Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 89-96).


XII

La jeune princesse Kitty Stcherbatzkï avait dix-huit ans. Cet hiver, elle allait pour la première fois dans le monde ; ses succès mondains dépassaient ceux de ses sœurs aînées, et étaient même plus grands que ne l’avait espéré la princesse. Non seulement presque tous les jeunes danseurs des bals de Moscou étaient amoureux de la jeune fille, mais dès le premier hiver deux partis sérieux s’étaient présentés : Lévine et, peu après son départ, le comte Vronskï.

L’apparition de Lévine au commencement de l’hiver, ses fréquentes visites et son amour visible pour Kitty furent le prétexte des premières conversations sérieuses entre les parents de Kitty sur son avenir et amenèrent des disputes entre le prince et sa femme. Le prince était pour Lévine et disait ne pas souhaiter de meilleur parti pour sa fille. La princesse, au contraire, avec l’habitude qu’ont les femmes, en général, de tourner la question, prétendait que leur fille était trop jeune, que Lévine ne montrait pas de sérieuses intentions, que Kitty, de son côté, n’avait pas d’attachement pour lui, et autres prétextes ; mais, au fond, elle cachait le vrai motif de ses hésitations : ce motif était qu’elle attendait pour sa fille un parti plus brillant, que Lévine ne lui était pas sympathique, et qu’elle ne le comprenait pas. Et quand, brusquement, Lévine partit, la princesse, ravie, dit triomphalement à son mari :

— Tu vois, j’avais raison.

Puis, quand parut Vronskï, elle fut encore plus enchantée, et sa conviction que Kitty devait trouver non seulement un bon mais un brillant parti, s’affermit davantage.

Pour la princesse, on ne pouvait établir aucune comparaison entre Vronskï et Lévine. Elle n’aimait pas les raisonnements de Lévine qu’elle trouvait étranges et sévères, elle réprouvait sa gaucherie dans le monde, due, croyait-elle, à son orgueil, et sa vie à la campagne qu’elle se représentait comme une existence sauvage parmi les bêtes et les paysans. Il lui déplaisait beaucoup également que Lévine, amoureux de sa fille, fût venu chez eux pendant un mois et demi, semblant hésiter, examiner, comme s’il eût craint de leur faire trop d’honneur par sa demande ; et elle ne comprenait pas que, fréquentant une maison où il y avait une jeune fille à marier, il ne se soit pas expliqué puis que, tout à coup, sans un mot, il soit parti.

— Heureusement, pensait-elle, qu’il est si peu attrayant que Kitty ne s’est pas éprise de lui. Vronskï, au contraire, satisfaisait à toutes les exigences de la princesse. Il était très riche, intelligent, noble, une belle carrière militaire lui était ouverte à la cour, enfin il était charmant ; bref on ne pouvait désirer mieux.

Au bal, Vronskï, très visiblement, faisait la cour à Kitty ; il dansait avec elle et fréquentait assidûment sa famille ; on ne pouvait donc douter qu’il n’eût de sérieuses intentions. Mais, malgré cela, la princesse fut tout l’hiver dans un état horrible d’inquiétude et d’émotion.

Elle-même s’était mariée trente ans auparavant par l’intermédiaire de sa tante. Le fiancé, sur lequel on avait pris à l’avance tous les renseignements, s’était présenté et avait vu la jeune fille ; la tante, en qualité d’intermédiaire, avait recueilli et transmis l’impression produite de part et d’autre : l’impression était bonne. Ensuite, au jour fixé, la demande avait été faite aux parents et acceptée. Tout s’était passé très normalement, très simplement. C’était du moins l’opinion de la princesse. Mais pour ses filles, elle s’était rendu compte qu’un mariage qui semble un événement très simple, est en réalité difficile et compliqué. Que de craintes, que de soucis, que d’argent dépensé, que de discussions avec son mari pour le mariage des deux aînées, Dolly et Natalie ! Maintenant, pour la cadette on revivait les mêmes craintes, les mêmes doutes, et les querelles avec le mari recommençaient plus vives encore que pour les aînées. Le vieux prince, comme tous les pères, se montrait surtout pointilleux sur l’honneur et la vertu de ses filles. Il était profondément jaloux à leur endroit, principalement pour Kitty, sa favorite, et à chaque instant, il faisait des scènes à sa femme, lui reprochant de compromettre sa fille. La princesse en avait pris l’habitude avec ses deux aînées, mais à la susceptibilité actuelle du prince elle sentait plus de fondement. Elle avait remarqué dans les derniers temps que les procédés mondains se modifiaient beaucoup, que les devoirs de la mère devenaient plus difficiles. Elle voyait que les camarades de Kitty se réunissaient en société, suivaient des cours, se montraient plus libres avec les hommes, sortaient seules dans les rues, que beaucoup ne faisaient plus la révérence, et, principalement, que toutes étaient fermement convaincues que le choix de leur mari est leur affaire personnelle et non celle des parents.

— « Maintenant on ne marie plus les filles comme autrefois », pensaient et disaient toutes ces jeunes filles et même les vieilles personnes.

Mais comment les mariait-on maintenant ? La princesse ne pouvait l’apprendre de personne. La coutume française — qui veut que les parents décident du sort de leurs enfants — n’était plus admise, mais formellement condamnée ; la coutume anglaise, laissant aux jeunes filles la liberté complète de leur choix, était réprouvée comme impossible dans la société russe. L’usage russe des intermédiaires était considéré comme quelque chose de monstrueux ; tout le monde s’en moquait et la princesse la première. Mais comment faire pour se marier, nul ne le savait ; tous ceux à qui en parlait la princesse lui répondaient la même chose : « Permettez, de nos jours il est temps d’abandonner cette vieille coutume. En somme, ce sont les jeunes gens qui se marient, non les parents, alors, il faut les laisser s’arranger comme ils l’entendent. » Parler ainsi était commode pour ceux qui n’avaient pas de filles, mais la princesse comprenait que dans ces rapprochements sa fille pouvait devenir amoureuse d’un homme qui ne voudrait pas d’elle ou qui serait indigne d’être son mari. Et on avait beau répéter qu’ « à notre temps les jeunes gens doivent arranger eux-mêmes leur vie, » il lui semblait qu’il fallait être aussi insensé pour émettre une opinion semblable que pour prétendre que des pistolets chargés sont les meilleurs jouets pour un enfant de cinq ans. C’est pourquoi la princesse était plus inquiète pour le sort de Kitty qu’elle ne l’avait été pour ses filles aînées.

Maintenant elle craignait que Vronskï se contentât de faire la cour à sa fille. Elle voyait que sa fille était déjà amoureuse de lui. Une seule idée la consolait, c’est que Vronskï était un honnête homme, incapable d’agir ainsi. Mais elle n’ignorait pas non plus que de nos jours, avec la liberté d’allures actuelle, il est facile à un homme de tourner la tête d’une jeune fille, et elle savait comment, en général, les hommes regardent avec légèreté cette faute. La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère la conversation qu’elle avait eue avec Vronskï pendant la mazurka. Cette conversation tranquillisa en partie la comtesse, mais il lui restait toutefois quelque inquiétude. Vronskï avait dit à Kitty que lui et son frère étaient habitués à se soumettre en tout à leur mère, que jamais ils n’entreprenaient quelque chose d’important sans la consulter. « En ce moment, j’attends comme un bonheur particulier l’arrivée de ma mère de Pétersbourg, » avait-il ajouté. Kitty avait répété ces paroles sans y attacher la moindre importance. Mais sa mère les comprit autrement. Elle savait qu’on attendait la vieille comtesse d’un jour à l’autre, qu’elle serait contente du choix de son fils, et il lui semblait étrange que la crainte d’offenser sa mère empêchât le jeune homme de faire sa demande. Cependant, elle-même désirait tant ce mariage et l’apaisement de son trouble, qu’elle y croyait volontairement. Quelque amertume qu’éprouvât la princesse au sujet du malheur de sa fille aînée Dolly, qui se préparait à quitter son mari, son inquiétude pour sa fille cadette absorbait tous ses autres sentiments. Aujourd’hui, l’apparition de Lévine avait éveillé en elle un autre souci : elle craignait que sa fille, qui, lui semblait-il, pendant un temps, avait eu quelque penchant pour Lévine, ne refusât Vronskï par un scrupule excessif, bref que l’arrivée de Lévine n’embrouillât l’affaire si près d’aboutir.

— Est-il arrivé depuis longtemps ? demanda la princesse au sujet de Lévine, tout en revenant à la maison.

— Aujourd’hui, maman.

— Je veux te dire une chose… commença la princesse, et à son visage sérieux et animé Kitty devina de quoi il s’agissait.

— Maman, dit-elle en rougissant et se tournant vivement vers elle, je vous en prie, je vous en prie, ne me dites rien… je sais, je sais tout.

Elle désirait la même chose que sa mère, mais les motifs du désir de sa mère la blessaient.

— Je veux dire seulement qu’en donnant de l’espoir à l’un…

— Maman, chère maman, au nom de Dieu, ne parlez pas. C’est si terrible d’en parler.

— Je n’en parlerai pas, dit la mère en voyant des larmes dans les yeux de sa fille. Dis-moi une seule chose, mon aimée : tu m’as promis de ne pas avoir de secrets pour moi… Tu n’en auras pas ?

— Jamais, maman, je n’aurai aucun secret, répondit Kitty en rougissant et regardant en face le visage de sa mère. — Mais je n’ai rien à dire maintenant… moi… Si même je le voulais… je ne saurais… je ne sais…

« Non, elle ne peut mentir avec de tels yeux », pensa la mère souriant de son émotion et de son bonheur. C’était justement ce qui se passait maintenant dans l’âme de Kitty, cet événement si important et si considérable pour la pauvrette, qui causait le sourire de la princesse.