Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 66-70).


X

Le peintre Mikhaïlov était à l’ouvrage quand on lui remit les cartes du comte Vronskï et de Golinitchev. Toute la matinée, il avait travaillé dans son atelier à un grand tableau ; mais en rentrant chez lui, il s’était mis en colère contre sa femme qui n’avait pas su s’arranger avec la propriétaire qui réclamait son dû.

— Je t’ai dit vingt fois de ne pas entamer des explications avec elle. Tu es naturellement sotte, mais quand tu commences à t’expliquer en italien, tu l’es trois fois plus, lui dit-il après une longue discussion.

— Tu n’as qu’à ne pas te laisser endetter. Ce n’est pas de ma faute, à moi. Si j’avais de l’argent…

— Au nom du ciel, laisse-moi la paix ! s’écria Mikhaïlov, les larmes aux yeux ; et il se retira dans sa chambre de travail, séparée de l’autre pièce par une cloison, en ferma la porte et se boucha les oreilles.

« La sotte ! » murmura-t-il, en s’asseyant à sa table. Il ouvrit un carton et se mit à travailler, avec une ardeur particulière, à une étude déjà commencée. Jamais il ne travaillait aussi bien que lorsque ses affaires allaient mal et surtout lorsqu’il venait de se quereller avec sa femme.

« Ah ! si elle pouvait disparaître quelque part ! » pensait-il tout en travaillant.

Il faisait l’esquisse d’un homme en proie à un accès de colère. Il avait fait autrefois une étude du même genre, et cette fois il était mécontent de lui.

« Non, l’autre était mieux, mais où est-elle ? »

Il rentra chez sa femme, et les sourcils froncés, sans la regarder, demanda à sa fille, l’aînée de ses enfants, le dessin qu’il lui avait donné. Le dessin se retrouva, mais barbouillé et couvert de taches de bougie. Néanmoins il l’emporta, le plaça sur sa table, l’examina à distance, en fermant à demi les yeux, puis sourit avec un geste satisfait.

« C’est ça ! c’est ça ! » prononça-t-il. Et saisissant un crayon, il se mit à dessiner rapidement. Une des taches de bougie donnait à son esquisse un aspect nouveau. Il s’en inspira, et, tout d’un coup, il se souvint de la tête énergique, au menton proéminent, du marchand chez lequel il achetait ses cigares, et s’en inspira. Aussitôt, un sourire de satisfaction se peignit sur son visage. L’esquisse cessa d’être une chose vague, morte, pour s’animer, prendre vie, au point qu’il n’y avait plus rien à y ajouter. Tout le personnage était vivant. Il y aurait évidemment quelques retouches à faire ; on pourrait, par exemple, et il le faudrait même, déplacer les jambes, modifier la position du bras gauche, rejeter les cheveux en arrière ; mais toutes ces retouches ne changeraient en rien l’expression générale de la figure, elles ne feraient qu’accentuer son caractère. Ce serait presque la débarrasser des voiles qui la cachaient aux regards. Chaque nouveau trait faisait ressortir davantage l’énergie de la figure, telle qu’elle lui était apparue soudain, grâce à la tache de bougie. Il achevait soigneusement son dessin quand on lui apporta les cartes.

— Tout de suite, tout de suite ! dit-il. Puis il rentra chez sa femme.

— Voyons, Sacha, ne sois pas fâchée, lui dit-il avec un sourire tendre et même craintif. Tu as eu tort, j’ai eu tort aussi. Tout s’arrangera.

Et, réconcilié avec sa femme, il endossa un paletot olive à col de velours, prit son chapeau et partit à son atelier. Il avait déjà oublié son dessin si bien réussi dans la préoccupation que lui causait la visite de ces grands personnages russes venus en calèche pour voir son atelier.

Quant à son tableau qui s’y trouvait exposé, au fond, son opinion était que personne ne serait capable d’en faire un pareil. Ce n’est pas qu’il le crût supérieur aux toiles de Raphaël, mais il était sûr d’y avoir mis tout ce qu’il voulait mettre, et défiait les autres d’en faire autant. Cependant, malgré cette conviction qui datait du jour où il avait commencé cette œuvre, il attachait une très grande importance au jugement du public dont il était ému jusqu’au fond de l’âme. La moindre observation lui montrant que le critique comprenait une petite partie de ce qu’il avait mis dans son tableau, lui causait une réelle émotion. Il attribuait à ces critiques une profondeur de vues qu’il ne possédait pas lui-même, et il s’attendait à leur voir découvrir dans son tableau quelques côtés neufs que lui-même n’y avait pas remarqués. Or, souvent, il lui semblait en trouver dans les opinions du public.

Tandis qu’il s’approchait à grands pas de son atelier, il fut, malgré son émotion, frappé de l’apparition d’Anna, doucement éclairée, debout dans l’ombre du portail, causant avec Golinitchev qui lui-même parlait avec animation, et en même temps s’efforcait d’examiner le peintre qui s’approchait. Celui-ci, sans même en avoir conscience, tout en s’approchant, se logea dans la tête cette impression, pour s’en servir un jour comme du menton de son marchand de cigares.

Les visiteurs, déjà désenchantés sur le compte de l’artiste par les récits de Golinitchev, le furent encore davantage par son extérieur. De taille moyenne, trapu, Mikhaïlov, avec sa démarche agitée, son chapeau marron, son paletot olive et son pantalon étroit, alors que depuis longtemps le pantalon se portait large, leur produisit une impression désagréable encore accrue par la vulgarité de sa large figure et le mélange de timidité et de prétention à la dignité qu’on y lisait.

— Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il cherchant à prendre un air indifférent ; et, pénétrant dans le vestibule, il tira la clef de sa poche et ouvrit la porte.