Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 294-301).


X

Vassenka stimula si énergiquement les chevaux qu’ils arrivèrent au marais très tôt, si bien qu’il faisait encore trop chaud.

En approchant du marais, but principal de leur expédition, Lévine songea au moyen de se débarrasser de Veslovski et de chasser sans entraves. Stépan Arkadiévitch désirait évidemment la même chose, et sur son visage Lévine voyait l’expression du souci qui saisit tout vrai chasseur au moment de se mettre à chasser, mêlée à la bonhomie rusée qui lui était propre.

— Comment marcherons-nous ? Le beau marais ? J’y vois aussi des éperviers, s’écria Stépan Arkadiévitch désignant deux grands oiseaux qui tournoyaient au milieu du marais. Du moment qu’il y a des éperviers, il y a du gibier.

— Eh bien, messieurs, commença Lévine tirant ses bottes et examinant son fusil avec une expression concentrée, voyez-vous cet endroit ? — Il désigna un petit îlot de verdure sombre au milieu d’un champ à moitié fauché, du côté droit de la rivière. — Le marais commence là, droit devant vous, où vous voyez cette verdure. De là il s’étend à droite, où paissent les chevaux ; là nous trouverons des bécasses, ainsi qu’autour de cet endroit, jusqu’au moulin. Tu vois là-bas, cette espèce de golfe ; c’est le meilleur endroit. Une fois j’y ai tué dix-sept bécasses. Nous nous séparerons en deux camps, un chien pour chacun, et nous nous rejoindrons là-bas, près du moulin.

— Eh bien, qui à droite et qui à gauche ? demanda Stépan Arkadiévitch. À droite, c’est plus large ; allez tous deux, moi je prendrai la gauche, dit-il sans hésiter.

— C’est ça ! dit Vassenka. Nous l’examinerons ainsi de tous les côtés. Allons !

Lévine dut accepter cet arrangement et ils partirent. Dès qu’ils entrèrent dans les marais, les deux chiens se mirent à flairer. Lévine connaissait cette quête de Laska, prudente et vague ; il connaissait aussi l’endroit où il trouverait une compagnie de bécasses.

— Veslovski, marchez à côté ! chuchota-t-il à son compagnon qui le suivait, marchant dans l’eau, et dont il se méfiait depuis l’aventure du coup de fusil.

— Ne vous occupez pas de moi ; je ne vous gênerai pas.

Mais Lévine, involontairement se rappelait les paroles que Kitty lui avait dites au moment du départ « Prenez garde, ne vous tuez pas ! »

Les chiens partirent, se rapprochant, puis s’éloignant et cherchant la piste chacun de son côté. La hantise des bécasses était si forte que le bruit de ses talons dans la vase semblait à Lévine le cri d’une bécasse, et à chaque instant il saisissait son fusil prêt à tirer.

« Pif ! paf ! » C’était Vassenka tirant sur une bande de canards qui en tournoyant au-dessus du marais s’étaient rapprochés des chasseurs. Lévine n’eut pas le temps de se retourner qu’une bécasse se souleva, puis une autre, une troisième et huit encore l’une après l’autre.

Stépan Arkadiévitch, profitant du moment, tira et une bécasse vint s’abattre comme une pierre dans le marais. Sans se hâter, il visa une autre bécasse qui volait très bas ; elle tomba aussi, se traîna sur le marais, en agitant son aile blanche non atteinte.

Lévine fut moins heureux. Il tira de trop près sur la première bécasse et la manqua : il l’avait visée comme elle commençait à se soulever. Au même moment juste devant ses pieds s’en souleva une autre, et distrait, il la rata aussi.

Pendant qu’il rechargeait son fusil, une troisième bécasse se souleva. Veslovski qui avait eu le temps de recharger son fusil tira à tort et à travers encore deux coups.

Stépan Arkadiévitch releva son gibier et regarda Lévine d’un air satisfait.

— Maintenant séparons-nous, dit-il ; et sifflant son chien il partit de son côté, tirant de la jambe gauche, et préparant son fusil. Lévine et Veslovski restèrent ensemble.

Lorsque Lévine manquait son premier coup, il perdait facilement son sang-froid, et toute la chasse était mauvaise. C’est ce qui lui arriva ce jour-là. Les bécasses pullulaient : devant les chiens, aux pieds des chasseurs, sans cesse elles se soulevaient ; aussi Lévine pensait-il prendre sa revanche. Mais plus il tirait, plus il devenait honteux à cause de Veslovski qui, lui, tirait gaîment, à tort et à travers, mais n’était nullement gêné de sa maladresse. Lévine ne pouvait retrouver son calme et il en arriva au point de perdre tout espoir d’abattre le moindre gibier. Laska semblait le comprendre. Elle cherchait mollement et regardait les chasseurs d’un air de doute et de reproche. Les coups succédaient aux coups. La fumée de la poudre entourait les chasseurs, tandis que le grand carnier ne contenait que trois petites bécasses, dont l’une revenait à Veslovski, et l’une des deux autres n’avait été qu’achevée par Lévine.

De l’autre côté du marais, au contraire, les coups étaient moins fréquents, mais tous, semblait-il à Lévine, portaient, et presque après chaque coup on entendait : « Crac ! apporte ! »

Lévine en était encore plus agacé. Des bécasses tournoyaient sans cesse dans l’air ; leur bruit sur le sol et leurs cris dans l’air s’entendaient sans cesse de tous côtés. Des bécasses lasses de voler s’arrêtaient devant les chasseurs ; au lieu de deux éperviers, il y en avait maintenant des dizaines qui planaient au-dessus des marais en poussant des cris.

Après avoir parcouru la plus grande moitié du marais Lévine et Veslovski atteignirent une prairie appartenant à des paysans et qui n’était fauchée que par places. Il y avait peu d’espoir de trouver autant de gibier dans les endroits non fauchés que dans les autres, mais comme Lévine avait fixé avec Stépan Arkadiévitch le lieu de leur rencontre, lui et son compagnon traversèrent les parties fauchées et non fauchées de la prairie.

— Hé ! les chasseurs ! cria un paysan assis près d’une charrette dételée. Venez boire un coup avec nous !

Lévine se retourna.

— Viens ! répéta le paysan barbu, au visage rouge et aux dents blanches, levant au-dessus de sa tête une bouteille verdâtre brillant au soleil.

— Que disent-ils ? demanda Veslovski.

— Ils nous invitent à boire de l’eau-de-vie avec eux ; probablement ils fauchent leurs champs. J’accepterais avec plaisir, ajouta Lévine, non sans malice, espérant tenter Vassenka et se débarrasser de lui.

— Pourquoi veulent-ils nous régaler ?

— Cela leur fait plaisir sans doute. Allez-y, cela vous amusera.

— Allons, c’est curieux.

— Allez, vous trouverez ensuite votre chemin jusqu’au moulin ! cria Lévine enchanté de voir Veslovski s’éloigner du côté des paysans, trébuchant sur ses pieds fatigués et tenant son fusil d’un bras alourdi.

— Viens aussi, toi ! cria le paysan à Lévine. Viens, tu mangeras du biscuit.

Lévine aurait bu avec plaisir de l’eau-de-vie et mangé un morceau de pain : il se sentait las et déplaçait avec peine ses pieds dans le sol marécageux. Il hésita un moment ; mais apercevant son chien en arrêt, il oublia aussitôt sa fatigue pour le rejoindre. Une bécasse vola devant lui. Il tira et l’atteignit. Le chien resta immobile : « Pile ! » Une autre bécasse se souleva. Lévine tira. Mais la journée était mauvaise, il la manqua, et quand il alla chercher celle qu’il avait abattue, il ne la trouva point. Il chercha de tous côtés mais Laska ne croyait pas à ce coup, et feignait seulement de chercher. Lévine accusait Vassenka de sa malechance, mais sans lui il n’était pas plus heureux. Le gibier cependant ne manquait pas mais Lévine ratait un coup après l’autre.

Les rayons obliques du soleil étaient encore chauds ; ses vêtements étaient collés à son corps, sa botte gauche, pleine d’eau, était lourde et s’attachait à la vase ; sur son visage noirci de poudre la sueur coulait à grosses gouttes ; sa bouche était amère ; son nez rempli de l’odeur de poudre ; ses oreilles étaient pleines du bruit incessant des bécasses ; il ne pouvait toucher le canon de son fusil tant il était chaud ; son cœur battait vite ; ses mains tremblaient d’émotion ; ses pieds las butaient contre les mottes de terre, mais Lévine continuait à avancer et à tirer.

Enfin après un coup stupide il posa à terre son fusil et son chapeau :

« Non, il faut se remettre ! » se dit-il.

Il reprit son fusil et son chapeau, appela Laska et sortit du marais. Il s’assit sur une motte de terre, dans un endroit sec, se déchaussa, fit tomber l’eau de ses chaussures, s’approcha du marais où il but de l’eau ayant un goût de rouille, mouilla le canon de son fusil pour le refroidir, et se lava les mains et le visage. Ainsi rafraîchi, il retourna à l’endroit où se trouvaient des bécasses, avec l’intention ferme de ne pas s’énerver.

Il voulait être calme, mais il n’y réussit pas. Son doigt pressait la détente avant qu’il eût visé l’oiseau. Tout allait de plus en plus mal.

Il n’avait dans son carnier que cinq bécasses quand il atteignit le point où Stépan Arkadiévitch devait le rejoindre. Avant d’apercevoir celui-ci il remarqua son chien. Crac, tout noir de la boue du marais, bondit par-dessus une racine d’aune et flaira Laska d’un air triomphant. Derrière Crac, dans l’ombre des aunes parut l’élégant Stépan Arkadiévitch. Il venait vers lui, rouge, en sueur, le col déboutonné, traînant la jambe.

— Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse ? demanda-t-il en souriant gaîment.

— Et toi ? fit Lévine.

Mais il n’avait pas besoin de le demander, et le voyait à son filet plein.

— Pas mauvaise !

Il avait quatorze pièces.

— Quel beau marais ! C’est sans doute Veslovski qui t’a gêné ? Deux, avec un chien, ce n’est pas commode, dit Stépan Arkadiévitch pour adoucir l’effet de son triomphe.