Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 261-266).


III

En entrant dans le boudoir de sa sœur, une jolie petite pièce, rose, ornée de statuettes de vieux saxe, pleine de fraîcheur et de joie comme Kitty elle-même deux mois auparavant, Dolly se rappelait vivement avec quelle joie et quel plaisir, l’année précédente, toutes deux avaient arrangé cette chambre. Son cœur se serra quand elle aperçut Kitty assise sur une chaise basse, près de la porte, les yeux immobiles fixés sur un coin du tapis. La jeune fille regarda sa sœur et l’expression froide et un peu sévère de son visage ne changea point.

— Je vais partir et m’installer à la maison pour n’en plus bouger, tu ne pourras pas venir chez moi, dit Dolly en s’asseyant près d’elle : je veux causer avec toi.

— De quoi ? demanda Kitty avec effroi en relevant rapidement la tête.

— De ton chagrin.

— Je n’en ai pas.

— De grâce, Kitty, crois-tu que je puisse ignorer ? Je sais tout, et, crois-moi, cela est peu de chose… Nous avons toutes passé par là.

Kitty se taisait et son visage avait une expression sévère.

— Il ne mérite pas que tu souffres à cause de lui, dit Dolly allant droit au but.

— Oui, parce qu’il m’a dédaignée, — prononça Kitty d’une voix tremblante. — Ne dis rien je t’en prie, ne parle pas !

— Mais qui te dit cela ? Personne. Je suis convaincue qu’il était amoureux de toi, qu’il l’est encore, mais…

— Ah ! rien ne m’est plus pénible que ces condoléances ! s’écria Kitty se fâchant tout à coup.

Elle se tourna sur sa chaise, rougit et agita rapidement les doigts, serrant tantôt dans une main, tantôt dans l’autre, la boucle de ceinture qu’elle tenait.

Dolly connaissait cette habitude de sa sœur d’agiter les doigts quand elle était surexcitée ; elle savait que Kitty, dans un moment d’emportement, était capable de s’oublier jusqu’à prononcer des paroles déplacées et désagréables, elle voulut la calmer mais il était trop tard.

— Quoi ! que veux-tu me dire ? prononça rapidement Kitty, que j’ai été amoureuse d’un homme qui s’est moqué de moi et que je meurs d’amour pour lui ? Et c’est ma sœur qui me dit cela ?… qui pense me montrer que… que… qu’elle compatit… Je ne veux pas de ces condoléances et de ces feintes !

— Kitty, tu es injuste.

— Pourquoi me tourmentes-tu ?

— Mais, au contraire… je vois que tu es triste…

Mais Kitty, dans son emportement, ne l’écoutait pas.

— Je n’ai pas besoin de condoléances et de consolations, je suis assez fière pour ne pas aimer un homme qui ne m’aime pas.

— Mais je n’en doute pas… Dis-moi une seule chose, dis-moi la vérité, continua Dolly en lui prenant la main. Lévine t’a-t-il parlé ?

Au souvenir de Lévine, Kitty cessa d’être maîtresse d’elle-même ; elle bondit de son siège et jetant à terre la boucle qu’elle tenait, elle se mit à parler en agitant rapidement les mains.

— À quoi bon parler encore de Lévine ! Je ne comprends pas le besoin que tu as de me torturer ainsi. Je t’ai déjà dit et je te le répète que je suis fière et que jamais, jamais je ne ferai ce que tu fais : retourner à un homme qui t’a trahie, qui a été épris d’une autre femme, je ne comprends pas cela. Tu le peux toi, moi, j’en suis incapable.

En prononçant ces mots Kitty regarda sa sœur, et voyant que Dolly baissait tristement la tête et se taisait, au lieu de sortir de la chambre comme elle en avait l’intention, elle s’assit près de la porte et cachant ses yeux dans son mouchoir baissa la tête.

Le silence dura deux minutes. Dolly pensait à elle-même, à son humiliation qu’elle sentait toujours et que lui ramenaient péniblement à la mémoire les paroles de sa sœur. Elle n’attendait pas tant de cruauté de sa part et lui en voulait. Mais tout à coup, avec le bruissement de la robe elle entendit un sanglot étouffé et sentit des mains lui entourer le cou. Kitty, à genoux, était devant elle.

— Dolenka, je suis si malheureuse ! gémissait-elle comme une coupable.

Et son charmant visage baigné de larmes se cachait dans la jupe de Daria Alexandrovna.

Comme si les larmes étaient le baume nécessaire à l’union des deux sœurs elles cessèrent de causer de ce qui les occupait, mais tout en parlant de choses étrangères elles se comprenaient.

Kitty comprenait que ce qu’elle avait dit, dans son emportement, au sujet de l’infidélité du mari de Dolly et de l’humiliation de celle-ci, avait frappé sa pauvre sœur en plein cœur, mais qu’elle lui avait pardonné. Dolly, de son côté, comprenait tout ce qu’elle voulait savoir : elle se convainquait de l’exactitude de ses suppositions et acquérait la certitude que l’immense et incurable douleur de Kitty venait principalement de ce que Lévine lui avait fait une demande qu’elle avait refusée et qu’elle était prête maintenant à aimer Lévine et à haïr Vronskï. Kitty ne soufflait pas un mot de cela, elle parlait seulement de son état d’âme.

— Je ne souffre pas, disait-elle en se calmant, mais tu dois comprendre que tout me semble maintenant vil et grossier, que je suis dégoûtée de tout et de moi-même. Tu ne peux t’imaginer les mauvaises idées qui hantent mon cerveau.

— Mais quelles mauvaises pensées peux-tu avoir ? fit en souriant Dolly.

— Les plus vilaines, les plus grossières, je ne puis te dire. Ce n’est pas du chagrin, c’est bien pire ; tout ce qui était bon en moi semble s’être évanoui, et il ne reste plus que le mal. Voyons, comment te dirais-je ? — continua-t-elle en lisant l’étonnement dans les yeux de sa sœur — papa m’a parlé tout à l’heure… Il m’a semblé comprendre qu’il croit que j’ai seulement besoin de me marier. Maman me conduit au bal, et il me semble aussi que ce n’est qu’afin de me marier le plus vite possible et de se débarrasser de moi. Je sais que ce n’est pas vrai, mais je ne puis chasser ces idées. Ceux qu’on appelle les partis, je ne puis les voir. Il me semble qu’ils me mettent à prix. Autrefois, aller quelque part en costume de bal était pour moi un plaisir, je m’admirais moi-même ; maintenant je me sens gênée, honteuse. Eh bien ! que veux-tu ? Le docteur… Eh bien…

Kitty s’arrêta. Elle voulait dire encore que depuis le changement survenu en elle, Stépan Arkadiévitch lui était désagréable, insupportable et que sa vue seule lui suggérait des idées mauvaises et viles.

— Eh bien ! oui, tout me semble laid et vil, continua-t-elle. C’est une maladie, cela passera peut-être…

— N’y pense plus…

— Je ne peux pas. Il n’y a qu’avec les enfants que je me sente bien et seulement chez toi.

— C’est dommage que tu ne puisses y venir.

— Mais si, j’irai ; j’ai déjà eu la scarlatine, j’insisterai auprès de maman.

Kitty insista comme elle l’avait dit et vint s’installer chez sa sœur où, durant la scarlatine, qui en effet se déclara, elle soigna les enfants.

Les deux sœurs soignèrent heureusement les six enfants, mais l’état de Kitty ne s’améliora pas, et au moment du carême, les Stcherbatzkï partirent pour l’étranger.