Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/31

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 453-458).


XXXI

Le temps était vilain : il avait plu toute la matinée, et les malades avec leurs parapluies se pressaient dans la galerie. Kitty se promenait avec sa mère et le colonel de Moscou qui paradait dans un costume européen acheté tout confectionné à Francfort. Ils marchaient d’un côté de la galerie en tâchant d’éviter Lévine qui se promenait de l’autre. Varenka en robe sombre, coiffée d’un chapeau noir à bord rabattu, se promenait avec une Française aveugle, d’un bout à l’autre de la galerie, et, chaque fois qu’elle croisait Kitty, elle lui jetait un regard amical.

— Maman, puis-je lui adresser la parole ? dit Kitty qui suivait des yeux son amie inconnue et entrevoyait la possibilité de la rencontrer à la source où les uns et les autres se rendaient.

— Oui, si tu veux, mais auparavant je me renseignerai sur elle et moi-même commencerai à lui parler, répondit la mère. Qu’as-tu trouvé en elle de particulier ? C’est une dame de compagnie, probablement. Si tu veux, je ferai connaissance avec madame Stahl, j’ai connu sa belle-sœur, dit la princesse en levant fièrement la tête.

Kitty savait que sa mère était un peu froissée de ce que madame Stahl paraissait éviter de faire sa connaissance. Elle n’insista pas.

— Elle a un charme extraordinaire, dit-elle en regardant Varenka pendant que celle-ci faisait boire la Française. Regardez comme en elle tout est simple et charmant !

— Tu es drôle avec tes engouements, dit la princesse. Non, mieux vaut retourner, ajouta-t-elle en remarquant Lévine et sa compagne qui venaient de leur côté en compagnie du docteur allemand, avec qui Lévine discutait à haute voix et d’un ton irrité.

Elles avaient à peine eu le temps de se retourner qu’elles entendirent non plus une conversation à haute voix mais de véritables cris. Lévine, qui s’était arrêté, vociférait et le docteur lui-même se laissait emporter. Les gens s’attroupaient autour d’eux. La princesse et Kitty se hâtèrent de s’éloigner et le colonel se joignit à la foule pour savoir de quoi il s’agissait.

Quelques minutes après il revint près d’elles.

— Qu’y avait-il donc là-bas ? demanda la princesse.

— C’est honteux ! répondit le colonel. À l’ étranger on ne craint rien autant que de se rencontrer avec des Russes. Ce monsieur, de haute taille, a injurié le docteur, parce que celui-ci ne le soigne pas comme il l’entend. Il a même levé sa canne. C’est honteux, tout simplement !

— Ah ! comme c’est désagréable ! dit la princesse. Eh bien, comment cela s’est-il terminé ?

— Il faut remercier Dieu que cette Russe s’en soit mêlée, celle qui a ce chapeau en forme de champignon, ce doit-être une Russe, fit le colonel.

— Mademoiselle Varenka ? demanda joyeusement Kitty.

— Oui, oui. Elle est accourue plus vite que les autres, elle a pris ce monsieur sous le bras et l’a emmené.

— Vous voyez, maman, dit Kitty, et vous vous étonnez que je l’admire.

Dès le lendemain, en observant son amie inconnue, Kitty remarqua qu’elle avait envers Lévine et sa compagne la même attitude qu’envers ses autres protégés.

Elle s’approchait d’eux, leur parlait, se faisait l’interprète de la femme qui ne parlait aucune langue étrangère.

Kitty se mit à insister davantage près de sa mère pour qu’elle lui fit faire connaissance avec Varenka. Et si désagréable que ce fût pour la princesse de faire les premières avances à madame Stahl, qui se permettait une attitude orgueilleuse, elle prit des renseignements sur Varenka, jugea d’après eux qu’il n’y avait rien de fâcheux à faire sa connaissance, et, la première, elle aborda Varenka.

Profitant du moment où sa famille était à la source et Varenka arrêtée devant la boulangerie, la princesse s’approcha d’elle.

— Permettez-moi de faire votre connaissance, dit-elle avec un sourire digne. Ma fille est amoureuse de vous. Vous ne me connaissez peut-être pas. Je…

— C’est plus que réciproque, princesse, répondit hâtivement Varenka.

— Quel grand service vous avez rendu hier à votre malheureux compatriote ! dit la princesse.

Varenka rougit.

— Je ne me rappelle pas ; il me semble que je n’ai rien fait, dit-elle.

— Comment ! Mais vous avez évité des ennuis à ce Lévine.

— Oui, sa compagne m’a appelée. J’ai tâché de le calmer. Il est bien malade et mécontent de son médecin. Et moi j’ai l’habitude de soigner les malades.

— Oui, j’ai entendu dire que vous vivez à Menton avec votre tante, madame Stahl. J’ai connu sa belle-sœur.

— Non, madame Stahl n’est pas ma tante, je l’appelle maman, mais ne lui suis pas parente. Elle m’a élevée, répondit Varenka en rougissant de nouveau.

Elle avait dit cela si simplement, avec tant de charme, l’expression de son visage était si franche que la princesse comprit pourquoi Kitty aimait Varenka.

— Eh bien, que fait ce Lévine ? demanda la princesse.

— Il part, répondit Varenka.

À ce moment, Kitty venant de la source accourait, toute joyeuse que sa mère eût fait connaissance avec la jeune fille.

— Eh bien Kitty, ton grand désir de faire connaissance avec mademoiselle…

— Varenka, dit en souriant la jeune fille, tout le monde m’appelle ainsi.

Kitty, rouge de plaisir, serra longuement, en silence, la main de sa nouvelle amie, qui ne répondait pas à la pression de sa main mais lui abandonnait la sienne. Cependant le visage de mademoiselle Varenka s’éclairait d’un sourire doux, joyeux, bien qu’un peu triste, qui découvrit de fortes et belles dents.

— Moi-même je désirais depuis longtemps… dit-elle.

— Mais vous êtes si occupée !…

— Ah ! pas du tout, au contraire, je n’ai aucune occupation, répondit Varenka.

Mais au même moment elle dut quitter ses nouvelles connaissances parce que deux jeunes filles russes, les filles d’un malade, accouraient vers elle.

— Varenka ! maman vous appelle ! criaient-elles.

Et Varenka les suivit.