Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/16

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 119-122).


XVI

Vronskï n’avait jamais connu la vie de famille. Sa mère, dans sa jeunesse, était une mondaine brillante qui avait eu, pendant son mariage et surtout après, beaucoup d’aventures que personne n’ignorait. Il ne se rappelait pas son père ; il avait été élevé dans le corps des pages.

Sorti de l’école très jeune avec le grade d’officier, il se trouva aussitôt dans le cercle des officiers riches de Pétersbourg. Il fréquentait parfois le monde, mais ses intérêts de cœur ne l’y attiraient pas.

Quand il vint à Moscou, après la vie luxueuse et débauchée de Pétersbourg, il éprouva pour la première fois le charme de la société d’une jeune fille du monde gracieuse et éprise de lui. Il ne lui vint pas en tête qu’il pouvait y avoir quelque chose de mal dans ses relations avec Kitty. Au bal il dansait fort souvent avec elle. Il fréquentait sa famille, il lui parlait comme on parle ordinairement dans le monde, de banalités quelconques mais auxquelles, sans y penser, il attachait un sens particulier pour elle, bien qu’il ne lui dît rien qu’il ne put dire devant tout le monde, il la sentait de plus en plus attachée à lui, et à mesure qu’il le constatait, il en éprouvait plus de plaisir et ses sentiments pour elle devenaient plus tendres. Il ne savait pas que sa façon d’agir envers Kitty avait un nom défini, que cela s’appelle séduire une jeune fille sans avoir l’intention de l’épouser, et que cette séduction malhonnête est fort usitée des jeunes gens qui, comme lui, cherchent à briller. Il lui semblait avoir le premier découvert ce plaisir, et il jouissait de sa découverte.

S’il avait pu entendre la conversation du prince et de la princesse ce soir-là, s’il avait pu se mettre à la place de la famille et comprendre que Kitty serait malheureuse si elle ne l’épousait pas, il eût été très étonné et n’y aurait pu croire. Il ne s’imaginait pas que ce qui lui causait un si vif plaisir à lui-même pouvait avoir des conséquences fâcheuses en général, et que la jeune fille risquait d’en être affectée. Encore moins songeait-il à se marier. Le mariage ne lui était encore jamais apparu comme une possibilité. Non seulement il n’aimait pas la vie de famille, mais il réprouvait surtout le rôle de mari, qui, selon l’opinion du monde célibataire au milieu duquel il vivait, lui semblait un être étrange, désagréable, et par-dessus tout ridicule.

Mais, bien que Vronskï ne soupçonnât pas l’entretien des parents de Kitty, en sortant, ce soir-là, de chez les Stcherbatzkï, il sentait que ce lien spirituel, mystérieux, qui existait entre lui et la jeune fille s’était resserré si fortement qu’il fallait aviser. Mais que devait-il faire ? il ne savait.

« Voilà précisément ce qui est charmant », pensait-il en revenant de chez les Stcherbatzkï, emportant de là, comme toujours, une impression agréable de pureté et de fraîcheur, due en partie à ce qu’il ne fumait pas de la soirée, en même temps qu’un sentiment nouveau d’attendrissement pour l’amour qu’il inspirait. « Ce qui est charmant, c’est précisément que, sans prononcer un mot, nous nous sommes compris par cette conversation insaisissable des regards et des intonations ; aujourd’hui, plus nettement que jamais, elle m’a dit qu’elle m’aimait. Et avec quel charme, quelle simplicité et surtout quelle confiance ! Je me sens moi-même meilleur, et comme purifié ; je sens que j’ai un cœur et qu’il y a au fond de moi beaucoup de bon. Quels jolis yeux amoureux, quand elle disait : Et beaucoup… Eh bien ! Alors, quoi ? Eh bien, rien… C’est agréable pour moi et pour elle… »

Et il songea où il allait finir sa soirée. Il passa en revue les endroits où il pourrait aller : « Le club ? La partie de bésigue… Le champagne avec Ignatov ? Non, je n’irai pas… Au Château de fleurs ? Là je trouverai Oblonskï… les chansons et le cancan ? Non, ça m’assomme. Voilà précisément pourquoi j’aime aller chez les Stcherbatzkï… J’y deviens meilleur… Je rentrerai chez moi. » Il alla droit à sa chambre, chez Dussaut, se commanda à souper et, après s’être déshabillé, aussitôt la tête sur l’oreiller, il s’endormit d’un profond sommeil.