Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/09

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 318-328).


IX

Cinq heures avaient sonné, et quelques invités étaient déjà arrivés, quand parut le maître de céans lui-même. Il rentrait avec Serge Ivanovitch Koznichev et M. Pestzov, qu’il avait rencontrés sur le perron. C’étaient, comme les appelait Oblonskï, les deux principaux représentants de l’intelligence de Moscou. Tous deux étaient fort respectables et par leur caractère et par leur esprit. Ils s’estimaient mutuellement, bien qu’ils fussent en désaccord presque sur tout, non pas en raison de leurs opinions différentes, mais précisément parce qu’ils étaient du même camp, c’était du moins l’avis de leurs adversaires : chacun d’eux avait sa nuance. Et comme il n’y a rien qui conduise moins à la conciliation que le désaccord dans les discussions abstraites, non seulement ils ne tombaient jamais d’accord sur un point quelconque, mais même depuis longtemps ils étaient habitués à se fâcher, à se railler l’un l’autre pour leur erreur incorrigible. Ils entraient, causant du beau temps, quand Stépan Arkadiévitch les avait joints.

Dans le salon se trouvaient déjà le prince Alexandre D. Stcherbatzkï, le jeune Stcherbatzkï, Tourovtzine, Kitty, Karénine. Stépan Arkadiévitch vit aussitôt qu’en son absence au salon, cela ne marchait pas. Daria Alexandrovna, en robe de soie grise, préoccupée évidemment des enfants qui devaient dîner seuls dans leur chambre et de l’absence de son mari, ne savait comment animer cette société. Tous étaient assis (selon l’expression du vieux prince) comme des femmes de popes en visite, visiblement étonnés de se trouver réunis là et s’efforçant de prononcer des mots pour ne pas rester muets. Le bonhomme Tourovtzine paraissait ne pas se sentir dans sa sphère, et le sourire de ses lèvres charnues avec lequel il accueillit Stépan Arkadiévitch, sembla dire : « Eh bien, mon cher ! tu m’as mis là avec des gens bien amusants ; les libations du Château des fleurs sont certainement plus dans mes goûts ! »

Le vieux prince était assis et lançait de côté des regards brillants vers Karénine ; Stépan Arkadiévitch comprit qu’il avait déjà inventé quelque bon mot, pour caractériser cet homme d’État, en l’honneur duquel, comme pour un sterlet, on avait convié ces hôtes. Kitty regardait la porte en se maîtrisant afin de ne pas rougir à l’entrée de Constantin Lévine.

Le jeune Stcherbatzkï, qu’on n’avait pas présenté à Karénine, s’efforcait de montrer qu’il n’en était nullement gêné.

Karénine lui-même, suivant l’habitude de Pétersbourg, aux dîners où il y a des dames, était en habit et cravate blanche, et Stépan Arkadiévitch vit bien à sa physionomie qu’il n’était venu que pour tenir sa parole, mais que c’était pour lui un devoir pénible. C’était surtout sa présence qui glaçait tous les invités avant l’arrivée de Stépan Arkadiévitch.

En entrant au salon, celui-ci s’excusa de son retard, accusa le prince qui était le bouc émissaire de tous ses retards et, en un clin d’œil, mit à l’aise tous les convives. Il rapprocha Alexis Alexandrovitch de Serge Koznichev en leur fournissant comme sujet de conversation la russification de la Pologne ; Pestzov se joignit à eux. Tapant sur l’épaule de Tourovtzine, Oblonskï lui souffla quelque plaisanterie à l’oreille et le mit à côté de sa femme et du vieux prince et fit ensuite des compliments à Kitty sur sa beauté, puis il présenta Stcherbatzkï à Karénine. Bref, il mit si bien tout le monde à l’aise, que le salon perdit son aspect morose et que la conversation devint pleine d’animation. Il ne manquait plus que Constantin Lévine. Mais cette absence tombait à merveille, car, en sortant de la salle à manger, Stépan Arkadiévitch s’aperçut, avec horreur, que le porto et le xérès venaient de chez Desprès et non pas de chez Löwe ; il donna donc l’ordre d’envoyer au plus vite le cocher chez Löwe ; ceci fait, il se disposa à rentrer au salon.

Dans la salle à manger, il rencontra Constantin Lévine.

— Ne suis-je pas en retard ?

— Peux-tu ne pas être en retard ? dit Stépan Arkadiévitch en le prenant sous le bras.

— Il y a beaucoup de monde chez toi ? Qui ? demanda Lévine en rougissant malgré lui et époussetant avec son gant la neige de son chapeau.

— Tous les nôtres. Kitty est ici. Viens. Je te présenterai à Karénine.

Stépan Arkadiévitch, malgré son libéralisme, savait combien était flatteuse une présentation à Karénine ; c’est pourquoi il en régalait ses meilleurs amis. Mais, en ce moment, Constantin Lévine n’était pas à même d’apprécier tout le plaisir de cette connaissance. Il n’avait pas vu Kitty depuis cette soirée mémorable où il s’était rencontré avec Vronskï, à part le moment où il l’avait aperçue sur la grand’route. Bien qu’il fût, au fond de son âme, sûr de la rencontrer ici aujourd’hui, il s’était efforcé de garder toute sa liberté de pensée, cherchant à se convaincre qu’il ne savait rien. Mais maintenant, en apprenant qu’elle était là, il ressentit tout à coup une telle joie et en même temps une telle crainte que la respiration lui manqua et qu’il ne put prononcer les paroles qu’il voulait dire.

« Comment est-elle, pensa-t-il, comment est-elle ? Comme autrefois ou comme je l’ai vue en voiture ? Et si Daria Alexandrovna avait dit vrai ? »

— Ah ! je t’en prie, présente-moi à Karénine, prononça-t-il avec effort.

Et, d’un pas désespéré et résolu, il entra au salon ; aussitôt il l’aperçut.

Elle n’était ni comme autrefois, ni comme il l’avait vue en voiture. Elle était tout à fait différente.

Elle paraissait effrayée, timide, gênée, et cette attitude contribuait à la rendre encore plus ravissante. Elle l’aperçut dès qu’il entra au salon. Elle l’attendait. Elle était heureuse ; mais son trouble fut si grand au moment où il s’approcha de la maîtresse de la maison et la regarda de nouveau, qu’elle faillit pleurer ; Dolly et Lévine le remarquèrent. Elle rougit, pâlit, rougit de nouveau puis resta immobile, remuant à peine les lèvres, attendant qu’il vînt à elle. À part le léger tremblement des lèvres et l’humidité qui voilait ses yeux tout en ajoutant à leur éclat, son sourire était presque calme quand elle dit :

— Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus !

Et avec une résolution désespérée, elle serra dans sa main froide la main que lui tendait Lévine.

— Vous ne m’avez pas vu, mais moi je vous ai vue, dit-il, tout radieux. Je vous ai vue quand vous vous rendiez de la gare à Ergouchovo.

— Quand ? fit-elle, étonnée.

— Vous alliez à Ergouchovo, dit Lévine, sentant déborder la joie qui emplissait son cœur.

« Comment ai-je pu douter de l’innocence des sentiments de cette créature touchante ! Oui, on dirait que Daria Alexandrovna a dit vrai, » pensa-t-il.

Stépan Arkadiévitch le prit sous le bras et le mena à Karénine.

— Permettez-moi de vous présenter…

Et il les nomma.

— Enchanté de vous rencontrer de nouveau, dit froidement Alexis Alexandrovitch en serrant la main de Lévine.

— Vous vous connaissez donc ? demanda Stépan Arkadiévitch.

— Nous avons passé ensemble trois heures en wagon, dit en souriant Lévine. Mais nous nous sommes quittés aussi intrigués qu’au bal masqué, moi du moins.

— Ah ! voilà ! S’il vous plaît… dit Stépan Arkadiévitch en désignant la direction de la salle à manger.

Les messieurs passèrent dans la salle à manger et s’approchèrent de la table aux hors-d’œuvre, où se trouvaient six sortes d’eaux-de-vie, autant de sortes de fromages, avec de petits couteaux d’argent et sans couteaux, différents caviars et harengs, des conserves de toutes sortes et des plats de petites tartines de pain français.

Les hommes se tenaient devant l’eau-de-vie et les hors-d’œuvre et la conversation sur la russification de la Pologne entre Serge Ivanovitch Koznichev, Karénine et Pestzov, s’éteignait dans l’attente du dîner.

Serge Ivanovitch, qui savait mieux que personne mettre fin à la discussion la plus abstraite et la plus sérieuse par une fine plaisanterie, modifiant ainsi infailliblement l’impression des interlocuteurs, eut alors recours à ce moyen.

Alexis Alexandrovitch tâchait de prouver que la russification de la Pologne n’est possible à réaliser qu’au moyen de l’introduction des principes supérieurs par l’administration russe. Pestzov soutenait qu’un peuple ne peut en absorber un autre que s’il est plus nombreux, que si sa population est plus dense.

Koznichev, avec certaines restrictions, acceptait les deux avis ; et au moment où l’on sortit du salon, pour mettre un terme à la discussion, il dit en souriant :

— Aussi, pour russifier les populations étrangères, n’y a-t-il qu’un seul moyen, faire le plus d’enfants possible. Voilà mon opinion. Sous ce rapport, mon frère et moi nous agissons fort mal. Quant à vous, messieurs, vous surtout, Stépan Arkadiévitch, vous vous conduisez en vrais patriotes. Combien en avez-vous ? demanda-t-il au maître de la maison.

Et souriant gaiement, il lui tendit un petit verre. Tout le monde se mit à rire et Stépan Arkadiévitch tout le premier.

— Oui, oui, c’est le meilleur moyen, dit-il tout en mangeant le fromage et versant une eau-de-vie spéciale dans le petit verre qu’on lui tendait.

Cette boutade mit fin à la discussion sur une impression de gaieté.

— Ce fromage n’est pas mauvais, en voulez-vous ? dit Oblonskï.

Puis s’adressant à Lévine :

— Est-ce que tu fais encore de la gymnastique ? demanda-t-il en lui tâtant de la main gauche le biceps.

Lévine sourit, contracta son bras et sous les doigts de Stépan Arkadiévitch, une saillie ronde et dure comme l’acier se souleva sous l’étoffe fine.

— En voilà un biceps ! Quel Samson !

— Il doit falloir une grande force pour chasser l’ours, dit Alexis Alexandrovitch, qui avait les conceptions les plus vagues sur la chasse.

Et prenant du fromage, il se mit à déchirer les tranches de pain fines comme des toiles d’araignées. Lévine sourit.

— Il n’est pas besoin de beaucoup de force ; un enfant peut tuer un ours.

Et il s’écarta, en s’inclinant légèrement devant les dames qui, avec la maîtresse de la maison, s’approchaient de la table des hors-d’œuvre.

— On m’a dit que vous aviez tué un ours ? dit Kitty en s’efforçant vainement d’attraper, avec une fourchette, les champignons qui s’obstinaient à glisser et en secouant la dentelle qui laissait entrevoir sa main blanche.

— Est-ce qu’il y a des ours chez vous ? ajouta-t-elle tournant à demi vers lui sa charmante tête souriante.

Ses paroles paraissaient bien simples, néanmoins tandis qu’elle les prononçait, chaque son de sa voix, chaque mouvement de ses lèvres, de ses yeux, de sa main, revêtait pour lui une importance considérable. Il y avait en ses paroles une prière, un aveu de confiance, une caresse tendre et timide, une promesse, une espérance et une preuve d’amour évidente et qui l’étouffait de bonheur.

— Non, nous sommes allés, pour cela, dans le gouvernement de Tver. En revenant de là, j’ai rencontré, dans le train, votre beau-frère, ou plutôt le beau-frère de votre beau-frère, dit-il avec un sourire. Ce fut une rencontre très drôle.

Et gaiement, plaisamment, il raconta comment, ne pouvant dormir de la nuit, il était entré, en pelisse courte, dans le coupé d’Alexis Alexandrovitch.

— Le conducteur, en dépit du proverbe, me jugeant sur mon habit, voulut me mettre dehors ; mais alors je le pris de haut… vous aussi, d’ailleurs, dit-il, s’adressant à Karénine dont il avait oublié le nom. — En voyant ma pelisse courte, aviez-vous bonne envie de me chasser ? Cependant, vous avez pris mon parti, ce dont je vous suis très reconnaissant.

— En général, les droits des voyageurs au choix de leurs places sont très mal définis, dit Alexis Alexandrovitch en essuyant avec son mouchoir le bout de ses doigts.

— J’ai bien vu que vous étiez indécis sur mon compte, dit Lévine en souriant gaiement. Mais je me suis hâté d’entamer une conversation sérieuse pour faire oublier ma pelisse.

Serge Ivanovitch, tout en continuant de causer avec le maître de la maison, écoutait son frère d’une oreille et le regardait de côté, pensant : « D’où lui vient donc aujourd’hui cet air conquérant ? »

Il ne savait pas que Lévine se sentait pousser des ailes. Lévine savait qu’elle écoutait ses paroles, quelle prenait plaisir à l’écouter et rien en dehors de cela ne l’intéressait. Non seulement dans cette chambre, mais dans le monde entier, il n’y avait que lui-même et elle. Il avait la sensation de se trouver à une hauteur vertigineuse tandis qu’en bas, très loin, se trouvaient ce bon et charmant Karénine, Oblonskï et tout le reste de la société.

Tout tranquillement, sans avoir l’air d’y prendre garde, mais comme s’il n’y avait plus d’autre place, Stépan Arkadiévitch mit Lévine et Kitty à côté l’un de l’autre.

— Eh bien ! viens donc te mettre ici, dit-il à Lévine.

Le menu était aussi remarquable que la vaisselle, dont Stépan Arkadiévitch était grand amateur. Le potage Marie-Louise était admirablement réussi ; les petites bouchées, qui fondaient dans la bouche, étaient irréprochables. Deux valets et Matthieu, en cravate blanche, faisaient le service adroitement et sans bruit. À tous les points de vue le dîner fut réussi. Tantôt générale, tantôt particulière, la conversation ne chôma pas et à la fin du dîner elle était tellement bien partie que les messieurs se levèrent de table en continuant de causer, et qu’Alexis Alexandrovitch lui-même s’animait.