Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/33

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 468-475).


XXXIII

Kitty fit aussi la connaissance de madame Stahl, et cette connaissance, jointe à l’amitié de Varenka, non seulement eut sur elle une grande influence, mais la consola de ses chagrins. Elle trouvait cette consolation parce que cette connaissance lui avait découvert un monde tout nouveau qui n’avait rien de commun avec son passé, un monde supérieur et beau de la hauteur duquel on pouvait tranquillement contempler ce passé. Elle comprenait qu’en dehors de la vie instinctive, à laquelle jusqu’alors elle s’était adonnée, il existait aussi une vie spirituelle. Cette vie se révélait par la religion, mais par une religion n’ayant rien de commun avec celle que connaissait Kitty depuis son enfance et qui se traduisait par la messe le matin, l’office du soir à la maison des Veuves, où on pouvait rencontrer des connaissances, et l’étude par cœur, avec les prêtres, des textes slaves. C’était une religion supérieure, mystérieuse, liée à une série de belles pensées et de sentiments, à laquelle non seulement on pouvait croire, parce que c’était ordonné, mais qu’on pouvait aimer. Kitty n’apprit point tout cela par des paroles. Madame Stahl causait avec elle comme avec une charmante enfant qu’on admire comme un souvenir de sa propre jeunesse ; une fois seulement elle mentionna que dans toutes les douleurs humaines, la consolation est donnée par l’amour et la foi, ajoutant que pour le Christ compatissant il n’existe pas de douleur minime ; et aussitôt, elle passa à un autre sujet. Mais, dans chacun de ses mouvements, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses regards, « célestes », comme disait Kitty, et surtout dans toute l’histoire de sa vie qu’elle connaissait par Varenka, elle apprenait « ce qui était important », et qu’elle ignorait jusqu’ici.

Mais si élevé que fût le caractère de madame Stahl, si touchante que fût son histoire, si digne et si tendre que fût sa parole, Kitty remarquait en elle des traits qui l’étonnaient. Elle remarquait qu’en parlant de ses parents, madame Stahl avait un sourire méprisant, ce qui était contraire à la bonté chrétienne. Elle remarquait encore, quand elle rencontrait chez madame Stahl un prêtre catholique, que celle-ci tenait soigneusement son visage dans l’ombre de l’abat-jour et souriait d’une façon particulière. Si peu graves que fussent ces observations, Kitty en éprouvait de la gêne, et elle finissait par douter un peu de madame Stahl. Mais en revanche, Varenka, seule, sans parents, sans amis, qui, avec son triste désenchantement ne désirait rien, ne regrettait rien, était pour elle cette perfection idéale à laquelle elle rêvait d’atteindre. En observant Varenka elle avait compris qu’il fallait seulement, pour être heureuse et bonne, s’oublier, aimer les autres. Et Kitty voulait y parvenir.

Ayant enfin compris ce qui était le plus important, Kitty ne se contentait plus de l’admirer, mais aussitôt, de toute son âme, elle s’adonnait à cette nouvelle vie qui s’ouvrait devant elle. D’après les récits de Varenka sur ce que faisaient madame Stahl et les autres, Kitty s’était tracé le plan de sa vie future. Elle décida qu’à l’exemple de la nièce de madame Stahl, Aline, dont Varenka lui avait beaucoup parlé, n’importe où elle serait elle chercherait les malheureux, leur viendrait en aide, leur distribuerait des évangiles, qu’elle lirait aux malades, aux criminels, aux mourants. L’idée de la lecture de l’évangile aux criminels, comme le faisait Aline, la séduisait particulièrement. Mais tout cela n’étaient que rêveries mystiques, que Kitty ne confiait ni à sa mère ni même à Varenka.

Cependant, en attendant la réalisation en grand de ses projets, Kitty, aux eaux, où il y avait tant de malades et d’affligés, trouvait déjà de fréquentes occasions, en imitant Varenka, de mettre en pratique ses nouvelles résolutions.

Tout d’abord la princesse remarqua seulement que Kitty se trouvait sous la forte influence de « son engouement » pour madame Stahl et surtout pour Varenka. Elle voyait que Kitty non seulement imitait cette dernière dans son activité, mais qu’involontairement elle prenait sa démarche, ses façons de parler, de cligner les yeux, mais, ensuite la princesse s’aperçut qu’indépendamment du charme, une sérieuse transformation s’était accomplie dans son âme.

La princesse voyait sa fille lire pendant des soirées entières l’évangile, en français, que lui avait donné madame Stahl, ce qu’elle ne faisait jamais auparavant ; qu’elle évitait le monde et se rapprochait des malades sous la protection de Varenka, et sortait avec la famille pauvre d’un peintre malade, nommé Pétrov. Kitty paraissait flère de remplir dans cette famille les devoirs de sœur de charité. Tout cela était fort bien et la princesse n’avait point d’objections à y faire, d’autant plus que la femme de Pétrov était une femme très distinguée et qu’une grande-duchesse qui avait remarqué l’activité de Kitty, l’en félicitait et l’appelait l’ange consolateur. Enfin c’eût été parfait sans l’exagération, mais la princesse voyait que sa fille tombait dans l’extrême et elle lui dit :

Il ne faut jamais rien outrer.

Mais Kitty ne lui répondit rien. Elle pensait en elle-même qu’on ne saurait trop faire dans l’œuvre chrétienne. Comment pouvait-on tomber dans l’exagération en suivant la doctrine qui ordonne de tendre l’autre joue quand l’une est souffletée, de donner sa chemise quand on vous demande un vêtement. Mais ce zèle déplaisait à la princesse, et d’autant plus que Kitty, comme elle le sentait, ne voulait pas lui ouvrir son âme.

En effet, Kitty lui cachait ses nouvelles idées, ses nouveaux sentiments. Elle les cachait non par manque de respect et d’affection pour sa mère, mais précisément parce que c’était sa mère. À toute autre plutôt qu’à celle-ci elle les eût révélés.

— Il y a longtemps qu’Anna Pavlovna n’est pas venue chez nous, dit un jour la princesse en parlant de madame Pétrov. Je l’ai invitée, elle paraît mécontente de quelque chose.

— Mais je ne l’ai pas remarqué, maman, dit Kitty en rougissant.

— Il y a longtemps que tu n’es allée chez eux ?

— Demain nous devons faire une promenade dans la montagne, répondit Kitty.

— Bien, allez, dit la princesse en fixant le visage confus de sa fille et tâchant de deviner la cause de sa confusion.

Le même jour Varenka vint dîner et raconta qu’Anna Pavlovna avait réfléchi et n’irait pas faire la promenade dans la montagne. Et la princesse remarqua que Kitty rougissait de nouveau.

— Kitty, n’y a-t-il rien eu de désagréable entre toi et les Pétrov ? demanda la princesse restée seule avec sa fille. Pourquoi a-t-elle cessé d’envoyer ses enfants et de venir chez nous ?

Kitty répondit qu’il n’y avait rien eu entre eux et qu’elle ne comprenait pas du tout pourquoi Anna Pavlovna paraissait fâchée contre elle. Kitty disait vrai, elle ignorait la cause du changement d’attitude d’Anna Pavlovna envers elle, mais elle le devinait. Et ce qu’elle devinait elle ne pouvait pas plus le dire à sa mère qu’elle ne pouvait se le dire à elle-même. C’était une de ces choses qu’on sent mais qu’on ne peut formuler, même à soi-même, tant il est horrible et honteux de se tromper.

Souvent et sans cesse, elle cherchait dans ses souvenirs quels avaient été ses rapports avec cette famille. Elle se rappelait la joie naïve qui s’était exprimée à leur rencontre sur le bon visage rond de madame Pétrov ; elle se souvenait de leurs conversations secrètes sur le malade, de leurs complots pour l’empêcher de travailler — ce qui lui était défendu — et le faire promener ; elle pensait à l’affection du petit garçon qui l’appelait « ma Kitty » et ne voulait pas aller se coucher sans elle. Mais il n’y avait rien de mal en tout cela ! Ensuite, elle se rappelait le visage amaigri de Pétrov, son long cou, dans son veston brun, ses cheveux rares, bouclés, ses yeux bleus interrogateurs, qui, au commencement, effrayaient Kitty, et ses tentatives pénibles de paraître vif et animé en sa présence. Elle se rappelait ses efforts, les premiers temps, pour vaincre la répugnance qu’elle éprouvait pour lui comme pour tous les poitrinaires, la gêne qu’elle éprouvait à inventer des conversations. Elle se rappelait les regards timides, attendris, qu’il avait pour elle ; le sentiment étrange de compassion et de souffrance, qu’elle ressentait ensuite, et la joie de se sentir bonne qu’elle en avait éprouvée.

Comme tout cela était bon ! Ce fut ainsi au début ; mais, depuis quelques jours, tout s’était gâté, Anna Pavlovna avait reçu Kitty avec une amabilité feinte et ne cessait de les observer, elle et son mari.

Était-ce sa joie touchante à son approche qui causait la froideur d’Anna Pavlovna ?

« Oui, se rappelait-elle. Anna Pavlovna n’était pas naturelle, elle n’avait pas sa bonté coutumière quand, avant-hier, elle disait avec dépit : « Ah ! il vous attendait impatiemment. Il n’a pas voulu prendre le café sans vous, bien qu’il soit très faible. » Oui, il lui a même été désagréable que je lui donne son plaid. Tout cela est si simple, mais il a accepté si maladivement, il a remercié si longuement, que je me suis sentie gênée. Et puis mon portrait qu’il a si bien fait ; et surtout ce regard confus et tendre ! Oui, oui, c’est ça, se répétait Kitty avec horreur. Non, c’est impossible ! Cela ne peut être ! Il est si malheureux ! »

Ce doute empoisonnait le charme de sa nouvelle vie.