Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 312-318).


XII

Aussitôt debout, à l’aube, Lévine se mit en devoir d’éveiller ses compagnons. Vassenka, couché sur le ventre, allongeant un pied en chaussette, dormait si fortement qu’il n’en put tirer aucune réponse. Oblonskï, encore endormi, refusa de se lever si tôt : Laska elle-même, blottie en rond dans le foin, se leva à regret et étira paresseusement l’une après l’autre ses pattes de derrière. Lévine se chaussa, prit son fusil, ouvrit avec précaution la porte grinçante de la grange et sortit. Les cochers dormaient près des voitures ; les chevaux sommeillaient : un seul mangeait paresseusement son avoine qu’il dispersait en reniflant. Il faisait à peine jour.

— Pourquoi te lever si matin, mon cher ? lui demanda amicalement, comme à une bonne connaissance, une vieille paysanne qui sortait de l’isba.

— Je vais à la chasse, la mère. Où faut-il passer pour aller au marais ?

— Tout droit devant nos granges, cher homme.

Et posant avec précaution ses pieds nus, noircis, la vieille accompagna Lévine et lui ouvrit la claie près des granges.

— Tout droit et tu arriveras au marais. Les nôtres ont passé là-bas la nuit.

Laska courait gaîment devant sur le chemin et Lévine la suivait d’un pas allègre, interrogeant le ciel. Il comptait atteindre le marais avant que le soleil ne fût levé. Mais le soleil ne tarda pas à se montrer. La lune, visible encore quand il était sorti, avait maintenant l’éclat du mercure ; l’étoile du matin que tout à l’heure il était impossible de ne pas remarquer devenait presque invisible ; et des taches d’abord vagues à l’horizon prenaient des contours plus nets ; c’étaient des tas de blé. La rosée qui restait invisible, attendant la lumière du soleil, mouillait les jambes et la blouse de Lévine jusqu’à la ceinture. Dans le calme absolu de l’air matinal, les moindres sons se percevaient nettement. Une abeille frôla l’oreille de Lévine, il crut entendre le sifflement d’une balle. Il regarda, en vit une deuxième, une troisième ; toutes sortaient d’un rucher en chaume et volaient dans la direction des marais.

Des vapeurs blanches, tantôt épaisses, tantôt transparentes, d’où ressortaient, comme des îlots, les bouquets d’arbres, indiquaient le marais, au bord duquel, près de la route, étaient couchés et dormaient enveloppés de leurs caftans, des enfants et des paysans, qui, la nuit, avaient gardé les chevaux. Non loin d’eux paissaient trois chevaux, ayant aux pieds une chaîne qu’ils faisaient tinter bruyamment. Laska marchait à côté de son maître ; elle aurait voulu courir en avant et se retournait sans cesse. Quand il eut dépassé les paysans qui dormaient au bord du marais, Lévine examina son fusil et lâcha sa chienne. Un des chevaux, un grand de trois ans, à la vue de Laska se mit à s’ébrouer et à battre de la queue ; les autres s’effrayèrent aussi et se jetèrent du côté de l’eau en barbotant de leurs pieds liés et faisant avec leurs sabots qui s’enfoncaient dans la glaise humide, un bruit particulier. Laska s’arrêta, lança sur les chevaux un regard moqueur puis regarda son maître. Lévine caressa Laska et sifflota, lui donnant le signal de commencer. Elle partit aussitôt, heureuse et affairée, flairant le sol qui cédait sous ses pas. Parmi toutes les odeurs des ronces, des herbes, de la rouille, du marécage, du fumier du cheval qu’elle connaissait bien, Laska reconnut l’odeur de l’oiseau qui la troublait plus que toute autre.

Par endroits, sur la mousse, cette odeur était très forte, mais il lui était difficile de dire de quel côté elle augmentait, duquel elle faiblissait. Afin de mieux sentir la direction du gibier, elle s’éloigna et se mit sous le vent galopant doucement pour pouvoir brusquement s’arrêter si besoin en était. Elle tourna à droite, car le vent soufflait de l’est, et, les narines dilatées, aspirant l’air, elle sentit aussitôt qu’il ne s’agissait pas seulement de piste mais que le gibier lui-même était là, en abondance. Laska ralentit sa course. Les oiseaux étaient là, mais où ? Elle ne pouvait encore le définir exactement. Afin de trouver, elle commençait à tourner en cercle, quand tout à coup, la voix de son maître la dérangea : « Laska, ici ! » dit-il lui désignant un autre endroit. Elle s’arrêta hésitante, mais il répéta l’ordre d’une voix impérieuse, en désignant un endroit où il n’y avait que des racines couvertes d’eau et où il ne pouvait rien se trouver. Elle fit semblant de chercher pour lui faire plaisir. Elle explora l’endroit et revint où elle était d’abord, et aussitôt de nouveau elle sentit le gibier. Maintenant qu’on la laissait tranquille, elle savait ce qu’il lui fallait faire et sans regarder sous ses pattes, se heurtant à de grosses racines, tombant dans les bourbiers, mais se remettant aussitôt sur ses pattes fortes et souples, elle se remit à tracer des cercles pour se fixer définitivement. Leur odeur la frappait de plus en plus. Tout d’un coup elle acquit la certitude qu’un d’eux était là, derrière une racine, à cinq pas d’elle, et, s’arrêtant, elle se raidit de tout son corps. Ses jambes trop basses l’empêchaient de voir devant elle, mais son flair ne la trompait pas : l’oiseau était là, à cinq pas au plus. Immobile, elle restait là, le flairant et jouissant de l’attente ; sa gueule raidie entr’ouverte frémissant légèrement, les oreilles dressées, l’une retroussée pendant la course, elle respirait profondément, mais avec précaution, et, avec plus de circonspection encore elle jetait les yeux vers son maître sans oser tourner la tête.

Celui-ci, avec une expression qu’elle connaissait bien, et des yeux qu’elle trouvait terribles, s’avancait, butant contre les racines, et, semblait-il à Laska, très lentement. Elle croyait qu’il marchait lentement et, cependant, il courait.

À l’attitude particulière de Laska aplatie contre le sol, comme si elle eût voulu ramer avec ses pattes de derrière, la gueule entr’ouverte, Lévine comprit qu’elle flairait la bécassine, et priant Dieu de toute son âme de réussir son premier coup, il courut vers elle. En approchant, il se mit à regarder et vit ce que Laska ne pouvait que flairer : à la distance d’une sagène, était tapie entre deux racines une bécassine qui, tournant la tête, écoutait ; puis écartant à peine et repliant aussitôt ses ailes, d’un mouvement gauche, elle disparut en tournant.

« Pile ! Pile ! » cria Lévine poussant Laska par derrière. « Je ne puis avancer, pensa Laska. Où irai-je ? De là, je les sens, et si j’avance je ne saurai plus où les prendre. » Mais son maître la poussa du genou et dans un chuchotement ému lui dit : « Ma petite Laska, pile ! pile ! » « S’il y tient tant, soit, mais je ne réponds plus de moi », pensa-t-elle, et elle s’élança éperdue parmi les racines…

Maintenant elle ne sentait plus rien, ne comprenait rien, elle voyait seulement et entendait.

À dix pas de l’endroit qu’elle venait de quitter, une bécassine se leva avec son cri et son bruit d’ailes particuliers. Aussitôt un coup éclata et l’oiseau tomba lourdement, son ventre blanc contre le sol humide. Une seconde bécassine au même moment s’envola derrière Lévine sans attendre le chien. Quand Lévine se retourna, elle était déjà loin ; cependant il l’atteignit. La bécassine voleta encore un moment, puis vint s’abattre comme une boule sur un endroit sec.

— « Cette fois, ça va marcher ! » se dit Lévine mettant dans son carnier les bécassines chaudes et grasses. « Hé ! Petite Laska ! bien travaillé ! »

Quand Lévine, après avoir rechargé son fusil, s’avança dans le marais, le soleil était déjà levé, bien qu’on ne le vît pas à cause des nuages. La lune après avoir perdu toute sa clarté ne semblait plus qu’un petit nuage blanc dans le ciel, et toutes les étoiles avaient disparu. Les flaques d’eau argentées auparavant par la rosée reflétaient maintenant l’or ; la rouille avait des teintes d’ambre. Le bleu des herbes se transformait en un vert jaunâtre ; les oiseaux des marais s’agitaient dans les buissons brillants de rosée qui projetaient leur ombre près de l’étang. Un épervier était perché sur une meule, regardant les marais de côté et d’autre ; les choucas voletaient dans les champs ; des gamins, pieds nus, amenaient les chevaux près d’un vieillard qui venait de se soulever de dessus son caftan et se grattait. La fumée du fusil semblait blanche comme du lait, au-dessus de l’herbe verte et de la verdure.

Un gamin accourut vers Lévine, et lui cria de loin :

— Petit oncle ! Ici il y a des canards ; nous en avons vu hier.

Lévine éprouva un certain plaisir à tuer encore trois bécasses, en présence du gamin, qui laissait voir toute son admiration.