Texte paru dans la Nouvelle Revue Française N°127 avril 1924


À Roger Martin du Gard.

Madame Walter tricotait ; Anna lisait. « Va te pro-
mener, dit Madame Walter ; les gros nuages sont passés
et l'air te fera du bien. — Me promener, répliqua Anna,
quand je tiens en mains l’histoire d’un dieu ! — Tu lis
l'Evangile, interrogea Madame Walter. — Non, la Vie en
fleurs, d'Anatole France. Que penses-tu d’Anatole France ? »
Madame Walter rattrapa une maille en fronçant le sourcil,
puis répondit : « Il est à l’Index ; je n’en pense rien. — Je
lui pardonnerais la correction de son style, poursuivit
Anna, s'il ne chérissait pas tant les Anciens : Athènes,
Rome, cela t'intéresse ? — Pas du tout, répondit placide-
ment Madame Walter. — Tu vois ! Il est vrai que ce n’est
pas une raison. Mais moi je m'en moque, ce qui est plus
grave. J'aime mieux les jeunes gens qui écorchent le fran-
çais, volontairement ou parce qu’ils l’ignorent. » Madame
Walter redressa la tête. « Il] ne faut pas faire de fautes
d'orthographe. — Oui, applaudit Anna, l'orthographe
d’abord, la pensée suivra. » Madame Walter hocha la tête.
« Tu es une petite indépendante. — Et d’abord, coupa
Anna, je suis de mon époque. Je ne connais que ce que
j'aime ou ce que je déteste ; le passé n'existe pas.. Homère
m'ennuie ; Racine est un discoureur, le lycée est un étei-
gnoir et je ne vais plus à la messe. — Ce n’est pas ce
que tu fais de mieux, soupira Madame Walter. — Enfin,.
afirma Anna, ceux que j'aimerai, que je lirai, ce ne seront
jamais les vieux de tout âge qui grimacent derrière Virgile,
Racine ou Hugo,;:même s'ils écrivent purement, mais les
jeunes, les vrais vivants, qui se pencheront sur lâme char-
mante que je leur offre et qui sauront démonter mes sou-
rires. Ça, c’est bien parler, conclut-elle en avalant sa salive,
et en replantant son peigne dans ses cheveux. — Qu’est-
ce que cela prouve, demanda Madame Walter, qui avait
compris quelques phrases. — Qu’Anatole France est un
fossile, termina Anna. Maman, je veux concourir au
prochain championnat de tennis. » Madame Walter, qui
ne découvrait jamais la liaison secrète des idées de sa fille,
l’accusa d’être inconséquente. « Et moi, répliqua Anna,
est-ce que je te reproche d’être logique ? — Mon Dieu,
où va-t-elle chercher toutes ces réponses, demanda
Madame Walter aux rosaces du plafond. — Les oiseaux
m'invitent et les fleurs m'appellent ; je vais leur dire bon-
jour. Je te rapporterai un bouquet. » Elle embrassa sa
mère, fit glisser ses lunettes, démailla son tricot, jeta à
terre la Wie en fleurs et sortit en chantant. Madame Walter
ramassa le livre, déplia les pages froissées, et, remuant les
lèvres, fit monter des prières vers le Paradis.

Madame Walter entra lugubrement, tendant le journal,
sans mot dire. « Qu’y at-il, demanda Anna, qui nouait
un ruban rouge au coup de Flip. — Madame Perrin est
morte, répondit Madame Walter d’une voix caverneuse ;
on l’enterre demain à dix heures. » Anna lâcha le nœud
à moitié fait. « Ni fleurs ni couronnes, poursuivit
Madame Walter de son ton naturel, ça paraît plus chic et
c’est tout économie. Pauvre petite dame, si douce, si polie :
elle a sûrement retrouvé le bon Dieu. Rends-moi le journal,
je n’ai pas encore lu le feuilleton. » Madame Walter sortit
sereinement. Anna demeurait pâle, sans voir son chien qui
attendait une caresse. L'idée de la mort lui gelait le sang
dans les veines, et, par une sympathie maladive, la nou-
velle du décès d’une personne qu’elle avait fréquentée la
remplissait d'autant d'horreur que si on lui eût annoncé sa
propre fin. Elle se leva et tourna machinalement autour de
la table. « Alice Perrin, murmura-t-elle, elle avait quatre
ans de plus que moi. Maintenant elle n’est plus qu’une
jeune morte sous des fleurs fraîches. » Elle perdait pied
dans ses émotions et quittant toute pudeur, répétait des
phrases déjà dites, avec un frémissement qui les rendait
naïves et touchantes : « Moi aussi, poursuivit-elle, moi que
voici si intelligente et si prête à donner des baïsers, on me
soudera dans une boîte polie ; on aura mouillé de larmes
mes muscles détendus ; on versera des prières, des béné-
dictions et du gravier sur mes nerfs qui ne résonneront
plus, et je glisserai dans une éternité de néant et de ver-
mine. « Mais quand ; mais quand, dit-elle encore sans
esprit : chaque mort me rappelle mon tour ; pourvu que ce
ne soit pas bientôt. » Elle se sentit soudain touchée sans
remède, s’abattit dans un fauteuil et, sanglotant faiblement,
perdant ses sens, elle attendit la mort. Quand elle entrou-
vait les yeux, il lui semblait que les choses tournassent
autour d'elle, en attendant qu’elles disparussent pour tou-
jours ; elle refermait sa paupière avec résignation. Flip, qui
s’ennuyait, lui lécha la main. Graduellement, elle reprit
possession d’elle-même. Elle sourit en gardant une crainte
religieuse de l’effroi qui fondait. « O belle vie, dit-elle alors,
qui te termineras si mal, je serais bien bête de ne pas jouir
de toi. Je cueillerai les fruits, j'arracherai même les bran-
ches. Je me jure de ne laisser jamais que les écorces et les
noyaux. » Elle se leva, respira fort, et, pour jouir de leur
mobilité, agita ses jambes, ses bras ; puis elle dénoua sa
chevelure, s’ÿ noya les mains, et, devant la glace, examina
les lignes de son corps périssable.

Anna, pour achever de se remettre, descendit au jardin.
La fraîcheur de l’herbe lui rappela sa jeunesse, qu’elle pro-
” mena triomphalement dans la rosée et sous le soleil touran-
geau de dix heures. « Jai vingt ans, disait-elle aux rosiers
en leur dérobant des roses, et surtout je sais que j'ai vingt
ans ; dans mon corps plein d'amour et d’agilité, je sens mon
esprit apte à toutes les gymnastiques et à fleurir sous toutes
les lumières..Ma vie est claire, charnue, triche de sucs et
d'épices. » Elle s'arrêta devant une chenille de soie verte
qui traversait l’allée en se gonflant et en se détendant ;
Anna la regarda avec une curiosité sympathique, parce
qu’elle était riche, colorée, vivante. Elle ne l’écrasa pas
malgré les ordres de Madame Walter, mais avec un brin
d’herbe la renversa sur le dos, pour lui procurer la joie de
lutter, de reconquérir son équilibre normal, de vivre plus
pleinement. Entre deux massifs de lauriers-cerise, Anna.
fut surprise par la caresse tenace et inextricable d’un fil de
la vierge ; elle lutta contre lui de bonne grâce, puis parvint
au verger, y déroba une pêche de vigne. « J'ai vingt ans,
murmura Anna ; les moineaux et les lézards courent dans
la treille ; l’herbe du sentier fait couler sur ma cheville les
dernières gouttes de sa rosée ; les papillons recommencent
leurs parties de cache-cache avec le soleil : je vais m’amuser
aussi. » Elle appela son chien Flip, courut à côté de lui,
tandis que Flip lui mordillait les mains et aboyait en trébu-
chant. Quand elle fut essouflée, elle s’assit, coucha de
force Flip auprès d’elle, et, lui secouant la patte: « J'ai
vingt ans, Flip, lui dit-elle, je ne sais ni aboyer, ni dresser
des oreilles mobiles pour manifester mon plaisir, mais me
voici maintenant aussi joyeuse, aussi ingénue que toi. »
Elle l’embrassa sur les poils doux du museau, effeuilla sur
elle, sur le chien, sur l'allée, les roses entrouvertes qu’elle
avait glissées dans son corsage, puis mordit dans la pêche de
vigne qu’elle avait conservée. Au bout de quelques minu-
tes, elle se leva. « J'ai vingt ans, redit-elle encore, Marcel
va venir et je suis belle. » Elle alla silencieusement, der-
rière les cerisiers sans fruits, dans un gazon noyé de
lumière, et, les cheveux tombants, les dents claires sous ses
lèvres craintives, avec sauvagerie et reconnaissance, elle
offrit son sein étonné aux baisers du soleil.

Madame Walter était sortie : « Je ne devrais pas vous
recevoir, dit Anna à Marcel que la bonne introduisait, donc
entrez. » Marcel hésita. « Mais si votre mère sait...
— Vous manquez de perversité, soupira Anna — moi
aussi, d’ailleurs ; mais du moins j'essaie de me faire illu-
sion. Ayant déposé son chapeau au coin du piano et
enlevé ses gants, Marcel s’approcha d’elle avec un sourire
tranquille. « Vous êtes heureux ? demanda Anna. —
Oui, répondit-il, en s’épanouissant. — Tant pis, répliqua-
t-elle. Elle glissa vers lui, lui mit les mains sur les épaules,
et le conduisit auprès d’un divan, en murmurant: « Je me
demande pourquoi je vous aime ? » Marcel se secoua comme
un chien mouillé : « Ne raisonnez pas, supplia Marcel. »
Anna colla sa bouche à la sienne, le fit tomber sur le
divan ; elle l’y maïntint par les oreilles, comme elle avait
l'habitude de maintenir Flip, et le regarda longtemps sans.
rien dire. Enfin elle haussa les épaules et s'anima : « Je
déteste le banal et voici que j'y trébuche. Je suis l’oie
blanche qui se demande ce que c’est que l’amour. Il me
faut au moins une belle formule, et je ne la trouve pas.
L'amour, c’est. je barbouille des étiquettes ; aucune ne
peut s'appliquer. » Marcel l’interrompit : « Lâchez-moi
l'oreille, vous la tirez. Et laïissez-moi changer la position de
mon cou, j'attrape la crampe. — Soit, mais qu'est-ce que
l'amour, poursuivit Anna ? — C’est quand vous me faites
mal à l'oreille, soupira Marcel en se frottant. » Anne s’éten-
dit sur lui de tout son long, appuyant ses seins contre la
poitrine de Marcel. « Vois-tu, ce qui me gêne dans mes
recherches, c’est toi. On ne définit bien qu’un sentiment
qu'on n'éprouve pas. » Puis ayant soupiré : « Je sens bien
que nous n’aboutirons pas, » elle lui happait les lèvres, aspi-
rait sa langue. Marcel la serraît fort. Elle murmurait : « Tu
es solide, tes joues bleues sont dures ; tu me fais mal ; tu
as des poils aux poignets ; ton menton pique; c’est bon. »
Puis elle s’énerva et cria : « Tu ne vois donc pas que j'at-
tends. Situ ne me prends pas, je te haïrai toujours. »
Elle releva la tête. « Etsi tu me prends, je te haïrai égale-
ment. Ça sufht, conclut-elle en se redressant. Maman va
rentrer. Ma robe serait froissée. Changeons le décor. »
Marcel, encore haletant et les yeux un peu battus, la regar-
dait: « Je suis folle ? Non, dit-elle. Je suis avant tout
une jeune fille qui a des scrupules. Cher Marceï, attendez
une minute, poursuivit Anna, Je vais vous montrer mon
dernier chapeau ; vous me direz votre goût. » Elle disparut.
Marcel redressa son nœud de cravate.


  • *


Anna n’était pas revenue du tennis. Marcel ne trouva que
Madame Walter. « Monsieur Marcel, dit Madame Walter,
en lui montrant le fauteuil usé dont on se servait, je suis
heureuse de causer avec vous. » Elle étendit les bras d’un
geste pathétique : « Soignez bien mon Anna. » Marcel,
ému, hocha la tête, et dit en soupirant : « Je l'aime tant.
— Elle vous le rend bien, allez, dit Madame Walter. Elle a
l'air un peu tête brûlée ; au fond, il n’y a pas plus sérieux :
c'est ma fille. — Il faut savoir la prendre, dit Marcel, je n’y
réussis pas toujours. — Moi non plus, avoua Madame Wal-
ter. — Je ne suis pas assez instruit, poursuivit Marcel. —
Elle est un peu originale, continua Madame Walter ; mais
elle finira bien par se mettre en ménage. — Elle est bien
belle, reprit Marcel. — Et elle joue du piano. — Elle est
intelligente. — Si c’était un homme, conclut Madame Wal-
ter, elle gagnerait tout l'argent qu’elle voudrait. — Et Elle
croit, dit Marcel, que nous méconnaissons sa valeur. » Il
hésita puis dit avec timidité : « Enfin, croyez-vous qu’elle
m'aime ? — Pardi, répliqua Madame Walter, sans cela elle
ne vous épouserait pas. — C'est vrai, dit Marcel rassuré.
— C’est que je la connais bien, mon Anna, conclut
Madame Walter. » Ils se regardèrent avec’ reconnaissance.
Anna, s'étant assise sous les arbres, assistaitau libre jeu
de son esprit. « La verdure ne me vaut rien, gémit-elle,
je m’amollis, j’accepte toutes les pensées : et pourtant, quand
tant de siècles l'ont chéri, ai-je encore le droit de me laisser
caresser par le printemps. Est-ce grandeur ou folie, je me
veux intacte. Je n’accepte aucun sentiment déjà porté et
quand les autres jeunes filles s’habillent en vert, je choisis
le rouge. Une pensée toute mâchée me donne envie de
vomir, de même qu’une phrase toute faite. Je n'aime à jouer
avec les idées que lorsqu'elles se présentent nettes et intac-
tes, comme des cerises mangées à la branche. » Elle se tut,
fit tomber une fourmi qui grimpait le long de sa jambe,
puis, les traits plus humaïns, continua plus simplement :
«Il est douloureux d’être ce que je suis. Je meurs d'envie
de me servir de mon cœur, je n’ose pas et je me borne à
désirer Marcel ; si j'aimais, mon esprit se mettrait dans mon
amour et rongerait tout. Si je prends de moi une certaine
vue, je me découvre outrageusement simple ; et une autre,
outrageusement compliquée. Et la vérité, c’est que je ne
suis qu’une enfant précoce, qui s’analyse trop pour ne pas
s'inventer. Je ne demande qu’à fermer les yeux, et à rece-
voir une caresse simple, qui me rendrait la santé. » Elle
leva la tête et croqua mélancoliquement une cerise. — « Et
au bout de cinq minutes, conclut-elle, j'en aurais assez ; je
reprendraisavec une déchirante volupté mon inquiétude,
et je me remettrais à envoyer des baisers au public, qui n’a
pas besoin de savoir que je suis malheureuse. »