Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/09

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 303-309).


IX

Anna s’avançait la tête inclinée, jouant avec les glands de son capuchon. Son visage brillait, mais cet éclat, loin d’être gai, rappelait les reflets sinistres d’un incendie au milieu de la nuit sombre. En apercevant son mari, Anna releva la tête, parut s’éveiller et sourit :

— Tu n’es pas encore au lit ? En voilà un miracle ! dit-elle en rejetant son capuchon ; et sans s’arrêter, elle se dirigea vers le cabinet de toilette. — Il est temps, Alexis Alexandrovitch ! prononça-t-elle à travers la porte.

— Anna, j’ai besoin de te parler.

— À moi ! fit elle étonnée, sortant de la porte et le regardant. Qu’y a-t-il donc ? À quel propos ? demanda-t-elle en s’asseyant. Eh bien, causons, si c’est tellement nécessaire ; mais il vaudrait mieux aller dormir.

Anna disait les mots qui lui venaient aux lèvres, et s’étonnait elle-même de sa capacité de mentir. Ses paroles semblaient simples et naturelles ; il était très vraisemblable qu’elle eût envie de dormir, mais elle se sentait revêtue d’une cuirasse impénétrable de mensonge. Elle sentait qu’une force invincible et inconnue l’aidait, la soutenait.

— Anna, je dois te mettre en garde, dit-il.

— Me mettre en garde ? Contre quoi ?

Elle le regardait avec tant de simplicité, de gaîté, que celui qui ne l’aurait pas aussi bien connue que son mari n’aurait rien remarqué d’anormal dans le sens et le son de ses paroles. Mais pour lui qui la connaissait, qui savait que, quand il se couchait cinq minutes plus tard qu’à l’ordinaire, elle le remarquait et lui en demandait la cause, pour lui qui connaissait toutes ses joies, tous ses plaisirs, toutes ses peines, dès qu’il vit qu’elle feignait de ne pas remarquer son état et qu’elle ne voulait pas dire un mot d’elle même, il comprit qu’il y avait quelque chose.

Il voyait que le fond de son âme qu’elle ne lui avait jusqu’alors jamais caché, lui était fermé. En outre, à son ton, il comprenait qu’elle n’était pas gênée et paraissait lui dire carrément : « Oui, tu ne verras rien, cela doit être et sera dorénavant. » Il éprouvait actuellement un sentiment semblable à celui de l’homme qui reviendrait à sa demeure et la trouverait fermée. « Mais j’en ai peut-être encore la clef », pensa Alexis Alexandrovitch.

— Je veux te mettre en garde, répéta-t-il d’une voix basse ; par légèreté, par inconséquence, tu pourrais donner prétexte à la calomnie. Ce soir, ta conversation si animée avec le comte Vronskï (il prononça ce nom d’une voix ferme et calme) a attiré l’attention.

Il parlait en regardant ces yeux souriants, devenus terribles pour lui par leur impénétrabilité, et, il comprenait toute l’inutilité de ses paroles.

— Tu es toujours ainsi, répondit-elle, comme si elle ne comprenait pas du tout, et volontairement ne retenait que la dernière phrase qu’il avait dite. Tantôt, il t’est désagréable que je sois triste, tantôt, tu es mécontent de me voir gaie. Je ne me suis pas ennuyée. Cela te contrarie ?

Alexis Alexandrovitch tressaillait et joignait les mains pour faire craquer ses doigts.

— Ah ! je t’en prie, ne fais pas craquer tes doigts, je n’aime pas entendre cela, dit-elle.

— Anna, est-ce toi ? dit doucement Alexis Alexandrovitch, faisant un effort sur soi-même et retenant le mouvement de ses mains.

— Mais que signifie cela ? fit-elle avec un étonnement franc et amusé ; que me veux-tu ?

Alexis Alexandrovitch se tut et passa sa main sur son front et ses yeux. Il voyait qu’au lieu de préserver sa femme de sa faute, aux yeux du monde, il s’était ému malgré lui de ce qui touchait sa conscience et luttait contre un obstacle imaginaire.

— Voici ce que j’avais l’intention de te dire, continua-t-il froidement, et avec calme, et je te prie de m’écouter. Tu sais que je tiens la jalousie pour un sentiment blessant et humiliant, par lequel je ne me permettrai jamais de me laisser guider, mais il y a certaines lois, certaines convenances qu’on ne peut enfreindre impunément. Aujourd’hui ce n’est pas moi seul qui l’ai remarqué mais, à en juger par l’impression produite sur la société, tout le monde a remarqué que tu ne te conduis pas et ne te tiens pas comme il conviendrait.

— Je ne comprends absolument rien, dit Anna, en haussant les épaules. « Personnellement cela lui est égal, mais que le monde remarque, cela le dérange », pensa-t-elle. Tu es malade, Alexis Alexandrovitch, ajouta-t-elle en se levant et se dirigeant vers la porte. Mais il s’avança avec l’intention de l’arrêter.

Son visage était laid et sombre comme jamais Anna ne l’avait vu. Elle s’arrêta, pencha la tête de côté et d’une main rapide retira ses épingles.

— Eh bien j’écoute, fit-elle avec calme, d’une voix moqueuse. Et même j’écoute avec intérêt parce que je désire comprendre de quoi il s’agit.

Elle s’étonnait de son ton naturel, tranquille et sûr, et des mots qu’elle employait.

— Entrer dans tous les détails des sentiments, je n’en ai pas le droit, et, en général, je trouve cela inutile et nuisible, commença Alexis Alexandrovitch. En fouillant dans notre âme, souvent nous en exhumons ce qui pour toujours y serait resté enfoui. Tes sentiments relèvent de ta conscience ; mais je suis obligé, devant nous et devant Dieu, de te montrer tes devoirs. Nos vies sont liées non par les hommes mais par Dieu ; le crime seul peut rompre ces liens, et pareil crime entraîne le châtiment.

— Mon Dieu ! je ne comprends rien, et comme un fait exprès j’ai sommeil, dit-elle rapidement en passant la main dans ses cheveux, cherchant les épingles qui y restaient.

— Anna, au nom de Dieu, ne parle pas ainsi, dit-il doucement, je me trompe peut-être, mais sois persuadée que je parle autant pour toi que pour moi. Je suis ton mari et je t’aime.

Pour un moment son visage s’était incliné, et l’étincelle de raillerie avait disparu de son regard. Mais le mot « t’aime », de nouveau la révoltait… Elle pensa : « Il aime ! Peut-il aimer ? S’il n’avait pas entendu dire que l’amour existe, jamais il n’emploierait ce mot. Il ne sait pas même ce que c’est que l’amour. »

— Alexis Alexandrovitch, vraiment je ne comprends pas, prononça-t-elle. Explique-toi plus clairement.

— Permets-moi de finir. Je t’aime, mais je ne parle pas de moi-même. Les principaux intéressés ici sont toi et notre fils. Il est possible, je te le répète, que mes paroles te semblent tout à fait inutiles et déplacées ; peut-être sont-elles basées sur une erreur, en ce cas je t’en demande pardon ; mais si tu sens toi-même qu’elles ont la moindre raison d’être, je te demande de réfléchir, et si ton cœur te le dit, de te confier à moi…

Sans le remarquer, Alexis Alexandrovitch disait tout autre chose que ce qu’il avait préparé.

— Je n’ai rien à dire. Et… — fit-elle tout à coup, rapidement, en retenant à peine un sourire, — et vraiment il est temps de dormir.

Alexis Alexandrovitch soupira et sans rien ajouter passa dans la chambre à coucher.

Quand elle entra dans la chambre, il était déjà au lit ; ses lèvres étaient serrées sévèrement et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se mit au lit, elle attendait d’un moment à l’autre qu’il se remît à lui parler ; elle le désirait et le craignait tout à la fois. Mais il se taisait. Elle attendit longtemps immobile et enfin ne pensa plus à lui ; elle pensait à l’autre ; elle le voyait, et à cette pensée elle sentait son cœur s’emplir d’une émotion et d’une joie criminelles. Tout à coup, elle entendit un sifflement nasal régulier et calme. Au commencement Alexis Alexandrovitch, paraissant gêné de son ronflement, s’arrêtait, mais à la seconde inspiration le sifflement reprenait de nouveau, régulier et calme.

— C’est trop tard, murmura-t-elle avec un sourire.

Elle était allongée immobile, les yeux ouverts, croyant elle-même en voir l’éclat dans l’obscurité.