Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/31

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 242-249).


XXXI

Quand il fut au milieu de l’escalier, Lévine crut entendre dans l’antichambre un léger toussotement qu’il connaissait bien, néanmoins le bruit de ses pas l’empêchait de percevoir distinctement ce bruit, en sorte qu’il espéra s’être trompé. Quelques instants après il aperçut une silhouette longue et osseuse, qu’il ne pouvait méconnaître ; il n’en conserva pas moins l’espoir de s’être trompé tant il redoutait de reconnaître son frère Nicolas en cet individu de haute taille qui se débarrassait de sa pelisse en toussant.

Malgré toute l’amitié qu’il avait pour son frère, Lévine ressentait toujours une pénible impression à se trouver en sa compagnie. En l’état actuel, en raison des idées qui hantaient son cerveau et par suite de la réflexion d’Agafia Mikhaïlovna, il éprouvait en son esprit une telle sensation de chaos qu’une rencontre avec son frère lui paraissait particulièrement pénible. Au lieu d’un étranger gai et bien portant, dont la visite, il l’espérait du moins, aurait apporté quelque amélioration à son trouble moral, il allait se trouver en présence de son frère qui le connaissait à fond et qui allait l’obliger à fouiller jusque dans ses pensées les plus intimes pour lui fournir des explications sur ses projets, ce qu’il ne voulait à aucun prix. Tout en se reprochant ces mauvais sentiments, Lévine arriva dans le vestibule. Dès qu’il fut près de son frère, sa déception fit place à la pitié. Bien que sa maigreur et son aspect maladif fussent déjà terribles auparavant, Nicolas semblait maintenant plus décharné et plus souffrant que jamais. Il n’avait plus que la peau sur les os !

Debout dans le vestibule, agitant ses longs bras maigres pour dérouler son cache-nez, il souriait d’un sourire étrange et maladif ; devant cette attitude douce et résignée Lévine sentit l’émotion lui serrer la gorge.

— Me voilà chez toi ! dit Nicolas d’une voix sourde, et sans détacher une seconde ses yeux du visage de son frère, je voulais venir depuis longtemps, mais, j’étais souffrant ; maintenant je suis bien remis, dit-il en lissant sa barbe de sa main longue et décharnée.

— Oui, oui, fit Lévine, et son effroi s’accrut encore quand, en embrassant son frère, il sentit sous ses lèvres la sécheresse de sa peau et vit de tout près l’éclat étrange de ses grands yeux.

Quelques semaines auparavant, Constantin Lévine avait écrit à son frère pour l’informer qu’après la vente de la petite portion de terre restée indivise entre eux, il aurait à lui remettre sa part, soit à peu près deux mille roubles.

Nicolas venait précisément pour toucher cet argent ; il désirait surtout revoir le berceau de ses jeunes années et fouler le sol natal, afin d’y puiser, comme le héros de l’antiquité, des forces pour l’activité future. Bien qu’il fût très voûté et d’une excessive maigreur qu’accentuait encore sa haute taille, ses mouvements avaient conservé leur vivacité et leur élégance,

Lévine le conduisit dans son cabinet de travail. Contrairement à ses habitudes antérieures Nicolas mit à sa toilette un soin minutieux, il peigna sa rude chevelure, et tout souriant monta dans les chambres. Il était de cette humeur joyeuse et tendre, que son frère avait souvent remarquée chez lui dans son enfance. Il allait même jusqu’à parler sans colère de Serge Ivanovitch. Il plaisanta avec Agafia Mikhaïlovna, et lui demanda des nouvelles des vieux domestiques.

La nouvelle de la mort de Parfène Denisitch sembla l’impressionner désagréablement : son visage exprima un sentiment d’effroi ; mais il se ressaisit aussitôt.

— Il était déjà vieux, dit-il, et, changeant de conversation, il reprit : — Eh bien ! je vais passer un mois ou deux avec toi, j’irai ensuite à Moscou, où Miagkov m’a promis une place, et j’entrerai en fonctions. Je veux désormais arranger ma vie tout autrement, continua-t-il. — À propos, tu sais, j’ai chassé cette femme…

— Maria Nikolaïevna ? Comment ? Pourquoi ?

— C’était vraiment une mauvaise femme ! Elle m’a causé beaucoup d’ennuis.

Il n’en dit pas davantage. Il ne pouvait dire d’ailleurs que s’il avait chassé Maria Nikolaïevna, c’était uniquement parce qu’elle lui servait du thé trop faible, et, parce qu’elle le traitait trop en malade.

— En somme j’ai l’intention de transformer complètement mon genre de vie. J’ai fait des sottises, j’en conviens ; mais qui n’en fait pas ? En réalité, la fortune est peu de chose ; aussi, je ne la regrette pas. Le principal est d’avoir la santé, et, Dieu merci, la mienne s’améliore sensiblement. Lévine écoutait son frère mais ne trouvait rien à lui répondre. Cette attitude n’échappa point à Nicolas qui se mit à l’interroger sur ses propres affaires ; ce fut avec joie que Lévine saisit cette occasion de parler de lui-même ; délivré de toute contrainte, il exposa à son frère ses projets et la façon dont il comptait les réaliser.

Celui-ci l’écoutait distraitement.

Ces deux hommes se tenaient de si près, que le moindre mouvement, la moindre inflexion de la voix leur en disait plus que tout ce qu’ils pouvaient exprimer par des paroles.

Une même pensée les occupait tous les deux à ce moment — la maladie et la mort prochaine de Nicolas — et cette pensée à elle seule absorbait toutes les autres. Mais ni l’un ni l’autre n’osait y faire allusion, c’est pourquoi leur conversation n’exprimait nullement le fond de leur pensée.

Jamais Lévine ne vit arriver avec autant de soulagement la fin de la soirée et le moment d’aller se coucher. Jamais avec aucun étranger, dans aucune visite officielle, il n’avait été moins naturel ni plus faux que ce soir. Et la conscience qu’il avait de cette attitude, tout en l’affligeant profondément, n’aboutissait qu’à le rendre plus faux encore. Alors qu’il ressentait un violent chagrin à la vue de ce frère bien aimé au seuil de la tombe, il lui fallait écouter et discuter avec lui les projets qu’il formait pour l’avenir.

Comme la maison était humide et qu’il n’y avait pas de pièce chauffée, Lévine partagea sa chambre avec son frère qu’il fit coucher de l’autre côté du paravent.

Nicolas se mit au lit mais dormit mal ; à la façon des malades, il se retournait, toussotait, marmottait des mots sans suite. Parfois, il soupirait lourdement et s’écriait : « Ah ! mon Dieu ! » Puis, quand les crachats l’étouffaient, il grommelait avec dépit : « Eh ! diable ! »

Lévine demeura longtemps sans dormir ; tout en l’écoutant, mille pensées traversaient son cerveau, mais toutes le ramenaient à l’idée de la mort.

La mort ! la fin inévitable de tout ! C’était la première fois qu’elle lui apparaissait dans sa puissance inexorable. Et cette mort était là, dans ce frère aimé, — qui gémissait dans le sommeil, en invoquant tour à tour Dieu et le diable, — cette mort était plus proche de lui qu’il ne l’avait cru jusqu’ici. Elle était en lui-même, il le sentait ; si elle ne le prenait pas aujourd’hui, ce serait sans doute demain, peut-être aussi ne serait-ce que dans trente ans, qu’importe le moment ? Qu’était-ce donc que cette mort inéluctable, non seulement il l’ignorait, mais jamais encore il n’y avait songé, jamais même il n’avait osé la regarder en face.

« Je travaille, se disait-il, je poursuis un but et j’omets que tout a une fin et que le suprême but est la mort. »

Il se tenait accroupi sur son lit, dans l’obscurité, les jambes repliées, les bras enlaçant les genoux, et retenait son souffle pour mieux réfléchir. Mais plus il concentrait sa pensée, plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie, il n’avait omis que ce léger détail, la mort, qui viendrait mettre fin à tout fatalement, si bien qu’il était inutile de rien entreprendre. C’était terrible, mais c’était ainsi !

« Mais je suis encore vivant, que faut-il donc que je fasse maintenant, que faut-il que je fasse ? » se dit-il avec désespoir. Il alluma la bougie, se leva sans bruit et s’approcha du miroir :

Il examina sa chevelure et son visage : sur les tempes il avait des cheveux blancs. Il ouvrit la bouche, ses dents du fond commençaient à se carier ; il regarda alors ses bras musclés et constata qu’ils étaient pleins de vigueur. Mais Nikolenka qui respirait auprès de lui avec le peu de poumon qui lui restait n’avait-il pas aussi un corps vigoureux ? Et tout à coup, il se rappela qu’étant enfants, ils couchaient ensemble et attendaient avec impatience que Féodor Bogdanovitch fût sorti de la chambre pour se lancer les oreillers et rire de si bon cœur, que la crainte même de Féodor Bogdanovitch ne pouvait arrêter cette exubérance, ce débordement de gaieté. « Et que sommes-nous devenus maintenant ? Le voilà, lui, avec cette poitrine creuse et enfoncée… et moi avec mon doute et mon ignorance de l’avenir… »

— Ah ! ah ! ah ! Diable ! Qu’est-ce que tu fais donc là-bas ? Pourquoi ne dors-tu pas ? demanda son frère.

— Je ne sais, l’insomnie…

— Moi, j’ai fort bien dormi, et maintenant je ne transpire plus. Tâte plutôt sous ma chemise, je suis sec.

Lévine le toucha puis s’en alla derrière le paravent et souffla la bougie ; mais pendant longtemps encore il ne put s’endormir. Le problème de la vie ne s’expliquait à ses yeux que pour faire place à un nouveau problème insoluble, celui de la mort.

« Oui, il se meurt ! Il va mourir au printemps. Mais que puis-je faire pour le soulager ? Que puisje lui dire ? Que sais-je ? N’avais-je pas moi-même oublié qu’il faut mourir ? »