Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/02

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 264-267).


II

En rentrant chez lui Vronskï trouva un billet d’Anna :

« Je suis malade et malheureuse, écrivait-elle. Je ne puis sortir mais je ne puis non plus rester davantage sans vous voir. À sept heures Alexis Alexandrovitch va au Conseil ; il y restera jusqu’à dix heures. »

Cette invitation à venir chez elle, malgré la défense expresse de son mari de le recevoir, lui parut étrange ; néanmoins, après un moment d’hésitation, il résolut d’y aller. Cet hiver, Vronskï avait été promu colonel ; il avait quitté le régiment et vivait seul.

Après le déjeuner, il s’allongea sur son divan ; au bout de quelques minutes ses idées s’obscurcirent, le souvenir des scènes répugnantes auxquelles il avait assisté les jours précédents se confondit dans son esprit avec celui d’Anna et celui d’un paysan qui avait joué un rôle très important pendant la chasse à l’ours ; finalement il s’endormit. Il s’éveilla dans l’obscurité, tremblant de peur, et hâtivement alluma une bougie. « Qu’y a-t-il donc ? se demanda-t-il. Quoi ? Qu’ai-je donc vu de si terrible en rêve ? Oui, oui, c’était ce paysan, petit et sale, avec sa barbe embroussaillée ; il se penchait pour faire je ne sais quoi, et tout d’un coup, il s’est mis à prononcer en français des paroles étranges. Oui, c’est bien là tout ce que j’ai rêvé, se dit-il. Mais qu’y a-t-il de si terrible à cela ? » Il se rappela de nouveau le paysan et les mots incompréhensibles qu’il avait prononcés, et un frisson d’horreur lui glaça le dos.

« Quelle folie ! » pensa-t-il, et il regarda sa montre. Il était déjà huit heures et demie. Il sonna son valet, s’habilla hâtivement et sortit. À peine fut-il sur le perron qu’il avait déjà tout à fait oublié son rêve, tourmenté seulement par la crainte d’être en retard.

En approchant de la maison des Karénine, il consulta de nouveau sa montre, et vit qu’il était neuf heures dix. Une voiture haute et étroite, attelée de deux chevaux gris, se trouvait près du perron. Vronskï reconnut la voiture d’Anna. « Elle va chez moi, pensa-t-il, et en effet cela vaudrait mieux. Il m’est très désagréable d’entrer dans cette maison ; mais qu’importe, je ne puis pas avoir l’air de me cacher… » et du mouvement d’un homme habitué depuis l’enfance à ne s’embarrasser de rien, Vronskï sortit du traîneau et s’approcha de l’entrée. À ce moment la porte s’ouvrit et le suisse, un plaid à la main, appela la voiture. Bien que peu habitué à s’attacher aux détails, Vronskï remarqua toutefois l’expression d’étonnement avec laquelle le suisse le regarda. Dans la porte même, il se heurta presque à Alexis Alexandrovitch. Un bec de gaz éclairait en plein son visage pâle et vieilli. Il était coiffé d’un chapeau noir et portait une cravate dont la blancheur ressortait vivement sous le col de loutre de son pardessus. Les yeux immobiles et ternes de Karénine se fixèrent sur le visage de Vronskï. Celui-ci salua, et Alexis Alexandrovitch, tout en remuant les lèvres, porta la main à son chapeau et passa.

Vronskï le vit monter en voiture sans se retourner, s’asseoir, prendre par la portière le plaid et la jumelle, et disparaître. Au moment où il entra dans l’antichambre ses sourcils étaient froncés et ses yeux brillaient d’un éclat méchant et orgueilleux. « Quelle situation ! pensait-il. Si encore il voulait lutter, défendre son honneur, je pourrais agir, exprimer mes sentiments, mais que faire devant cette faiblesse ou cette lâcheté ?… Il m’oblige à le tromper, ce que je n’ai jamais voulu, ce que je ne veux pas ! »

Depuis l’explication qu’il avait eue avec Anna dans le jardin Vrédé, les idées de Vronskï avaient entièrement changé. Dominé par la faiblesse d’Anna, qui s’était donnée à lui tout entière et n’attendait que de lui la décision de son sort, il avait depuis longtemps cessé d’envisager comme possible la rupture qu’il avait prévue tout d’abord. De nouveau il avait fait le sacrifice de ses rêves d’ambition, son activité cessait d’avoir un but défini et il s’abandonnait tout entier à ses sentiments dont, de plus en plus, il devenait l’esclave. De l’antichambre, il entendit les pas éloignés d’Anna, il comprit qu’après être restée aux aguets pour l’attendre elle retournait au salon.

— Non ! s’écria-t-elle en l’apercevant et, dès les premiers mots quelle prononça, ses yeux s’emplirent de larmes. — Non, cela ne peut durer davantage !

— Qu’y a-t-il donc, mon amie ?

— Il y a que depuis une heure, peut-être deux, j’attends, je suis dans les transes. Mais je ne veux pas… je ne peux pas me fâcher contre toi. Il t’a sans doute été impossible… Non, je ne me fâcherai pas !

Elle appuya ses deux mains sur ses épaules et le regarda longuement, ses yeux profonds et pleins d’admiration semblaient vouloir scruter le fond de son âme.

Elle étudiait son visage pour le temps pendant lequel elle ne l’avait pas vu, et, comme à chaque rendez-vous, elle comparait l’impression présente à l’image quelle s’était retracée de lui en imagination, image infiniment supérieure à la réalité.