Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/02

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 12-20).


II

Le jour du mariage, Lévine, selon la coutume (la princesse et Daria Alexandrovna se montraient très strictes sur ce point) ne vit pas sa fiancée. Il dîna à son hôtel en compagnie de trois célibataires, réunis chez lui par hasard : Serge Ivanovitch, Katavassov, son camarade de l’Université, maintenant professeur des sciences naturelles, que Lévine avait rencontré par hasard, dans la rue, comme il rentrait chez lui, enfin Tchirikov, son témoin, juge de paix à Moscou, et son compagnon de chasse.

Le dîner fut très gai. Serge Ivanovitch était d’excellente humeur et s’amusait fort de l’originalité de Katavassov.

Celui-ci, sentant que son originalité était appréciée et comprise, se mit en frais. Tchirikov apportait à tout sa bonne humeur.

— Ainsi, notre ami Constantin Dmitritch, disait Katavassov, en appuyant sur les mots à la manière des professeurs, quel garçon capable c’était ! Je parle au passé, car il n’existe déjà plus. Il aimait la science quand il sortit de l’Université ; il s’intéressait à l’humanité, et maintenant une partie de ses capacités lui sert à se tromper lui-même et l’autre à donner à ses fictions une apparence de vérité.

— Je ne connais pas d’ennemi du mariage plus convaincu que vous, remarqua Serge Ivanovitch.

— Non, je ne suis pas l’ennemi du mariage, je suis l’ami de la division du travail. Les hommes qui ne sont capables de rien faire doivent propager l’espèce, et les autres, contribuer au développement intellectuel, au bonheur de l’humanité. Telle est mon opinion. Nombre de gens prétendent cumuler ces deux fonctions ; pour ma part, je ne suis pas de leur nombre.

— Comme je serais heureux d’apprendre que vous êtes amoureux ! dit Lévine. Je vous en prie, invitez-moi à votre noce.

— Mais je suis déjà amoureux.

— Oui, des lézards… Tu sais, dit Lévine s’adressant à son frère, Mikhaïl Sémionovitch écrit un ouvrage sur la nutrition, et…

— Allons, ne bafouillez pas ! Peu importe ce que j’écris. Mais il est vrai que j’aime les lézards.

— Cela ne vous empêcherait pas d’aimer une femme.

— Non, mais une femme m’empêcherait de les aimer.

— Pourquoi cela ?

— Vous le verrez. Tenez, maintenant vous aimez l’agriculture, la chasse ; eh bien, vous verrez !

— Aujourd’hui j’ai vu Archip, dit Tchirikov ; il m’a dit qu’à Proudnoié il y a beaucoup d’élans et deux ours.

— Eh bien ! vous les chasserez sans moi.

— Tu vois bien ! dit Serge Ivanovitch. Et dorénavant, dis adieu à la chasse à l’ours ; ta femme ne t’y laissera pas aller.

Lévine sourit. L’idée que sa femme ne l’y laisserait pas aller lui était si agréable qu’il était prêt à renoncer pour toujours au plaisir de la chasse à l’ours.

— C’est tout de même dommage qu’on prenne sans vous ces deux ours, dit Tchirikov. Vous souvenez-vous à Kopilovo, la dernière fois ?… Quelle belle chasse ce serait !

Lévine ne voulait pas le désenchanter, ni lui dire que sans elle il n’y avait pour lui rien de bon nulle part. C’est pourquoi il se tut.

— Cette habitude d’enterrer la vie de garçon n’est pas dépourvue de sens ! dit Serge Ivanovitch. Quelque heureux que l’on soit, on regrette toujours sa liberté.

— Avouez que, semblable au fiancé de Gogol, on éprouve l’envie de se sauver par la fenêtre.

— Certainement, mais il ne l’avouera pas, dit Katavassov, riant à gorge déployée.

— Eh bien ! la fenêtre est ouverte… Partons tout droit à Tver ? Il y a un ours, on peut aller le surprendre. Allons ! il y a un train à cinq heures ! Et ici, à la grâce de Dieu ! dit Tchirikov en riant.

— Je vous jure, dit gaiement Lévine, que je ne puis trouver dans mon âme la moindre trace de regret pour ma liberté perdue !

— Oui, votre âme est actuellement un tel chaos que vous n’y pouvez rien trouver, dit Katavassov. Mais attendez qu’un peu d’ordre y soit rentré et alors vous trouverez !

— Non… Je sentirais bien un peu qu’à côté de mon sentiment… de bonheur, (il ne voulut pas dire devant eux, d’amour) je regrette ma liberté… J’éprouve au contraire une très grande joie à la pensée de cette perte de la liberté.

— Ça va mal ! Voilà un malade dont le cas est désespéré ! dit Katavassov. Eh bien ! buvons à sa guérison, ou au moins souhaitons-lui la réalisation d’une centième partie de ses rêves ; et ce sera déjà un bonheur tel qu’il n’en existe pas sur terre !

Peu après le dîner, les convives se retirèrent afin d’avoir le temps de faire leur toilette pour la cérémonie.

Resté seul, Lévine, se rappelant la conversation de ses amis, se demanda de nouveau s’il y avait en son âme ce sentiment de regret de la liberté dont ils parlaient. Et cette idée le fit sourire : « La liberté ? Pourquoi la liberté ? Le bonheur pour moi, c’est de l’aimer, de vivre de ses pensées, de ses désirs à elle, sans aucune liberté. Voilà le bonheur ! »

« Mais puis-je connaître ses pensées, ses désirs, ses sentiments ? » lui murmura tout à coup une voix intérieure. Le sourire disparut de son visage et il devint pensif.

Soudain, un sentiment étrange l’envahit : la peur et le doute, toujours le doute !

« Et si elle ne m’aimait pas ? Et si elle m’épousait uniquement pour se marier ? si elle faisait cela sans même en avoir conscience ? » se demanda-t-il. « Elle peut reconnaître plus tard son erreur, et après le mariage seulement, comprendre qu’elle ne m’aimait pas et ne pouvait m’aimer ? » Et des pensées étranges, blessantes même pour elle, lui venaient en tête. Il se reprenait, comme un an auparavant, à éprouver pour Vronskï un vif sentiment de jalousie ; il se souvenait, comme d’un fait de la veille, de cette soirée où il les avait vus ensemble, et il la soupçonnait de ne lui pas avoir tout avoué.

Il se redressa brusquement.

« Non, je ne puis en rester là, se dit-il avec désespoir. J’irai chez elle, je lui parlerai une dernière fois… Nous sommes encore libres… Ne vaudrait-il pas mieux briser là ? Tout vaut mieux que le malheur de la vie entière, la honte, l’infidélité !… »

Le désespoir dans le cœur et plein de haine envers tous les hommes et envers lui-même, il sortit de l’hôtel et courut chez Kitty. Il la trouva dans une chambre reculée.

Elle était assise sur un coffre et donnait des ordres à sa femme de chambre, en faisant un choix parmi toutes sortes de robes claires étalées sur le dos des chaises et sur le parquet.

— Ah ! s’écria-t-elle, toute rayonnante de joie, en l’apercevant. C’est toi, c’est vous ! (Jusqu’à ce jour, elle lui disait tantôt toi, tantôt vous.) Je ne comptais pas vous voir… Vous voyez, je distribue mes robes de jeune fille…

— Ah ! c’est très bien ! fit-il en jetant un regard sombre sur la femme de chambre.

— Va-t’en, Douniacha, je t’appellerai ! dit Kitty.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle, en le tutoyant résolument, dès que fut sortie la femme de chambre.

Elle avait remarqué son visage bouleversé et se sentait prise de peur.

— Kitty ! Je souffre ! Je ne puis souffrir seul, dit-il, le désespoir dans la voix, en s’arrêtant devant elle et fixant sur elle un regard suppliant.

Il voyait bien à son visage aimant et sincère que ses craintes étaient vaines ; cependant, il avait besoin de le lui entendre dire.

— Je suis venu te dire qu’il n’est pas encore trop tard… que tout peut encore être réparé…

— Quoi ? Je ne comprends pas. Qu’as-tu ?

— Ce que je me suis dit, ce que j’ai pensé des milliers de fois… que je ne suis pas digne de toi… Tu n’as pu consentir à m’épouser… Réfléchis bien… Tu ne peux pas m’aimer… Non… mieux vaut l’avouer… disait-il en la regardant… Je serai malheureux, qu’importe… qu’on dise ce qu’on voudra… tout vaut mieux que le malheur… maintenant, il en est encore temps…

— Je ne comprends pas, répondit-elle effrayée. C’est-à-dire ? Quoi ? Tu veux reprendre ta parole… rompre…

— Oui, si tu ne m’aimes pas.

— Tu es fou ! s’écria-t-elle, en rougissant de dépit.

Mais la vue du visage désolé de Lévine arrêta sa colère, et repoussant les robes qui étaient sur la chaise, elle s’assit plus près de lui.

— Qu’est-ce que tu penses ? Dis-moi tout.

— Je pense que tu ne peux pas m’aimer. Pourquoi m’aimerais-tu ?…

— Mon Dieu ! que puis-je faire ! dit-elle ; et elle fondit en larmes.

— Ah ! Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il, et se jetant à ses genoux, il lui couvrit les mains de baisers.

Quand la princesse, cinq minutes plus tard, entra dans la chambre, elle les trouva déjà complètement reconciliés. Kitty non seulement lui avait affirmé qu’elle l’aimait, mais même lui avait expliqué pourquoi.

Elle l’aimait, lui disait-elle, parce qu’elle le comprenait à fond, parce qu’elle savait ce qu’il devait aimer et que tout ce qu’il aimait était bon et bien. Et Lévine trouva cette explication tout à fait claire.

Quand la princesse entra, ils étaient assis sur le coffre, examinant les robes et discutant sur leur destination. Kitty voulait donner à Douniacha la robe brune qu’elle portait le jour où Lévine l’avait demandée en mariage ; lui, ne voulait pas que cette robe fût donnée à personne et insistait pour que Douniacha reçût la bleue.

— Mais comment ne comprends-tu pas qu’étant brune le bleu ne lui ira pas ; j’y ai déjà pensé…

En apprenant pourquoi Lévine était venu, la princesse le gronda en riant et le renvoya s’habiller ; d’ailleurs, Charles allait venir coiffer Kitty.

— Elle est assez excitée sans cela ; elle ne mange rien, aussi elle enlaidit, et toi, tu viens encore la troubler avec tes bêtises, lui dit-elle. Allons, mon cher, va-t’en !

Lévine honteux et confus, mais rassuré, rentra à l’hôtel. Son frère, Daria Alexandrovna, et Stepan Arkadiévitch, tous en toilette, l’attendaient déjà pour le bénir avec les icônes. Il n’y avait pas de temps à perdre. Daria Alexandrovna devait encore aller chez elle pour prendre son fils, qui, pommadé et frisé, devait porter l’icône avec le fiancé. Ensuite il fallait avoir une autre voiture pour aller chercher les témoins et renvoyer celle qui prendrait Serge Ivanovitch. En général, un jour de mariage, il y a beaucoup de combinaisons très compliquées. Une seule chose était indiscutable, c’est qu’il ne fallait pas perdre de temps, car il était déjà six heures et demie.

La cérémonie de la bénédiction avec l’icône manqua de sérieux. Stepan Arkadiévitch prit une pose solennelle et comique auprès de sa femme ; il leva l’icône et obligea Lévine à se prosterner, pendant qu’il le bénissait avec un sourire affectueux et railleur. Puis il l’embrassa trois fois ; Daria Alexandrovna fit de même ; elle était pressée de partir et s’embrouillait dans les arrangements des voitures.

— Eh bien, voilà ce que nous allons faire : tu vas aller le chercher dans notre voiture. Serge Ivanovitch aura sans doute la bonté de partir tout de suite et de renvoyer la sienne.

— Très volontiers.

— Et nous deux nous viendrons ensemble. Tes bagages sont expédiés ? demanda Stepan Arkadiévitch.

— Oui, répondit Lévine ; et il appela Kouzma pour l’aider à s’habiller.