Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/18

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 116-121).


XVIII

Lévine ne pouvait regarder son frère sans émotion, il ne pouvait rester naturel et calme en sa présence ; dès qu’il entrait chez lui, ses yeux et son attention se voilaient inconsciemment et les détails de sa situation lui échappaient. Il remarquait bien la mauvaise odeur, la saleté, le désordre, le malaise, les gémissements, mais il ne voyait pas la possibilité d’y remédier. Il ne lui venait même pas en tête d’essayer d’atténuer les souffrances du malade, de se demander comment sous la couverture était couché ce corps, comment ces genoux, ce dos décharné étaient placés, s’il n’y avait pas moyen de les mieux installer, s’il n’y avait pas quelque chose à faire pour qu’il fût moins mal sinon mieux. Un frisson lui passait dans le dos à la seule pensée de ces détails. Il était indiscutablement convaincu qu’on ne pouvait rien faire ni pour prolonger cette vie ni pour atténuer ces souffrances. Mais le malade sentait mieux encore cette impuissance et s’en irritait, ce qui était d’autant plus pénible pour Lévine. Malheureux dans la chambre du malade, il l’était encore plus lorsqu’il s’en éloignait ; sans cesse et sous divers prétextes, il sortait et rentrait, n’ayant pas la force de rester seul.

Kitty, de son côté, pensait, sentait et agissait tout autrement. À la vue du malade elle éprouva de la pitié, et, dans son cœur de femme, cette pitié, loin de produire l’horreur et le dégoût, comme chez son mari, la porta au contraire à agir, à s’informer des détails de sa situation et à s’efforcer de l’améliorer. Et, ne doutant pas une seconde qu’il était de son devoir de lui porter secours, elle ne douta pas davantage que ce fut possible, et se mit aussitôt à l’œuvre. Ces mêmes détails, qui effrayaient son mari, attirèrent aussitôt son attention. Elle fit chercher un médecin, envoya à la pharmacie, occupa la femme de chambre amenée avec elle et Marie Nikolaievna à balayer, essuyer, épousseter, laver, et elle-même se mit à laver quelque chose et arrangea la couverture. Elle fit apporter ou emporter différentes choses, et, plusieurs fois, sans s’inquiéter des messieurs qu’elle rencontrait sur son chemin, elle alla dans sa chambre en rapportant des draps, des taies d’oreiller, des serviettes, des chemises. Le domestique qui servait le dîner de la table d’hôte aux ingénieurs, répondit plusieurs fois à son appel d’assez mauvaise grâce, mais elle donnait ses ordres avec une si touchante insistance qu’il les exécutait quand même.

Lévine n’approuvait pas tout cela. Il n’en voyait pas l’utilité pour le malade et craignait surtout qu’il ne se fâchât. Mais celui-ci paraissait indifférent, ne se fâchait pas, quoique un peu confus, et suivait avec intérêt ce qu’elle faisait pour lui. Lorsque Lévine rentra de chez le médecin, où Kitty l’avait envoyé, il vit, en ouvrant la porte, qu’on changeait le linge du malade par ordre de Kitty. Le large dos aux omoplates proéminentes, les côtes et les vertèbres saillantes, étaient découverts ; Marie Nikolaievna et le domestique s’embrouillaient dans les manches de la chemise et ne parvenaient pas à y faire entrer les longs bras pendants. Kitty ferma vivement la porte derrière Lévine ; elle ne regardait pas du côté du malade, mais celui-ci poussa un gémissement et elle s’approcha rapidement de lui.

— Faites vite ! dit-elle.

— N’approchez pas ! murmura le malade avec colère, moi-même…

— Que dites-vous ? interrogea Marie Nikolaievna. Mais Kitty entendit et comprit qu’il était gêné de se montrer ainsi devant elle.

— Je ne regarde pas ! Je ne regarde pas ! dit-elle, l’aidant à passer son bras. — Marie Nikolaievna, venez de l’autre côté et aidez-nous, ajouta-t-elle. Je t’en prie, continua-t-elle s’adressant à son mari, va dans la chambre, tu trouveras un flacon dans mon petit sac. Tu sais, dans la petite pochette de côté. Apporte-le, et pendant ce temps nous finirons de ranger ici.

Quand Lévine revint avec le flacon, le malade était couché et autour de lui, tout avait pris un autre aspect. L’odeur âcre avait fait place à celle de vinaigre et de parfum que Kitty répandait en soufflant dans un pulvérisateur ; la poussière avait disparu ; un tapis s’étendait sous le lit ; sur la table étaient rangés des fioles, une carafe d’eau, le linge nécessaire et la broderie anglaise de Kitty ; sur une autre table, près du lit du malade, les potions, une bougie et des poudres. Le malade lui-même, lavé et peigné, était étendu dans des draps propres, la tête soulevée sur des oreillers, et vêtu d’une chemise blanche dont le col entourait son cou extraordinairement maigre. Une nouvelle expression, une expression d’espérance, emplissait ses yeux fixés sur Kitty.

Le médecin ramené par Lévine, qui l’avait trouvé au club, n’était pas celui qui soignait Nicolas Lévine et dont il était mécontent. Le nouveau médecin ausculta le malade, hocha la tête, écrivit une ordonnance et expliqua minutieusement la façon d’administrer les remèdes ainsi que le régime à suivre. Il conseilla des œufs frais presque crus, de l’eau de seltz avec du lait bouilli, à une certaine température. Quand le docteur partit, le malade dit à son frère quelques mots dont il ne comprit que les derniers « ta Katia », mais, à son regard, Lévine comprit qu’il en faisait l’éloge. Il appela ensuite Katia, comme il la nommait.

— Je me sens beaucoup mieux, dit-il. Avec vous je serais guéri depuis longtemps. Comme c’est bien maintenant !

Il lui prit la main et voulut la porter à ses lèvres, mais, craignant de lui être désagréable, il se contenta de la caresser. Kitty prit sa main entre les siennes et la serra.

— Maintenant tournez-moi du côté gauche et allez vous coucher.

Personne n’entendit ce qu’il disait, seule Kitty le comprit, car elle pensait sans cesse à ce qui pouvait lui être utile.

— De l’autre côté, dit-elle à son mari. Il dort toujours de ce côté. Tourne-le, c’est désagréable d’appeler le domestique, moi, je ne puis pas. Et vous, pouvez-vous le soulever ? demanda-t-elle à Marie Nikolaievna.

— J’ai peur, répondit celle-ci.

Lévine, quoique terrifié à l’idée de soulever ce corps effrayant et de l’enlacer sous la couverture, subit l’influence de sa femme et passa ses bras autour du malade avec un air résolu qu’elle lui connaissait bien ; mais, malgré sa force, il fut frappé de l’étrange pesanteur de ses membres décharnés.

Pendant qu’il changeait de côté son frère, qui avait passé ses longs bras maigres autour de son cou, Kitty, sans bruit, retourna vivement les oreillers, les secoua et arrangea la tête du malade dont les rares cheveux étaient de nouveau collés aux tempes.

Le malade retint dans sa main celle de son frère. L’angoisse étreignit Lévine, et quand son frère la portant à ses lèvres la baisa, les sanglots l’étranglèrent et il sortit de la chambre sans pouvoir prononcer un seul mot.