Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 342-347).


XV

Le lieu de la chasse n’était pas loin de la rivière, dans un jeune bois. Près de la forêt, Lévine descendit et conduisit Oblonskï sur une petite clairière moussue déjà débarrassée de la neige ; lui-même alla à l’autre bout, vers un bouleau au tronc dédoublé et, y appuyant son fusil, il ôta son cafetan, serra sa ceinture, et essaya les mouvements de ses bras.

La vieille et grise Laska, qui le suivait pas à pas, s’assit prudemment en face de lui et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière la forêt et à la lumière des rayons du couchant, les petits bouleaux se dessinaient nettement avec leurs branches pendantes, leurs bourgeons gonflés, prêts à éclater. De la forêt épaisse, encore couverte de neige, on percevait le faible murmure de l’eau coulant en ruisselets. Les petits oiseaux gazouillaient et voletaient d’un arbre à l’autre.

Dans les intervalles de silence absolu on entendait le bruissement des feuilles de l’année précédente que déplaçait la neige fondante, et celui de la croissance de l’herbe. « Comment ! On entend et voit croître l’herbe ! » se dit Lévine en remarquant une feuille humide de tremble, de couleur ardoisée, qui s’agitait près d’une toute petite et toute jeune herbe. Il était debout, écoutait et regardait tantôt en bas sur la terre mouillée couverte de mousse, tantôt Laska aux aguets, tantôt les cimes dépouillées de la forêt qui s’étendait devant lui sur la colline, tantôt le ciel couvert de traînées blanches de nuages. Un épervier, sans se hâter, en agitant les ailes, vola au-dessus de la forêt lointaine, un autre qui suivait la même direction disparut. Les oiseaux gazouillaient de plus en plus fort dans les bosquets. Non loin criait un hibou et Laska, en tressaillant, faisait quelques pas, penchait la tête de côté et commençait à écouter. Le coucou chantait de l’autre côté de la rivière, deux fois il poussa un cri, puis voulut poursuivre et s’embrouilla.

— Comment ! Déjà le coucou ? dit Stépan Arkadiévitch sortant de son buisson.

— Oui, j’entends, répondit Lévine, mécontent de rompre le silence de la forêt. Maintenant ce ne sera pas long.

Stépan Arkadiévitch disparut de nouveau dans le buisson et Lévine ne vit plus que le feu vif de l’allumette remplacé aussitôt par la lueur rouge de la cigarette et une petite fumée bleue.

« Clic-clic ! » faisait le chien de fusil de Stépan Arkadiévitch qu’il préparait.

— Qu’est-ce qui crie ? demanda-t-il attirant l’attention de Lévine sur un cri prolongé, semblable à celui d’un poulain s’ébrouant d’une voix aiguë.

— Ne le sais-tu pas ? C’est un lièvre, un mâle. Mais assez causé ! Écoute. Ils volent ! s’écria presque Lévine en soulevant le chien de son fusil.

Un sifflement lointain, ténu, régulier éclata de la façon bien connue des chasseurs : toutes les deux secondes, un sifflement, un troisième, et ensuite l’on perçut un craquement.

Lévine regardait à droite et à gauche et voilà que juste devant lui, dans le ciel bleu, au-dessus des cimes des trembles, il vit un oiseau qui volait. Il volait droit sur lui.

Les sons rapprochés de son cri, rappelant assez le bruit régulier du calicot qu’on déchire, éclataient aux oreilles. On distinguait déjà le long bec et le cou de l’oiseau, et, au moment où Lévine se préparait à tirer, derrière le buisson où était Oblonskï brilla un éclair rouge : l’oiseau s’abattit comme une feuille puis s’éleva de nouveau. Un second éclair brilla, un coup partit et, en battant de l’aile, comme pour se retenir dans l’espace, l’oiseau s’arrêta, resta immobile un moment et tomba lourdement sur le sol.

— Est-ce raté ? demanda Stépan Arkadiévitch qui derrière la fumée ne voyait pas.

— Voici, dit Lévine en désignant Laska qui, une oreille dressée agitait le bout de sa queue, et marchait lentement comme pour faire durer le plaisir, puis joyeuse apportait à son maître l’oiseau tué.

— Eh bien ! je suis content que tu aies réussi, dit Lévine éprouvant au même temps un sentiment d’envie de n’avoir pas lui-même tué la bécasse.

— Mon fusil a raté du canon droit, répondit Stépan Arkadiévitch en rechargeant. Chut… en voici.

En effet, on entendait des sifflements perçants qui se suivaient rapidement. Deux bécasses, jouant et se poursuivant, volaient au-dessus des têtes des chasseurs ; mais elles sifflaient seulement, sans pousser leur cri. Quatre coups éclatèrent et les bécasses, comme des hirondelles, firent un tour rapide et disparurent…

La chasse était belle. Stépan Arkadiévitch tua encore deux pièces, Lévine également deux, dont une qu’il ne put retrouver. Il commençait à faire sombre. Vénus, claire, argentée, brillait déjà de son doux éclat, très bas, à l’occident, derrière les bouleaux, et haut, à l’orient Arcturus allumait ses feux rouge sombre. Au-dessus de sa tête, Lévine distinguait puis perdait les étoiles de l’Ours. Les bécasses avaient cessé de voltiger, mais Lévine avait résolu d’attendre jusqu’à ce que Vénus, qu’il voyait plus bas que les branches du bouleau, fût au-dessus et que toutes les étoiles de l’Ours fussent tout à fait distinctes. Vénus avait déjà dépassé les branches, la constellation de l’Ours se dessinait entièrement avec son chariot, sur le ciel bleu foncé, mais il attendait toujours.

— N’est-il pas temps de partir ? demanda Stépan Arkadiévitch.

Dans la forêt tout était calme, pas un oiselet ne remuait.

— Attends encore, répondit Lévine.

— Comme tu voudras.

Ils étaient maintenant à quinze pas l’un de l’autre.

— Stiva ! fit tout à coup Lévine, pourquoi ne me dis-tu pas si ta belle-sœur est déjà mariée ou quand aura lieu son mariage ?

Lévine se sentait si ferme et si calme qu’aucune réponse, pensait-il, ne pouvait l’émouvoir. Mais il ne s’attendait nullement à ce qu’allait lui dire Stépan Arkadiévitch.

— Elle n’est pas mariée et ne pense guère à se marier. Elle était très malade, les médecins l’ont envoyée à l’étranger. On craint même pour sa vie.

— Que dis-tu ! exclama Lévine. Très malade ? Qu’a-t-elle ? Comment…

Pendant qu’il prononçait ces paroles, Laska, en dressant les oreilles, regardait haut dans le ciel et leur jetait un regard de reproche : « Voilà, ils ont trouvé le temps de causer, pensait-elle, et les autres volent… Voilà, c’est çà !… Ils les laisseront échapper… »

Mais au même moment, tous deux perçurent les sifflements aigus qui semblaient vouloir exprès leur agacer l’oreille.

Ils prirent leurs fusils. Deux éclairs brillèrent et deux coups éclatèrent en même temps.

La bécasse, qui planait haut, instantanément replia ses ailes et tomba dans le bosquet en brisant de jeunes pousses.

— Très bien ! Encore une ! cria Lévine, et il courut dans le bosquet, avec Laska, pour chercher l’oiseau.

« Mais ? qu’y avait-il donc de désagréable ? se dit-il, cherchant à se rappeler. Ah ! oui, Kitty est malade… que faire… C’est bien dommage. »

— Ah ! tu as trouvé, tu es une bonne bête, dit-il prenant de la bouche de Laska l’oiseau encore chaud et le mettant dans sa gibecière presque pleine. Stiva ! trouvé ! cria-t-il.