Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/06

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 42-47).


VI

Maschkine-Vierkh était terminé ; on venait de finir le dernier rang, et gaiement tous les travailleurs s’en retournaient chez eux.

Lévine monta à cheval et, disant avec regret adieu aux paysans, prit le chemin de la maison. Sur la hauteur il se retourna : mais le brouillard qui s’élevait l’empêcha de les voir ; il entendit seulement leurs voix gaies et rudes, leurs rires et le bruit des faux qui se heurtaient.

Serge Ivanovitch avait dîné depuis longtemps : il était dans sa chambre et prenait une citronnade glacée en parcourant les journaux et les revues que venait d’apporter le courrier, lorsque Lévine, les cheveux collés aux tempes, le dos et la poitrine tout mouillés par la transpiration, pénétra joyeusement dans la chambre.

— Nous avons terminé toute la prairie ! C’est vraiment bien ! C’est remarquable ! Que faisais-tu ? dit Lévine qui ne pensait plus du tout à la conversation désagréable de la veille.

— Mon Dieu ! De quoi as-tu l’air ? dit Serge Ivanovitch qui tout d’abord regardait son frère d’un œil mécontent.

— Mais ferme donc la porte ! Ferme la porte ! s’écria-t-il. Je parie que tu en as laissé entrer une dizaine !…

Serge Ivanovitch détestait les mouches ; il n’ouvrait les fenêtres de sa chambre que la nuit et en tenait toujours les portes soigneusement fermées.

— Pas une seule n’est entrée, je t’assure. Au reste s’il y en a, je les attraperai. Tu ne peux t’imaginer le plaisir que j’ai pris ? Comment as-tu passé la journée ?

— Moi, très bien. Alors tu as fauché toute la journée ? Il me semble que tu dois avoir une faim de loup. Kouzma t’a tout préparé.

— Non, je ne veux rien prendre ; j’ai mangé là-bas, mais je vais aller me laver.

— Eh bien, va, va ; j’irai te rejoindre tout à l’heure, dit Serge Ivanovitch, regardant son frère et hochant la tête. — Va, va donc plus vite ! ajouta-t-il en souriant, et, ramassant ses livres, il se prépara à le suivre. Subitement la gaieté l’avait repris et il ne voulait pas quitter son frère.

— Eh bien ! où étais-tu pendant la pluie ?

— Quelle pluie ? Il est à peine tombé quelques gouttes. Attends-moi, je reviens dans un instant. Alors tu as bien passé ta journée ? Tant mieux ! tant mieux ! Et Lévine partit s’habiller.

Cinq minutes après les deux frères se retrouvèrent dans la salle à manger. Lévine croyait n’avoir pas faim, cependant il s’assit devant la table qu’avait préparée Kouzma et quand il eut commencé à manger, le dîner lui parut excellent.

Serge Ivanovitch le regardait en souriant.

— Ah ! oui ! Il y a une lettre pour toi, dit-il. Kouzma ! monte donc la lettre ; mais n’oublie pas de fermer la porte.

La lettre était d’Oblonskï et venait de Pétersbourg. Lévine la lut à haute voix. « J’ai reçu une lettre de Dolly, écrivait-il. Elle est à Ergouchovo où elle ne parvient pas à s’installer. Va donc la voir, je te prie, et aide-la de tes conseils, toi qui connais tout. Elle est si malheureuse toute seule. Ma belle-mère et sa famille sont encore à l’étranger. »

— C’est bon ; j’irai la voir, dit Lévine. Si nous y allions ensemble ? Elle est si gentille, n’est-ce pas ?

— Est-ce loin d’ici ?

— Une trentaine de verstes, peut-être quarante. Mais la route est superbe. Cela nous fera une charmante promenade.

— Volontiers, dit Serge Ivanovitch toujours souriant.

La vue de son frère cadet le rendait joyeux.

— Eh bien ! Tu en as un appétit ! dit-il en regardant son visage humide et rouge et son cou penché sur l’assiette.

— C’est admirable ! Tu ne peux t’imaginer quel magnifique régime contre toutes les sottises. Je veux enrichir la médecine d’un terme nouveau : Arbeitscur.

— Il me semble que toi, tu n’en as pas besoin !

— Oui, mais cela pourrait être d’une certaine efficacité contre les diverses maladies nerveuses…

— En effet, il faut en faire l’expérience. J’ai voulu aller vous regarder faucher, mais la chaleur était si insupportable que je ne suis pas allé au delà du bois. Chemin faisant j’ai rencontré ta nourrice que j’ai questionnée sur ce que pensent de toi les paysans. Si je l’ai bien comprise, ils ne t’approuvent pas. « Ce n’est pas l’affaire des maîtres ! » m’a-t-elle dit. En général, je crois que le peuple a des idées très arrêtées sur une certaine activité qu’il appelle « celle des maîtres » et il n’admet pas que ceux-ci sortent du cadre qu’il leur a tracé dans son imagination.

— Peut-être. Je n’en ai pas moins éprouvé un plaisir comme jamais jusqu’ici je n’en avais éprouvé. Et, en définitive, il n’y a rien de mal à cela, dit Lévine. Tant pis si cela leur déplaît. D’ailleurs cela n’a aucune importance, n’est-ce pas ?

— En somme, dit Serge Ivanovitch, je vois que tu es très content de ta journée ?

— Enchanté. Nous avons fauché toute la prairie, et je me suis lié avec un vieillard bien curieux ! Tu ne peux t’imaginer ; il est charmant !…

— Eh bien ! si tu es content de ta journée je le suis aussi de la mienne. Premièrement, j’ai résolu deux problèmes d’échecs dont l’un est très intéressant, il s’ouvre par les pions ; je te le montrerai ; et ensuite, j’ai réfléchi à notre conversation d’hier.

— Comment ? La conversation d’hier ? dit Lévine, les yeux à demi fermés ; il était essoufflé après le dîner, et incapable de se rappeler la discussion de la veille.

— Je trouve que tu as un peu raison. Notre désaccord tient à ce que toi tu prends comme mobile l’intérêt personnel, tandis que moi, j’estime que tout homme, arrivé à un certain degré intellectuel, ne doit viser que l’intérêt général. Il se peut que tu aies raison en disant que l’activité matérielle, intéressée personnellement, serait peut-être la plus désirable. En général, tu es une nature trop primesautière, comme disent les Français, tu veux l’activité énergique, passionnée, ou rien du tout.

Lévine écoutait son frère mais ne comprenait pas et ne cherchait pas à comprendre ce qu’il disait, il ne craignait qu’une chose, c’est que son frère ne lui posât une question ; car il aurait ainsi la preuve qu’il n’écoutait point.

— C’est ainsi, mon ami, dit Serge Ivanovitch en lui frappant l’épaule.

— Oui, sans doute, mais du reste je ne prétends pas être dans le vrai, dit Lévine avec un sourire d’enfant coupable.

« Quel était donc le sujet de notre discussion ? » pensait Lévine. « Il a sans doute raison, moi aussi ; alors tout va bien. Mais il faut que j’aille au bureau donner des ordres. »

Il se leva, et s’étira en souriant.

Serge Ivanovitch sourit aussi.

— Si tu vas te promener je t’accompagne, dit-il, ne voulant pas se séparer de son frère qui respirait la fraîcheur et la santé. Allons ensemble au bureau si tu as besoin d’y aller.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup Lévine si vivement que Serge Ivanovitch en fut effrayé.

— Qu’as-tu ? Qu’as-tu ?

— Et la main d’Agafia Mikhaïlovna ? dit Lévine en se frappant le front. — Je l’avais oubliée.

— Elle va beaucoup mieux.

— C’est égal, je vais la voir ; le temps que tu prennes ton chapeau, je serai de retour.

Et il descendit l’escalier en faisant claquer joyeusement ses talons.