Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/05

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 273-278).


V

— C’est un peu scabreux mais si charmant que j’ai un désir fou de vous le raconter, dit Vronskï en la regardant avec des yeux souriants. Je ne vous dirai pas les noms.

— Je les devinerai, ce sera mieux.

— Écoutez donc. Deux jeunes gens gais sont en voiture…

— Des officiers de votre régiment, sans doute ?

— Je n’ai pas dit des officiers, mais tout simplement des jeunes gens qui ont bien déjeuné.

— Traduisez qui ont bien bu.

— Peut-être. Ils vont dîner chez un camarade, dans la disposition d’esprit la plus gaie. Ils aperçoivent une jolie femme qui les dépasse en voiture, et il leur semble qu’elle leur fait un signe de la tête et sourit ; naturellement ils la suivent. Ils vont à toute bride. À leur grand étonnement la belle s’arrête devant le perron de cette même maison où ils allaient. La belle monte rapidement à l’étage supérieur… Ils n’ont que le temps d’apercevoir des lèvres rouges au-dessous de la voilette courte et de jolis petits pieds.

— Votre récit est si enthousiaste, que je crois que vous-même êtes un des deux jeunes gens.

— Et que me disiez-vous à l’instant ? Eh bien, les jeunes gens entrent chez leur camarade, c’est son dîner d’adieu. Là, en effet, ils boivent peut-être un peu trop, comme il arrive toujours à un dîner d’adieu. Pendant le repas, ils s’informent, cherchant à savoir qui habite à l’étage supérieur. Personne ne le sait ; seul le valet, à qui ils demandent s’il y a en haut des demoiselles, répond qu’il y en a beaucoup dans la maison. Après le dîner, les jeunes gens passent dans le cabinet de travail de leur hôte où ils écrivent à l’inconnue une déclaration passionnée et eux-mêmes la portent à l’étage supérieur pour expliquer ce qui, dans la lettre, ne serait pas tout à fait compréhensible.

— Pourquoi me racontez-vous une vilaine histoire ? Ensuite ?

— On sonne. Paraît la femme de chambre ; ils remettent la lettre et affirment à la bonne que tous deux sont amoureux et prêts à mourir sur-le-champ. Mais de la porte, la femme de chambre, étonnée, engage des pourparlers. Tout à coup paraît un monsieur à favoris en saucissons, rouge comme une écrevisse, qui déclare qu’il n’y a chez lui que sa femme et chasse les deux jeunes gens.

— Comment savez-vous qu’il a des favoris « en saucissons, » comme vous dites ?

— Attendez ! J’y arrive. Aujourd’hui je suis allé les réconcilier.

— Et alors ?

— Voilà justement le plus intéressant. Il paraît que c’est un heureux couple : le mari est fonctionnaire, actuellement conseiller ; il porte plainte et moi je deviens le médiateur, et quel médiateur ! Je vous assure que Talleyrand n’est rien auprès de moi !

— Mais en quoi consistait la difficulté ?

— Écoutez… Nous nous sommes excusés comme il faut : « Nous sommes désespérés, nous vous demandons pardon de ce fâcheux malentendu. » Le fonctionnaire aux petits saucissons commença à se départir de son flegme ; lui aussi voulait exprimer ses sentiments, mais aussitôt qu’il commença, il s’emballa et se mit à dire des injures, et de nouveau je dus jouer de tous mes talents de diplomate : « Je suis d’accord avec vous, leur acte est blâmable, mais je vous prie de prendre en considération le malentendu, la jeunesse des délinquants, les circonstances : ils venaient de déjeuner, vous comprenez. Ils se repentent de toute leur âme et implorent de vous leur pardon… » Le conseiller s’adoucit de nouveau : « Je consens, comte, et suis prêt à pardonner, mais vous comprenez que ma femme, une femme honnête qui a subi les poursuites, les grossièretés, les injures de ces gamins, de… » Or, vous comprenez, les « gamins» en question sont présents et je dois les apaiser. De nouveau je fais appel à toute ma diplomatie, et de nouveau, dès que l’affaire semble s’arranger, le fonctionnaire s’échauffe, s’empourpre, les saucissons s’agitent, et me voilà encore contraint de replonger dans les finesses diplomatiques.

— Ah ! il faut vous raconter cela ! dit Betsy en riant à une dame qui entrait dans la loge. Il m’a tant fait rire ! Eh bien, bonne chance ! ajouta-t-elle, donnant à Vronskï le doigt resté libre de la main qui tenait l’éventail ; elle fit un mouvement pour faire tomber les épaulettes de sa robe et, les épaules nues, elle s’avança à la lumière du gaz et s’offrit à tous les regards.

Vronskï se rendit au Théâtre Français où, en effet, il avait besoin de voir le commandant de son régiment, qui ne manquait pas une seule représentation de ce théâtre ; il désirait lui parler de sa médiation qui l’occupait et l’amusait déjà depuis trois jours. Dans cette histoire étaient mêlés son ami Petritzkï et un autre brave garçon, un gentil camarade arrivé récemment, le jeune prince Kédrov ; mais le principal dans cette affaire, c’est que les intérêts du régiment s’y trouvaient engagés. Tous les deux étaient de l’escadron de Vronskï. Le fonctionnaire, conseiller actuel, Wenden, était venu trouver le commandant et avait porté plainte contre les officiers qui avaient insulté sa femme. Sa jeune femme, racontait-il, — il était marié depuis six mois — était à l’église avec sa mère, lorsque se sentant souffrante, par suite de l’état intéressant dans lequel elle se trouvait, elle était sortie pour revenir chez elle et avait pris la première voiture qu’elle avait trouvée. Sa voiture ayant dépassé les officiers, ceux-ci la poursuivent ; effrayée alors et, encore plus souffrante, elle gravit l’escalier en courant. Wenden, rentré de son bureau, entendit la sonnette et des voix inconnues ; il sortit, aperçut les officiers avec la lettre et les chassa. Il exigeait une punition exemplaire.

— Tout ce que vous voudrez, dit le commandant à Vronskï en l’invitant chez lui, mais Petritzkï devient insupportable. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il n’ait des histoires. Ce fonctionnaire n’en restera pas là, il ira plus loin.

Vronskï voyait toute la gravité de cette histoire : un duel était impossible et il fallait tout faire pour adoucir le conseiller actuel et étouffer l’affaire. Le commandant avait mandé Vronskï précisément parce qu’il le connaissait comme un homme distingué et intelligent qui tenait, en outre, à l’honneur du régiment. Ils causèrent ensemble et décidèrent que Petritzkï et Kédrov iraient avec Vronskï présenter leurs excuses au conseiller actuel. Le commandant et Vronskï comprenaient que son nom et son titre d’aide de camp de l’empereur aideraient beaucoup à amadouer le conseiller actuel. Et, en effet, ces deux choses furent efficaces, mais le résultat de la réconciliation, d’après Vronskï, restait douteux.

Au Théâtre Français, Vronskï emmena le commandant à l’écart, dans le foyer, et lui raconta ce qu’il avait obtenu. Après réflexion, le commandant décida de laisser l’affaire sans suites et, pour son propre plaisir, se mit à interroger Vronskï sur les détails de l’entrevue ; et pendant longtemps, il ne pouvait s’empêcher de rire au récit de Vronskï racontant comment le conseiller actuel tantôt s’adoucissait, tantôt s’emportait au souvenir des détails, et comment Vronskï, en manœuvrant aux derniers mots de la réconciliation, se retirait poussant devant lui Petritzkï.

— Une mauvaise histoire, mais très drôle. Pourtant Kédrov ne peut pas se battre avec ce monsieur ! Alors il s’est emballé tant que cela ? demanda-t-il en riant. Et comment trouvez-vous Claire aujourd’hui ? demanda-t-il, parlant d’une nouvelle actrice française. On a beau l’entendre chaque jour, elle se transforme, il n’y a que les Françaises pour cela.