.

C’était une fille de service russe qui faisait manger la petite fille et qui, probablement, partageait son repas. Ni la bonne ni la nourrice n’étaient présentes. Elles étaient dans une chambre voisine d’où l’on entendait le jargon français qui leur permettait de se comprendre. Une Anglaise bien habillée, grande, l’air désagréable et repoussant, accourut en secouant ses boucles blondes dès qu’elle entendit la voix d’Anna, et aussitôt se répandit en excuses, bien qu’Anna ne lui adressât aucun reproche. À chaque mot d’Anna, elle répondait avec empressement : Yes, my Lady.

Quant à la fillette, avec ses sourcils et ses cheveux noirs, son corps rouge et fort, elle plut beaucoup à Daria Alexandrovna, qu’elle regarda cependant avec une mine sévère. Elle lui envia même son air de santé. Elle admira aussi sa façon de ramper, aucun de ses enfants n’avait rampé ainsi. Quand on la posa sur le tapis, sa robe retroussée par derrière, ses beaux yeux noirs brillants regardant d’un air satisfait d’être admirée, la petite fille avança énergiquement à l’aide des pieds et des mains, semblable à un joli petit animal.

Mais l’atmosphère de la chambre d’enfant et surtout l’Anglaise déplaisaient à Daria Alexandrovna. Seul le fait qu’une bonne qui se respecte ne consentirait pas à entrer dans un ménage irrégulier comme celui d’Anna, expliquait à Daria Alexandrovna qu’Anna, avec sa connaissance des gens, pût garder près de sa fille une bonne anglaise d’apparence aussi peu respectable. En outre, après quelques paroles, Daria Alexandrovna comprit qu’Anna, la nourrice, la bonne et l’enfant ne vivaient pas d’une vie commune et que la visite de la mère était quelque chose d’extraordinaire : Anna ne pouvait trouver aucun des joujoux de l’enfant, et, chose étrange, elle ne savait pas même le nombre de ses dents ; elle n’avait pas connaissance de l’apparition des deux dernières dents.

— Il m’est parfois pénible de me sentir inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la traîne de sa robe pour ne pas accrocher quelques jouets qui se trouvaient près de la porte. C’était autre chose avec le premier !

— J’aurais cru, au contraire… commença timidement Daria Alexandrovna.

— Oh ! non ! Tu sais que j’ai revu Serge ? dit-elle en fermant à demi les yeux comme pour regarder quelque chose de très éloigné. Mais nous reparlerons de tout cela plus tard… Tu ne le croiras pas, je suis comme une créature affamée devant qui tout à coup on a placé un bon dîner et qui ne sait par où commencer. Le bon dîner, c’est toi et la conversation que j’aurai avec toi et que je ne puis avoir avec personne d’autre. Et je ne sais par quoi commencer. Mais je ne te ferai grâce de rien. Il me faut te raconter tout… Oui, il faut que je te fasse l’esquisse de la société que tu trouveras ici. D’abord la princesse Barbe. Tu la connais et je sais ce que toi et Stiva pensez d’elle. Stiva dit que le but de sa vie, c’est de prouver sa supériorité sur la tante Catherine Pavlovna. Tout cela est vrai mais elle est très bonne et je lui suis très reconnaissante. Elle m’a été d’un grand secours à Pétersbourg où un chaperon m’était nécessaire. Elle se trouvait là… et elle est vraiment très bonne. Elle m’a adouci beaucoup ma situation. Je vois que tu ne comprends pas combien ma situation était difficile à Pétersbourg, ajouta-t-elle. Ici je suis tout à fait calme et tranquille… mais nous en reparlerons… Ensuite Sviajski ; il est maréchal de la noblesse. C’est un homme très distingué, mais il a besoin d’Alexis. Tu comprends, avec sa fortune, maintenant que nous sommes installés à la campagne, Alexis peut avoir une grande influence… Puis Touchkévitch ; tu l’as vu chez Betsy, mais on lui a donné sa retraite, comme dit Alexis, et il est venu chez nous. C’est un de ces hommes qui sont fort agréables si on les prend pour ce qu’ils veulent paraître, et il est comme il faut, comme dit la princesse Barbe. Après, Veslovski ; tu le connais aussi. Un charmant garçon… Un sourire parut sur ses lèvres : Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec les Lévine ? Veslovski l’a racontée à Alexis, mais nous n’y pouvons croire. Il est très gentil et très naïf, dit-elle avec le même sourire. Je tiens à toute cette société parce que les hommes ont besoin de distraction, et Alexis a besoin d’un public. Il faut que la maison soit gaie et animée et qu’Alexis ne désire pas autre chose. Ensuite tu verras l’intendant, un Allemand, un très brave homme qui entend son affaire ; Alexis l’apprécie beaucoup. Puis le docteur, un jeune homme qui n’est pas tout à fait nihiliste mais qui mange avec son couteau, néanmoins un très bon médecin. Enfin l’architecte. Une vraie petite cour.