Anita : Souvenir d’un contre-guérillas
n se battait ferme et dru chez Dupin.
Surtout lorsqu’on avait l’honneur d’appartenir à la 2ème compagnie montée de la « Contreguérilla » : compagnie commandée, s’il vous plaît, par un petit-fils du maréchal Ney.
Fameux régiment que celui-là, je vous en donne ma parole, lecteur !
Chez Dupin — comme nous disions alors — on buvait sec, on faisait ripaille dans les entr’actes ; mais le premier appel du clairon nous faisait rentrer en scène, et nous avions la réputation de nous battre comme des enragés ; ce qui faisait que les Chinacos nous avaient appliqué le gentil sobriquet de diabolos colorados, — ce qui veut dire « diables rouges. »
Ils avaient, ma foi, raison de ne pas nous adorer, ces bons Mexicains, car nous leur rendions bien la pareille et avec intérêts encore.
C’était au premier jour de février 1866, si je me rappelle bien. Nous étions de passage à Monterey, venant de Matamoros, et en route pour rejoindre la division Douay, qui était campée sous les murs de San Luis Potosi.
Notre escadron escortait un convoi de vivres. Comme les muletiers mexicains ne sont jamais pressés, et que le train n’avançait pas vite, j’avais demandé et obtenu la permission de devancer le détachement d’un jour ; et je me trouvais à Monterey, vingt-quatre heures avant mes camarades.
Puisque j’ai tant fait de vous dire que je tenais à passer un jour à Monterey, autant vaut compléter tout de suite ma confidence, et vous avouer que les yeux noirs d’une senorita étaient pour beaucoup dans cette décision prise à la hâte.
J’étais maréchal des logis chef de mon escadron, et je n’aurais voulu, pour rien au monde, manquer l’occasion de donner un coup de sabre qui aurait pu me valoir la contre-épaulette de sous-lieutenant, alors l’objet de tous mes rêves.
J’arrivai donc au galop en vue de la Silla, et, un quart d’heure plus tard, j’apprenais que l’objet de ma course au clocher était depuis quelques jours chez une de ses parentes, à Salinas.
Jugez de mon désespoir.
Que faire ?
Je tenais à voir Anita, et Salinas était à une distance de dix bonnes lieues de Monterey. Je n’avais que vingt-quatre heures d’avance sur la colonne, et il m’était tout à fait impossible de penser à faire trente lieues en un jour sur mon cheval qui était déjà fatigué, et de pouvoir reprendre ensuite la route avec mes compagnons d’armes.
J’étais furieux de ce contretemps, quand je me rappelai fort à propos que j’avais une cinquantaine de dollars dans mes goussets. À Monterey, un bon mustang s’achète et se vend pour deux onces d’or.
Je trouvai tout de suite un maquignon qui me fournit une monture respectable pour vingt-cinq dollars, et après avoir confié mon fidèle Pedro — mon cheval — aux soins du garçon d’écurie de l’hôtel San Fernando, je me préparai à prendre la route de Salinas.
On me fit bien remarquer que les Chinacos avaient été vus dans les environs depuis quelques jours, mais, quand on est militaire et amoureux, on se moque de tout — même et surtout des choses les plus sérieuses.
J’étais donc décidé à tout braver, fatigues et juaristes, pour avoir l’ineffable plaisir de contempler pendant quelques instants les yeux noirs de ma novia.
Je plaçai de nouvelles capsules sur mes revolvers américains, et je pris une double ronde de cartouches pour ma carabine Spencer.
II
Quelques instants plus tard, je galopais sur la route poudreuse qui longe la base des montagnes élevées qui entourent Monterey. Mon cheval faisait merveille, et j’étais enthousiasmé de la surprise que j’allais causer à mon Anita, qui me croyait encore à Victoria, guerroyant contre ce brigand de Canalès.
Je répondais d’un air souriant aux buenos dias hypocrites des rancheros que je rencontrais sur la route. Il était notoire que ces coquins nous disaient bonjour du bout des lèvres, tandis que dans leurs cœurs, ils nous vouaient à tous les diables. Mais j’étais de bonne humeur et j’oubliais pour le moment que j’étais en pays ennemi.
Je fis ainsi, sans y penser, cinq ou six lieues. Le cœur me battait d’aise à la pensée de l’heureuse inspiration que j’avais eue de me procurer une nouvelle monture, ce qui me permettrait de passer sept ou huit heures auprès de l’objet de mes affections. C’est là une dose de bonheur énorme pour un militaire en campagne, croyez m’en sur parole, heureux lecteur qui n’êtes jamais sorti de la paisible catégorie des pékins.
Je galopais donc content de moi-même et ne pensant nullement au danger, quand j’arrivai au gué d’une petite rivière qu’il me fallait traverser pour continuer ma route. Je lâchai la bride à mon cheval pour lui permettre de s’abreuver à l’eau claire qui coulait sur un lit de cailloux ; et j’étais en train de rouler une cigarette, quand le bruit des pas de plusieurs chevaux me fit tourner la tête. Je vis cinq ou six cavaliers qui se dirigeaient vers moi, mais qui, évidemment, jusque-là, ne m’avaient pas encore aperçu. Leur tenue demi-militaire me fit un devoir de m’assurer à qui j’avais affaire, avant de les laisser s’avancer plus près, et je les interpellai de la phrase sacrementelle :
— Quien vive ?
— Amigos ! répondirent en chœur mes interlocuteurs qui s’avançaient toujours, et qui me lancèrent en passant des bonjours qui me parurent équivoques. Je les laissai s’avancer et traverser la rivière, mais je résolus de ne pas les perdre de vue, pour éviter toute espèce de malentendu avec des personnages que je soupçonnais fortement d’appartenir à quelque bande du voisinage. Je les suivis donc à distance, bien décidé à ne pas leur donner la chance de se cacher dans les broussailles et de me lancer une balle à la manière habituelle des brigands à qui nous faisions la guerre.
Je crus m’apercevoir que l’un d’eux tournait de temps en temps la tête, comme pour bien s’assurer que je le suivais toujours, mais j’en arrivai bientôt à ne plus y porter attention et à croire, qu’après tout, ces pauvres diables pouvaient bien n’être que de paisibles fermiers qui revenaient de Monterey. Je me relachai donc de ma surveillance et je retombai peu à peu, dans la série d’idées couleur de rose que m’inspirait l’espoir de me trouver bientôt auprès d’Anita.
Vous souriez probablement, lecteur, de mon infatuation amoureuse quand je vous nomme ma passion ; mais avant de vous raconter les aventures que me valut cet attachement digne d’un meilleur sort, laissez-moi vous dire qu’elle en valait la peine, ma Mexicaine.
Voilà bientôt quinze ans que je l’ai oubliée, et, parole d’ex-contre-guérillas, quand j’y pense par hasard, je me surprends à regretter la plaza de Monterey et les charmantes causeries que nous y faisions — Anita et moi — en écoutant la musique du 95ème. Je faisais retentir mes éperons et sonner mon grand sabre de cavalerie sur le pavé, et elle souriait sous sa mantille — la coquine — aux officiers d’état-major qui me jalousaient ma bonne fortune.
III
Mais revenons à la grande route de Salinas et aux cavaliers inconnus qui galopaient devant moi.
J’avais donc fait taire mes soupçons, et j’avais même oublié toute idée de danger, quand j’arrivai, toujours au galop, à un endroit où la route faisait un brusque détour. Mes Mexicains de tout à l’heure m’attendaient là le revolver au poing, et je fus accueilli par un brusque :
— Alto ahi ! — halte là !
Mon cheval se cabra, et ma main droite fouillait encore les fontes de ma selle, quand j’entendis derrière moi le sifflement bien connu du lasso. Je sentis la corde se resserrer autour de mes épaules et un instant plus tard je roulais dans la poussière. Un brigand de Chinaco m’avait ficelé par derrière, pendant que ses dignes compagnons me mettaient en joue par devant.
Jolie position pour un sous-officier qui avait l’honneur de servir sous Dupin. Je me sentais attrapé comme le corbeau de la fable.
En vrais Mexicains qui font leur métier avec un œil aux affaires, mes braves adversaires commencèrent par me dépouiller de tout ce que je possédais et qui pouvait avoir pour un sou de valeur, me donnant par ci par là quelques coups de pieds pour me faire sentir que j’étais à leur merci. Les épithètes les plus injurieuses ne me manquèrent pas non plus, pendant que l’on me liait solidement les bras de manière à me mettre dans l’impossibilité de faire un seul mouvement pour me défendre.
Je souffris tout en silence, me réservant mentalement le droit de me venger au centuple si jamais l’occasion s’en présentait.
On me plaça sur mon cheval, et, après qu’on m’eût attaché les jambes à la sangle afin qu’il ne me prît aucune envie d’essayer à m’échapper, nous laissâmes la grand’route pour nous enfoncer dans les broussailles. Après avoir voyagé pendant quelques heures, nous arrivâmes à une mauvaise hutte abandonnée, située sur les bords d’un ruisseau qui descendait des montagnes pour se jeter probablement dans le Sabinas.
Nous y passâmes la nuit, et l’on me fit l’honneur de placer une sentinelle pour veiller sur moi, précaution bien inutile, grâce aux liens dont j’étais littéralement couvert des pieds à la tête.
Avec une libéralité que je n’attendais pas d’eux, mes gardiens me donnèrent ma part d’un souper excellent qu’ils préparèrent avec soin, et ils m’offrirent même un bon verre de mezcal que j’acceptai volontiers.
Aux questions que je fis pour savoir ce que l’on prétendait faire de moi, on répondit invariablement que je saurais le lendemain soir à quoi m’en tenir à ce sujet.
J’attendais avec une impatience que vous comprenez, lecteur, l’heure qui m’apprendrait le sort qui m’était réservé.
Je dormis tant bien que mal, et nous reprîmes de bonne heure un sentier qui conduisait à la grand’route.
J’étais toujours ficelé jusqu’aux oreilles, et je faisais fort piteuse mine entre les deux grands gaillards chargés de me garder.
Vers midi, nous avions atteint Lampasas ; et ce n’est que lorsque j’aperçus un bataillon de Chinacos qui grouillaient sur la place publique, que je commençai à comprendre ce qu’on voulait de moi.
Je sentis que, selon leur habitude, les juaristes allaient d’abord essayer de me faire causer, en m’offrant probablement un grade quelconque comme prix des renseignements que je pourrais leur donner, et que, si je m’y refusais absolument, on pourrait bien me faire passer l’arme à gauche.
Cette manière d’agir avec leurs prisonniers était proverbiale chez les Mexicains, et je m’y attendais avec un calme assez mal emprunté à mon dessein bien arrêté de paraître indifférent au danger de ma position.
IV
Je réfléchissais encore aux vicissitudes de la vie de soldat, lorsque une ordonnance vint m’annoncer que l’on m’attendait chez le général Trevino, dont la brigade se trouvait de passage à Lampassas.
Je connaissais Trevino de réputation comme l’un des bons généraux qui avaient accepté du service sous Juarez, et je remerciai mentalement mon étoile de cette sorte de bonne fortune dans mon malheur.
Après avoir coupé mes liens pour me permettre de marcher, on me conduisit dans une grande salle, au rez-de-chaussée du palais municipal, où l’on me fit attendre le bon plaisir de Son Excellence le général commandant supérieur.
Si l’exactitude est la politesse des rois, il nous a toujours paru évident que les rois du Mexique devaient être d’une impolitesse criante, à en juger par la conduite des fonctionnaires de la république actuelle.
On me fit attendre deux longues heures sans boire, ni manger ce qui me parut d’un mauvais augure pour la bonne humeur du général.
Quand la vie d’un homme est en jeu, il devient superstitieux en diable, et les événements les moins importants sont à ses yeux des pronostics sérieux.
On me transmit enfin l’ordre d’avancer, et je me trouvai, en présence de celui qui allait décider, si, selon la coutume, je devais aller avant longtemps me balancer au bout d’un lasso, suspendu aux branches de l’arbre le plus voisin.
J’entrai d’un pas ferme et en prenant un air assuré qui s’accordait assez mal avec les idées noires qui se croisaient dans mon cerveau.
Plusieurs officiers étaient assis autour d’une table couverte de cartes et de dépêches. Le général, en petite tenue, arpentait la salle de long en large et semblait absorbé dans ses pensées. Au bruit que firent mes gardes en entrant, il leva la tête et me fit, de la main, signe d’avancer près de lui.
— Mes hommes m’apprennent, dit-il, qu’ils vous ont arrêté sur la route de Monterey à Salinas ; et il me paraît pour le moins curieux que vous ayez eu l’audace de vous aventurer sur un terrain complètement au pouvoir de nos troupes depuis plusieurs mois. Ceux qui vous ont fait prisonnier vous accusent d’espionnage, et m’est avis qu’ils ont raison. Qu’avez-vous à dire pour vous défendre ?
— Rien, général. Il est permis à vos gens de m’accuser d’espionnage quand vous savez que je ne puis apporter aucune preuve pour les contredire. Je connais les lois de la guerre pour les avoir plusieurs fois exécutées moi-même sur l’ordre de mes supérieurs. Je ne suis pas un espion, mais il m’est probablement impossible de vous le prouver. Les raisons qui m’ont porté à entreprendre le voyage de Salinas sont d’une nature tout à fait pacifique ; je vous en donne ma parole de soldat.
Le général fixa sur moi un œil scrutateur, mais je supportai son regard avec une assurance qui me parut produire un bon effet.
— Et ces raisons, quelles sont-elles ?
Je baissai la tête en souriant et je relatai au général étonné, mon amour pour Anita et ma résolution de lui dire bonjour en passant par Monterey. Je lui fis part de ma résolution de me rendre à Salinas, malgré les avis que j’avais reçus de la présence des juaristes en cet endroit, et je lui racontai mon arrestation subséquente par ses hommes.
Il continua sa promenade pendant quelques minutes, en paraissant réfléchir à la plausibilité de mon histoire ; puis se tournant vers moi tout à coup :
— Vous me paraissez un bon diable, dit-il et je crois que vous me dites la vérité. Mais si vous n’étiez un des hommes de Dupin, j’ajouterais à peine foi à vos paroles. Votre régiment se bat comme une brigade et les bons soldats sont amoureux en diable les Français surtout. Que diriez-vous, sergent, si je vous offrais les épaulettes de capitaine dans un de mes régiments de lanceros ?
— Je dirais, général, que vous voulez probablement vous moquer de moi, ce qui serait à peine généreux de votre part.
— Rien de plus sérieux. Dites un mot et vos armes vous seront rendues avec votre liberté. De plus, comme je vous l’ai déjà dit, une compagnie de braves soldats de la République Mexicaine sera placée sous vos ordres.
— Général Trevino, répondis-je en me redressant et en le regardant en face, si quelque malheureux, oubliant son devoir et son honneur de soldat loyal, a pu sans mourir de honte prêter son épée dans de telles conditions, apprenez que je ne suis pas un de ces hommes-là. Plutôt mille fois mourir simple soldat fidèle à mon devoir d’honnête homme, que de vivre avec un grade que j’aurais acheté au prix d’une trahison honteuse.
— Est-ce là votre dernier mot ?
— Oui, général.
— Et vous avez bien réfléchi ?
— J’ai bien réfléchi.
Le général parut absorbé dans ses pensées pendant quelques instants, puis se tournant vers l’un de ses aides-de-camp :
— Capitaine Carrillos, dit-il vous verrez à ce que le prisonnier soit conduit sous bonne escorte au camp de Santa Rosa, pour y être interné jusqu’à nouvel ordre. Et faisant signe de la main aux gardes qui m’avaient introduit, il me renvoya au corps de garde en attendant mon départ qui ne devait pas longtemps tarder.
V
Pour le moment j’avais la vie sauve ; mais, s’il me fallait en croire les récits de ceux de nos soldats qui avaient eu l’expérience de quelques mois de captivité chez les Mexicains, je n’avais guère à m’en féliciter.
Les Mexicains, à de rares exceptions près, traitaient leurs prisonniers un peu à la manière des Indiens des plaines de l’Ouest.
Chez eux, c’était l’esclavage accompagné de tous les mauvais traitements que suggérait à ces soldats demi-brigands leur nature sauvage et vindicative.
Il me restait cependant une dernière chance : l’évasion.
Coûte que coûte, j’étais bien décidé à tout risquer pour recouvrer ma liberté. Aussi, commençai-je à l’instant même à former des plans plus ou moins pratiques pour m’échapper des mains des Chinacos.
Le lendemain, de grand matin, flanqué de deux cavaliers et ficelé de nouveau des pieds à la tête, je prenais la route de Santa Rosa.
Comme nous étions en pays ami pour les juaristes, mes gardes me laissèrent une certaine latitude ; et n’eussent été les liens qui me gênaient terriblement, je n’aurais pas eu trop à me plaindre de ces messieurs. Trente-six heures de route devaient nous conduire au camp, et, en attendant, je me creusais la tête pour trouver le moyen de tromper mes Mexicains.
Si j’avais eu de l’or, j’aurais pu les acheter corps et âmes, car il est proverbial que ces braves descendants de Cortez — comme leurs ancêtres — ne savent guère résister aux appas d’une somme un peu respectable ; mais je n’avais pas un sou. On m’avait tout enlevé.
Nous campâmes, le premier soir, aux environs de Monclova, et je passai la nuit à méditer des plans d’évasion, tous les uns plus impossibles que les autres.
Nous nous remîmes en route de bonne heure, dans l’espérance — pour mes gardes, bien entendu — de pouvoir atteindre le soir même le but de notre voyage.
Je commençais à croire, après tout qu’il me faudrait attendre une occasion plus favorable, et je me résignais à subir mon sort tant bien que mal, quand vers trois heures de l’après-midi, nous nous arrêtâmes à la Hacienda de los Hermanos pour reposer nos chevaux et prendre nous mêmes un dîner dont nous avions grand besoin.
Là, j’appris d’un péon — domestique — que les Français avaient été vus la veille sur la route de Paso del Aguila, et un rayon d’espérance vint relever mon esprit abattu.
Mes gardes se hâtèrent de prendre un mauvais repas composé de tortillas et de frijoles dont ils m’offrirent une part assez libérale que j’acceptai avec plaisir.
Ils avaient appris comme moi que les Français rôdaient dans les environs, et ils tenaient probablement à atteindre Santa Rosa le soir même, afin de se trouver à l’abri des attaques des éclaireurs impériaux qui battaient la campagne.
Ils ignoraient que je fusse au courant de la cause de ce départ précipité, mais comme je l’ai dit plus haut, j’en avais été informé aussitôt qu’eux.
Je désirais donc ardemment ce qu’ils paraissaient redouter : — la rencontre de quelque détachement de troupes françaises qui auraient bien pu intervertir les rôles et les faire prisonniers à leur tour en me rendant la liberté.
VI
Nous nous mîmes en route en grande hâte et je crus m’apercevoir, cette fois, que j’étais devenu l’objet d’une surveillance beaucoup plus sévère. On avait resserré mes liens avec une sollicitude qui ne me présageait rien de bon ; et il était à craindre qu’en cas d’une attaque soudaine je fusse le premier à recevoir les balles amies des Français.
Nous galopions cependant depuis une heure et nous n’avions encore rien aperçu qui pût donner raison aux craintes de mon escorte.
Malgré tout, j’espérais toujours, et mon attente ne fut pas de longue durée.
Soudain un bruit lointain de voix animées parvint à mes oreilles et mes gardes firent une halte spontanée. Ils se consultèrent à voix basse et l’un d’eux se tournant vers moi :
— Je vous avertis, dit-il, qu’au premier mouvement suspect de votre part, je vous brûle la cervelle.
Mouvement suspect ! J’aurais bien voulu pouvoir en faire de ces mouvements-là, entortillé comme je l’étais par un lasso en cuir qui me mordait dans les chairs.
J’aurais pu crier ; mais mes diables de Chinacos ne m’en laissèrent pas la chance. On me baillonna précipitamment, en m’étouffant sous les plis d’un mauvais foulard qu’on avait oublié de me confisquer, lors de ma capture sur la route de Salinas.
Je m’aperçus que mes deux juaristes auraient voulu se voir à cent pieds sous terre, quoiqu’ils ne fussent pas encore certains de la nature des bruits qui nous arrivaient de plus en plus distincts.
Pour moi, je n’avais qu’à faire le mort, — et à me résigner, impatiemment si vous le voulez, mais c’est à peu près tout ce que je pouvais faire dans des circonstances aussi peu rassurantes. En attendant, mes Mexicains demeuraient indécis et ne savaient évidemment quel parti prendre.
Il ne restèrent pas longtemps dans l’attente.
Un éclat de rire prolongé accompagné d’un juron formidable venaient de nous apprendre à qui nous avions affaire.
Les Français s’approchaient en nombre.
Un brusque détour de la route seul les empêchait de nous apercevoir.
Mes Mexicains ne furent pas lents à saisir la situation et à tourner bride.
Enfonçant leurs éperons aux flancs de leurs chevaux, et forçant ma monture à prendre les devants, ils partirent à fond de train, poursuivis par les troupiers français qui venaient de nous apercevoir.
Nos chevaux bondissaient et allaient comme le vent sur la route que nous venions de parcourir.
Attaché comme je l’étais sur mon cheval qui ne sentait pas la main d’un cavalier pour le conduire et qui faisait des efforts pour me désarçonner, je fus pris d’un vertige qui me fit bientôt perdre connaissance.
J’entendis vaguement quelques coups de feu ; j’entrevis, comme dans un rêve, l’uniforme bleu-ciel des chasseurs d’Afrique qui galopaient autour de moi, et ce fut tout.
VII
Quand je revins à moi, j’étais couché au pied d’un arbre et un tringlot me présentait une potion que je bus avec avidité.
Après avoir apaisé la soif ardente qui me dévorait, mon premier soin fut de me tâter pour voir si j’étais bien tout là. Rien n’y manquait ; j’en étais quitte pour une légère blessure à la main droite. J’avais eu la jointure du médium emportée par une balle française durant la course échevelée que m’avaient fait prendre mes amis les Chinacos. Je regardai autour de moi et je vis, non sans quelque satisfaction, que mes gardiens du matin étaient mes prisonniers du soir. Mes deux juaristes étaient solidement liés aux roues d’une voiture du train qui accompagnait l’escadron des chasseurs d’Afrique à qui je devais la liberté.
J’en étais là de mes réflexions, quand un brigadier s’avança vers moi en me demandant de mes nouvelles.
Je reconnus en lui un camarade de garnison de Tampico, et il me raconta en quelques mots que son détachement était en route de Camargo à Piedras Negras, d’où il devait aller rejoindre l’expédition qui se préparait à envahir les États de Durango et de Chihuahua.
Je remerciai ma bonne étoile d’être tombé en aussi bonnes mains.
Huit jours plus tard, le bras droit en écharpe, et ne me sentant nullement l’envie d’aller voir Anita, en passant par Monterey, je prenais la route de Matamoros par la diligence de Laredo.
Je trouvai là la première compagnie d’infanterie de la contre-guérilla, qui avait rossé d’importance, quelques jours auparavant, un bataillon de la brigade de Cortinas.
Je me présentai au capitaine commandant, qui me connaissait déjà, et qui me félicita de la bonne tournure qu’avait prise mon escapade d’amoureux.
Je rejoignis mon escadron, qui partait pour les côtes du Pacifique, et je ne revis jamais Anita, quoique je n’aie pas encore oublié nos promenades sur la plaza de Monterey.
VIII
C’était en 1869.
Ma carrière militaire avait été brusquement terminée par l’exécution du “Cerro de las Campanas”.
Après avoir visité la France avec la plupart de mes compagnons d’armes et avoir passé quelques mois à la Nouvelle-Orléans, j’avais repris le chemin du Mexique.
J’étais employé comme comptable interprète, au chemin de fer de Vera Cruz à Mexico. Cette ligne commencée depuis nombre d’années était enfin terminée sur toute sa longueur, de Vera Cruz à la capitale, et, pour célébrer cet événement, il y avait grand banquet au palais municipal de Puebla. Le président de la République y assistait accompagné d’un nombreux état major. Les gouverneurs des différents États avaient aussi répondu à l’invitation des capitalistes anglais qui avaient conduit à bonne fin, malgré les difficultés sans nombre qu’avait engendrées la guerre civile, l’entreprise de relier Mexico au littoral du golfe par une voie ferrée.
J’assistais à la fête comme employé, et la vue de tous ces généraux de l’armée de Juarez me rappelait de bien tristes souvenirs.
Par hasard, pendant le grand bal de gala qui eut lieu pour clore les réjouissances du jour, je me trouvai placé auprès du gouverneur de l’État de Nuevo Leon : le général Geronimo Trevino.
Je me rappelais la figure de celui-là : c’était mon homme de Lampasas qui avait jugé à propos de m’expédier à Santa Rosa où je n’arrivai jamais, au lieu de me faire danser au bout de la branche d’un arbre, comme on en avait l’habitude en ces temps-là.
Je lui devais de la reconnaissance. Je me fis présenter par un ami, et j’entamai la conversation.
Après les compliments d’usage en pareille occasion, je lui demandai s’il se rappelait, par hasard, les circonstances de notre première entrevue à Lampasas, en 1866.
Il se remettait ma figure et il me demanda de vouloir bien lui rafraîchir la mémoire par un récit circonstancié des événements qui avaient marqué notre première rencontre.
Je lui redis mon histoire, et il me félicita d’avoir pu, en des temps aussi difficiles, m’en tirer avec la vie sauve.
Nous causâmes longuement, et il m’avoua que j’avais eu une chance toute particulière de ne pas l’avoir rencontré quinze jours plus tard.
Je lui en demandai la raison.
— Ma brigade quitta Lampasas, le lendemain de votre départ pour Santa Rosa, me répondit-il. Nous nous rendions à Durango avec le dessein d’attaquer le colonel Jeanningros, qui s’y trouvait en garnison avec un bataillon de la Légion étrangère. Nous attaquâmes avec des forces supérieures, et force fut au brave colonel d’évacuer la ville et de se retirer devant nos troupes. Nous avions raison de croire que nous resterions en possession du pays, au moins pour quelques jours, les troupes françaises se trouvant alors en grande partie occupées dans les Terres Chaudes. Nous avions compté sans Dupin qui rôdait dans ces parages. Deux jours après notre entrée, Jeanningros, que nous croyions en pleine déroute, revint à la charge et nous attaqua assez vivement pour me décider à détacher deux régiments de ma brigade, pour le combattre en rase campagne. Ce diable de Dupin s’était concerté avec lui, et nos soldats avaient à peine franchi les fortifications et engagé le feu contre la Légion étrangère, que deux escadrons de cavaliers et une batterie de campagne des contreguérillas, cachés dans le chapparal, se ruèrent sur notre arrière-garde. Je commandais en personne, mais mes hommes crurent aux cris poussés par les “diabolos colorados” que nous avions affaire à des forces supérieures. Une panique s’ensuivit, et nous rentrâmes pêle-mêle dans Durango, après avoir perdu cinq cents hommes tués, blessés et faits prisonniers. Le soir même, à la faveur de l’obscurité, nous fûmes forcés, à notre tour, de nous retirer devant les forces combinées de Jeanningros et de Dupin. Jugez de mon humeur. C’est ce qui me fait vous dire que si j’avais eu alors entre mes mains un homme appartenant à la contreguérilla, je lui aurais tout probablement fait passer un mauvais quart d’heure.
— En effet, répondis-je, j’ai entendu le colonel Dupin lui-même raconter les détails de cette affaire. Mais que voulez-vous, général, malgré tous nos succès d’alors, les circonstances nous ont forcés d’abandonner l’espoir d’établir un empire sur le sol du Mexique. Espérons ensemble que l’avenir réserve à votre pays une ère de paix et de prospérité.
Le général me serra la main et me remercia de mes bons souhaits pour la République Mexicaine.
La foule me sépara bientôt du général Trevino, et je ne l’ai jamais revu depuis ; j’ai appris seulement qu’il s’est dernièrement rallié au gouvernement de Porfirio Diaz, après avoir eu lui-même des velléités de candidature au fauteuil de président de la République.