Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/18

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 390-396).


XVIII

Après sa conversation avec Alexis Alexandrovitch, Vronskï sortit de la maison des Karénine et s’arrêta sur le perron, ne sachant plus où il était, ni s’il devait s’en aller en voiture ou à pied. Il se sentait honteux, humilié, coupable et privé de la possibilité de laver son humiliation. Il se sentait rejeté hors de ce sentier où jusqu’alors il avait marché avec tant d’assurance et de fierté. Toutes les habitudes, toutes les conditions de sa vie, qui jusqu’alors lui avaient semblé inattaquables, lui apparaissaient subitement fausses et mensongères. Le mari trompé, qu’il s’était habitué à regarder comme un être misérable, un obstacle, accidentel et quelque peu ridicule, à son bonheur, se trouvait tout à coup élevé par elle-même, à une hauteur qui inspirait le respect, et ce mari placé si haut ne s’était point montré méchant, faux ou ridicule, mais bon, simple et majestueux. Vronskï ne pouvait se le dissimuler. Les rôles étaient intervertis ; il sentait la hauteur et la droiture de Karénine et se rendait compte de sa propre humiliation et de sa propre bassesse. Il voyait combien le mari, dans sa douleur, était magnanime, et combien lui, Vronskï, était vil et mesquin. Mais cette conscience de son infériorité devant cet homme qu’il avait injustement méprisé n’entrait que pour une faible part dans son malheur.

Ce qui le faisait profondément souffrir, c’était que sa passion pour Anna, qui, les derniers temps, lui semblait s’être refroidie, l’avait repris, depuis qu’elle était en danger de mort, avec une ardeur plus forte que jamais. Il l’avait appréciée entièrement pendant sa maladie. Il avait compris son âme, et il lui semblait ne l’avoir pas aimée jusqu’alors. Et maintenant qu’il la connaissait bien, qu’il l’aimait comme elle le méritait, il était avili devant elle et la perdait pour toujours, en lui laissant un souvenir humiliant. Il se rappelait avec horreur le moment ridicule et honteux où Alexis Alexandrovitch avait écarté ses mains de son visage couvert de honte.

Il était sur le perron de la maison des Karénine, ne sachant dans son embarras ce qu’il devait faire.

— Dois-je faire avancer la voiture ? demanda le portier.

— Oui, la voiture, répondit-il.

Rentré chez lui après trois nuits sans sommeil, Vronskï s’étendit tout habillé sur le divan, les bras croisés en dessous de la tête. Il éprouvait une sensation de pesanteur au cerveau. Des images, des souvenirs, des pensées étranges s’y succédaient avec une rapidité et une lucidité extraordinaires : tantôt, c’était la potion qu’il versait à la malade et qui débordait de la cuiller trop pleine ; tantôt c’était les bras blancs de la sage-femme ; tantôt la pose d’Alexis Alexandrovitch sur le parquet, devant le lit.

« M’endormir ! oublier ! » se dit-il, avec la calme assurance d’un homme sain, qui a conscience, lorsqu’il est fatigué et veut dormir, de trouver le sommeil immédiatement. Et, en effet, au même moment ses idées s’embrouillèrent et il se sentit tomber dans l’abîme de l’oubli. Les ondes de la vie inconsciente commençaient à se refermer au-dessus de sa tête, quand, soudain, une violente secousse, semblable à une décharge électrique, s’abattit sur lui. Il tressaillit si fort, qu’il sauta sur les ressorts du divan et dans son effroi, s’appuyant sur les bras, il se trouva à genoux, les yeux aussi largement ouverts que s’il n’avait jamais dormi. La lourdeur de tête et la faiblesse des membres qu’il ressentait une minute auparavant, avaient disparu tout d’un coup.

« Vous pouvez me traîner dans la boue. » Il lui semblait entendre ces paroles d’Alexis Alexandrovitch qu’il croyait avoir devant lui. Et il voyait le visage d’Anna, rouge de fièvre, et ses yeux brillants qui regardaient avec tendresse et amour non pas lui, mais Alexis Alexandrovitch. Il voyait sa propre physionomie stupide et ridicule, ainsi qu’elle devait l’être quand Alexis Alexandrovitch lui avait écarté les mains.

Il s’allongea de nouveau, et, reprenant la même pose qu’auparavant, il se jeta sur le divan et ferma les yeux.

« Dormir, dormir ! » se répétait-il. Mais, les yeux fermés, il voyait encore plus nettement le visage d’Anna, tel qu’il lui était apparu, le soir mémorable des courses. « C’est impossible, cela ne sera pas. Elle veut effacer cela de son souvenir. Et moi, je ne puis vivre ainsi ! Comment donc nous réconcilier ? Oui, comment nous réconcilier ? » prononca-t-il à haute voix, et, inconsciemment, il se mit à répéter ces paroles. Cette répétition des mots empêchait l’apparition des nouvelles images et des nouveaux souvenirs qui assiégeaient son cerveau. Mais ce répit ne fut pas de longue durée. De nouveau, les souvenirs des moments les plus heureux du passé mêlés à ceux de sa récente humiliation se succédèrent dans son esprit avec une rapidité extraordinaire.

« Écarte tes mains ! » disait la voix d’Anna. Il les écartait et sentait combien avait dû être ridicule et stupide l’expression de son visage. Il restait couché, tâchant de s’endormir, bien qu’il n’en eût pas même l’espoir, et il répétait sans interruption, à voix basse, le même mot d’une phrase quelconque, espérant empêcher ainsi l’apparition de nouvelles images. Il écoutait et entendait ces mots répétés dans un murmure étrange, hallucinant : « Tu n’as pas su apprécier, tu n’as pas su profiter ! Tu n’as pas su profiter ! »

« Qu’est-ce donc ? Est-ce que je deviens fou ? se dit-il. Peut-être. C’est ainsi qu’on devient fou, c’est ainsi qu’on se suicide ! » se répondit-il. Et, ouvrant les yeux, avec étonnement il aperçut près de sa tête un coussin brodé, travail de Varia, la femme de son frère. Il toucha la frange du coussin et tâcha de se représenter Varia, telle qu’il l’avait vue la dernière fois. Mais il lui était pénible de penser à quelque chose d’étranger à sa peine. « Non ! il faut s’endormir ! » Et rapprochant le coussin, il y enfouit sa tête, mais il devait faire un grand effort pour tenir ses yeux fermés. Soudain, il sursauta et s’assit. « Tout est fini pour moi, se dit-il. Il me faut réfléchir et prendre une décision. Que me reste-t-il à faire ? » Sa pensée parcourut rapidement toute sa vie en dehors de son amour pour Anna.

« L’ambition ? Serpoukhovskoï ? Le monde ? La cour ? » Il ne pouvait s’arrêter sur rien. Tout cela avait un sens auparavant, mais maintenant n’existait plus pour lui. Il se leva, enleva son veston, dégrafa sa ceinture et découvrant sa poitrine velue afin de respirer plus librement, se mit à marcher dans la chambre. « C’est ainsi qu’on devient fou, se répétait-il, et qu’on se tue pour échapper à la honte », ajouta-t-il lentement. Il alla vers la porte et la referma. Puis, le regard fixe, les dents serrées, il s’approcha de la table, saisit un revolver, le regarda et devint pensif. Pendant deux minutes, il resta debout, le revolver à la main, immobile, la tête baissée, semblant réfléchir profondément. « Sans doute », se dit-il, comme si cette conclusion était pour lui le résultat d’un long raisonnement plein de logique et de clarté. En réalité, ce sans doute convaincant pour lui n’était que la conséquence de la répétition du même cercle des souvenirs et des représentations qu’il avait parcouru déjà une dizaine de fois depuis un moment. C’étaient les mêmes souvenirs du bonheur perdu pour toujours, la même apparence de stupidité pour tout ce que lui réservait la vie, la même conscience de son humiliation. C’était la même filiation de ces représentations et de ces sentiments.

« Sans doute », se répéta-t-il, quand pour la troisième fois ses pensées se concentrèrent de nouveau dans le même cercle fermé de ses souvenirs et de ses idées. Et il appuya le revolver sur le côté gauche de la poitrine, puis l’éloignant brusquement de tout le bras, il serra fortement la main et pressa la détente. Il n’entendit pas le bruit du coup, mais ressentit dans la poitrine un choc très violent qui le renversa. En voulant se retenir au bord de la table, il laissa tomber le revolver, puis il chancela et s’affaissa sur le parquet en regardant avec étonnement autour de lui. Il ne reconnaissait pas sa chambre, ni les pieds contournés de la table, ni le panier à papiers, ni la peau de tigre qu’il regardait. Les pas de son domestique, accourant au salon, le firent se ressaisir. Il fit un effort de pensée et comprit qu’il était par terre, puis apercevant du sang sur la peau de tigre et sur ses mains, il eut conscience de s’être tiré un coup de revolver.

« Stupide ! je me suis manqué ! » prononça-t-il, en cherchant avec la main son arme. Le revolver était près de lui, mais il cherchait plus loin. En se penchant pour chercher de l’autre côté, il perdit l’équilibre et tomba de nouveau, baigné dans son sang.

Le valet, un garçon plein d’élégance, portant favoris, qui souvent s’était plaint à ses camarades de la faiblesse de ses nerfs, fut si effrayé à la vue de son maître gisant à terre, qu’il le laissa perdre son sang et courut chercher du secours.

Une heure après, Varia, la belle-sœur de Vronskï, arriva ; assistée de trois médecins, qu’on avait mandés de tous côtés et qui arrivaient tous au même moment, elle parvint à mettre le blessé dans son lit et resta près de lui pour le soigner.