Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 349-355).


XIII

Quand on quitta la table, Lévine voulut suivre Kitty au salon, mais craignant que son assiduité ne lui fût désagréable, il resta avec les hommes et prit part à la conversation générale ; mais sans regarder Kitty, il sentait ses mouvements, ses regards et la place où elle se trouvait au salon.

Déjà, et sans le moindre effort, il remplissait la promesse qu’il lui avait faite de toujours penser du bien de son prochain et d’aimer tout le monde.

La conversation tomba sur la commune, dans laquelle Pestzov voyait un principe quelconque, particulier, qu’il appelait le principe collectif. Lévine n’était d’accord ni avec Pestzov, ni avec son frère, mais il causait avec eux, tâchant seulement de les concilier et d’adoucir leurs expressions. Il ne s’intéressait nullement à ce qu’il disait lui-même, encore moins à ce que disaient les autres, et ne désirait qu’une chose : que tout le monde fût content. Il savait maintenant qu’une seule personne avait de l’importance pour lui ; du salon où elle se trouvait d’abord, il la sentit s’avancer puis s’arrêter près de la porte. Sans se retourner, il sentit son regard fixé sur lui, il sentit qu’elle souriait et ne put s’empêcher de se retourner. Elle se trouvait à la porte avec Stcherbatzkï et le regardait.

— Je pensais que vous alliez vous mettre au piano, dit-il en s’approchant d’elle. Voilà ce qui me manque à la campagne, la musique.

— Non, nous venions seulement vous chercher, et je vous remercie d’être venu, dit-elle en le gratifiant d’un sourire. À quoi bon discuter ? Jamais on ne peut se convaincre.

— Oui, c’est vrai, dit Lévine. Le plus souvent on discute chaleureusement sans comprendre ce que veut prouver l’adversaire.

Lévine avait souvent remarqué que dans les discussions entre gens même très intelligents, après de grands efforts de logique et beaucoup de mots, les interlocuteurs arrivent à conclure que ce qu’ils avaient eu tant de peine à se prouver l’un l’autre, leur était connu depuis longtemps et bien avant le début de la discussion, mais qu’ayant des sympathies différentes ils ne voulaient pas prendre parti ouvertement, afin de ne pas avoir le dessous dans la discussion. Il avait souvent constaté que parfois, au cours d’une discussion, on comprend ce que l’adversaire avance et que tout d’un coup on en vient à avoir les mêmes préférences que lui : si l’on en convient aussitôt, tous les raisonnements tombent d’un même coup, et l’on n’aboutit qu’à prouver le contraire de ce que l’on voulait ; si au contraire on fait connaître ses préférences en les étayant sur des raisonnements, si surtout l’on s’exprime clairement et franchement, tout à coup, l’adversaire se rend et abandonne la discussion. C’est ce qu’il avait voulu dire.

Elle fronça les sourcils en tâchant de saisir sa pensée ; mais dès les premiers mots, elle le comprit :

— Je comprends, dit-elle, il faut savoir pourquoi ils discutent, ce qu’ils aiment, et alors…

Elle avait complètement exprimé sa pensée, cependant mal formulée.

Lévine sourit, joyeusement émerveillé du contraste saisissant entre la discussion si emballée de Pestzov et de son frère, et cette explication, pleine de concision et de clarté, des pensées les plus compliquées.

Stcherbatzkï s’éloigna d’eux et Kitty s’approcha de la table à jeu ouverte ; elle s’assit, et, prenant la craie, se mit à tracer sur la toile cirée verte, neuve, des cercles fantaisistes.

Ils reprirent la conversation sur la liberté et le travail des femmes.

Lévine trouvait avec Daria Alexandrovna qu’une jeune fille qui ne se marie pas trouve toujours à s’occuper dans la famille.

Il le prouvait en constatant qu’aucune famille ne peut se passer d’aide, et que, dans chaque famille, pauvre ou riche, il y a toujours soit des bonnes payées, soit des parentes.

— Non, dit Kitty en rougissant mais le regardant de ses yeux francs : une jeune fille peut être dans une situation telle qu’elle ne puisse, sans humiliation, entrer dans une famille, et elle-même…

Il comprit l’allusion.

— Ah ! oui, dit-il, oui, oui, vous avez raison.

Et il comprit tout ce que pendant le dîner Pestzov voulait prouver en parlant de la liberté des femmes, seulement parce qu’il voyait dans l’âme de Kitty la crainte du célibat et de l’humiliation. Son amour le rendit clairvoyant, et aussitôt il renonça à ses raisons.

Ils se turent. Elle continuait à tracer des lignes sur la table ; ses yeux brillaient. Lévine, s’abandonnant à ses impressions, sentait grandir son bonheur.

— Ah ! j’ai sali toute la table, dit-elle en posant la craie ; et elle fit un mouvement pour se lever.

« Comment rester seul sans elle ? » pensa-t-il avec effroi, et il prit la craie.

— Attendez, dit-il, s’approchant de la table. Il y a longtemps que je voulais vous demander quelque chose.

Elle le regarda franchement et ses yeux avaient une expression tendre bien qu’effrayée.

— Demandez, je vous prie.

— Voilà, dit-il ; et il écrivit les lettres : q. v. a. r. c. i. c. s. j. o. a. dont chacune était le commencement d’un mot. Ces lettres signifiaient : « Quand vous avez répondu : c’est impossible, cela signifiait-il jamais, ou alors ? »

Il y avait peu de chances qu’elle comprît cette phrase compliquée, mais il la regardait d’un air si suppliant quelle la comprit.

Elle le regarda sérieusement, appuya son front plissé sur sa main et se mit à lire. De temps en temps, elle le regardait, semblant demander : « Est-ce bien cela ? »

— J’ai compris, dit-elle en rougissant.

— Quel est ce mot ? demanda-t-il en désignant le j qui voulait dire jamais.

Jamais, dit-elle, mais ce n’est pas vrai.

Il effaça rapidement ce qu’il avait écrit, lui donna la craie et se leva. Elle écrivit à son tour : a. j. n. p. r. a.

En apercevant Kitty, la craie à la main, regardant Lévine avec un sourire à la fois timide et heureux, en voyant la belle tête de celui-ci penchée sur la table, et ses yeux brûlants tantôt fixés sur la table, tantôt sur Kitty, Dolly se sentit consolée de la peine que lui avait causée sa conversation avec Alexis Alexandrovitch.

Soudain, le visage de Lévine s’illumina. Il avait compris ce que les lettres signifiaient : « Alors je ne pouvais répondre autrement. »

Il la regarda interrogativement, timidement.

— Seulement alors ?

— Oui, répondit son sourire.

— Et… m… maintenant ?

— Eh bien, lisez. Je vais écrire ce que je désirerais le plus.

Elle écrivit : q. v. p. o. e. p. c. q. f. Cela signifiait : « Que vous pussiez oublier et pardonner ce qui fut. »

Il saisit la craie d’une main tremblante, et la cassant, il écrivit les premières lettres de la phrase suivante : « Je n’ai rien à oublier, rien à pardonner. Je n’ai jamais cessé de vous aimer. »

Elle le regarda et son sourire s’arrêta.

— J’ai compris, dit-elle tout bas.

Il s’assit et écrivit encore une longue phrase. Elle la comprit toute, sans lui rien demander. Puis elle prit la craie et répondit aussitôt.

Tout d’abord, il ne pouvait comprendre ce qu’elle avait écrit et la regardait souvent… Le bonheur l’étourdissait. Il ne pouvait se représenter les mots qu’elle pensait, mais dans ses yeux brillants de bonheur il comprit tout ce qu’il devait savoir. Et il écrivit trois lettres. Mais avant qu’il eût achevé elle comprit, et termina elle-même la demande puis répondit : « Oui. »

— Vous jouez au secrétaire ? dit le vieux prince s’approchant d’eux. Eh bien, cependant, si tu veux aller au théâtre, il est temps de partir.

Lévine se leva et accompagna Kitty jusqu’à la porte.

Dans leur conversation ils s’étaient tout dit ; elle lui avait avoué qu’elle l’aimait et qu’elle préviendrait ses parents de sa visite pour le lendemain matin.