Animaux nuisibles à l’agriculture
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 622-639).
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LES VERS À SOIE
ET
LES MALADIES DU BOMBYX DU MÛRIER

Nous exposions ici même, il y a peu de temps, les dommages occasionnés par la propagation de certains insectes, particulièrement des hannetons, et les moyens les plus propres à nous affranchir, par une destruction active et méthodiquement conduite, des dévastations de ces coléoptères[1]. Nous voudrions aborder dans cette étude un ordre de faits tout opposé. Au rebours de ceux dont nous nous occupions alors, les insectes dont nous allons parler sont des plus précieux pour nous, et d’un autre côté l’espèce dépérit, attaquée par des maladies qui la déciment, tandis que la fâcheuse engeance des hannetons se montre vivace et florissante. Soigner et guérir les premiers n’est pas moins urgent que d’exterminer les seconds. À la réussite de l’une et de l’autre de ces entreprises sont liés de très graves intérêts ; dans toutes deux, il semble que l’homme ait la nature contre lui. Elle protège la multiplication des hannetons, nos ennemis, et s’acharne contre ces utiles vers à soie, à qui nous devons le plus brillant des filamens textiles. C’est le rôle de la science d’avoir raison de cette sorte de mauvaise volonté de la nature toutes les fois qu’elle se produit. Dans le cas présent, cette tâche a tenté et déjà en partie récompensé le zèle de beaucoup d’observateurs. On n’a pas encore, il est vrai, proposé de remède décisif ; mais on a pu du moins indiquer des palliatifs qui ne laissent pas d’être efficaces, et il est permis d’espérer que la crise qui sévit sur les magnaneries de la plupart des pays d’Europe ne tardera point à avoir un terme. Pour faire comprendre l’importance des problèmes soulevés par l’invasion du mal, nous devons indiquer quelles ont été jusqu’ici les conditions et l’étendue de la production séricicole, et avant tout dire un mot de l’insecte qui fournit la soie, de ses mœurs, des pratiques auxquelles l’élevage donne lieu. Nous rendrons compte ensuite des observations nombreuses qui ont été faites sur les maladies qui l’atteignent, des résultats auxquels ces études ont conduit. Nous exposerons enfin les tentatives qui ont eu pour but d’acclimater dans notre pays de nouvelles espèces de bombyx. Peut-être le grand trouble survenu dans une des branches de notre richesse nationale aura-t-il fait naître l’idée et les moyens de tirer parti de ressources inexploitées, et d’accroître en définitive, après l’avoir soumise à une terrible épreuve, la prospérité des industries qui ont la soie pour objet.


I.

La précieuse chenille qui sécrète la soie appartient à l’ordre des lépidoptères. Les insectes qui le composent passent tous par une série de métamorphoses, et se présentent successivement sous la forme d’œufs, de larves, de chrysalides, enfin de papillons. C’est dire que la plupart sont très nuisibles à l’agriculture, car certaines chenilles sont le fléau des arbres, d’autres exercent leurs ravages sur les plantes herbacées de la grande culture. Après leur dernière métamorphose toutefois, et quand ils sont devenus papillons, les lépidoptères peuvent être rangés parmi les plus inoffensifs et les plus gracieux représentans du règne entomologique. Malheureusement leur vie de chenille est beaucoup plus longue que leur vie de papillon. Ils ne prennent ces ailes brillantes et ce charmant aspect que pour voltiger quelques jours, perpétuer leur postérité, pondre leurs œufs et mourir, non sans avoir pris d’ingénieuses précautions pour assurer le développement des jeunes chenilles qui n’éclôront que longtemps après. C’est aux propriétés que ces insectes présentent pendant cette courte période de leur existence qu’est dû le nom de l’ordre entier. Le nom de lépidoptères est tiré de deux mots grecs qui signifient « écailles sur les ailes. » Les dessins variés et les riches couleurs que nous admirons sur les ailes des papillons sont en effet produits par une grande quantité d’écaillés microscopiques. Elles constituent la fine poussière qui s’attache aux doigts lorsqu’on prend un papillon. Ces écailles dentelées, échancrées ou arrondies, sont fixées sur la membrane incolore de l’aile par un pédicelle. Tantôt elles présentent une coloration uniforme, tantôt des teintes éclatantes harmonieusement disposées. Certaines espèces, particulièrement les espèces exotiques, les papillons de l’Inde, des Moluques, de la Chine, sont véritablement superbes. « Passer la revue de ces espèces dans la collection de notre Muséum d’histoire naturelle, dit M. Blanchard, c’est se procurer le spectacle de toutes les élégances imaginables dans les formes et de toutes les merveilles du coloris. » Quant aux chenilles, elles sont en général aussi laides que les papillons sont jolis. Quelques-unes pourtant, celles qui sont lisses, présentent dans la structure une symétrie dont la grâce n’est pas entièrement à dédaigner, et sont teintées par places d’assez vives couleurs. Ce sont les plus favorisées. Presque toujours ces corps velus inspirent une sorte de répugnance, qui pour certaines espèces d’Europe est d’autant plus légitime que les poils aigus et faciles à détacher qui les recouvrent s’implantent dans votre peau quand vous les touchez et occasionnent d’assez gênantes démangeaisons.

La famille des bombycides forme dans l’ordre des lépidoptères un groupe nombreux et important. Les espèces qui le composent sont souvent très belles de couleur et de forme, et presque toutes sont douées d’instincts singuliers. Ainsi les femelles de plusieurs bombyx ont la faculté étrange d’attirer les mâles à une très grande distance. M. Jules Verreaux rapporte qu’étant en Australie il prit un jour une femelle d’une petite espèce de bombyx. Il l’enferma dans une boîte et la mit dans sa poche. Bientôt il se vit entouré d’un grand nombre de papillons mâles, qui l’escortèrent durant toute son excursion. Quand il rentra chez lui, il était suivi de plus de deux cents. La persistance de cette poursuite semble d’autant plus extraordinaire que les papillons y voient très mal, et qu’il leur arrive souvent, quand ils volent, de se heurter aux arbres, aux murs ; ils n’aperçoivent guère les obstacles qui se trouvent sur leur route. Toutefois ce n’est ni à l’éclat ni à la finesse de perception de certaines des espèces qu’elle renferme que la famille des bombycides doit d’avoir préoccupé au plus haut point l’attention des naturalistes. Ce qui lui a valu une pareille distinction, c’est celui de ses représentans qui a le moins brillant aspect, c’est une chenille terne, d’où sort un papillon grisâtre et lourd, aux ailes courtes, aux mouvemens gauches. Cette chenille est le bombyx mori, plus ordinairement désigné sous le nom assez impropre de ver à soie. Au moment de l’éclosion, cette chenille est brune ; puis elle devient d’un blanc grisâtre qui tire graduellement sur le jaune à mesure qu’elle approche du terme de sa croissance. Elle est munie sur le devant de trois paires de pattes courtes et articulées. On les retrouve plus tard dans les six pattes du papillon. Quant aux cinq paires de pattes qu’elle porte depuis le milieu jusqu’à l’arrière du corps, elles sont spécialement appropriées aux habitudes de la chenille, et ne laissent pas de trace dans l’organisation de l’insecte adulte, à qui elles seraient inutiles. Ce sont de simples prolongemens de la peau terminés par des cercles garnis de pointes ou d’épines microscopiques. L’insecte s’en sert comme de crampons pour s’accrocher aux feuilles et résister aux secousses que leur imprime le vent.

La structure de la bouche est remarquable. Elle contient un appareil de mastication et une filière, les principaux outils de fabrication de la matière textile. Pour triturer les alimens, elle est munie, comme celle de la plupart des insectes, de six pièces articulées. La lèvre supérieure offre une échancrure destinée à recevoir et à maintenir le bord du limbe de la feuille à mesure que celle-ci est rongée. Au-dessous, deux fortes mandibules découpent la feuille comme le ferait une paire de ciseaux. Des mâchoires moins grosses situées plus bas réduisent ces fragmens en lambeaux plus petits et en font une espèce de pâte qu’une petite tige mobile, articulée sur chaque mâchoire, refoule ensuite vers l’arrière-bouche et vers le canal alimentaire. Ce canal est très volumineux et en rapport avec la quantité de nourriture qu’absorbe la chenille, qui est très vorace. On comprend sans peine la cause de cet appétit. Pour fournir la matière azotée qui entre dans la sécrétion soyeuse, il faut qu’elle fasse une consommation relativement énorme de feuilles vertes. Les feuilles du mûrier en effet, plus riches pourtant sous ce rapport que celles de la plupart des autres arbres, ne contiennent pas au maximum et à l’état sec tout à fait 7 pour 100 d’azote. M. Péligot s’est livré à cet égard à d’intéressantes recherches. Il a établi le rapport qui existe entre l’azote renfermé dans les alimens du ver à soie et celui que contient la soie qu’il sécrète. Il a déterminé ainsi la matière azotée que l’animal consomme pour entretenir son propre organisme, par exemple celle qui lui est nécessaire pour former les quatre peaux dont il se dépouille successivement, ainsi que celle qui se perd par suite de la combustion respiratoire. La matière soyeuse, à mesure qu’elle est produite, vient se loger dans de grosses et longues glandes contournées qui sont placées à la partie latérale du corps. Chacune de ces glandes est terminée par un tube étroit formant filière. C’est surtout pendant les cinq ou six jours qui précèdent le terme de la croissance que l’on entend les chenilles ronger les feuilles avec avidité jour et nuit. Elles accumulent dans ces sortes de réservoirs une grande quantité de la substance visqueuse qui constituera bientôt la soie. Quand le moment de fabriquer le cocon est enfin venu pour l’insecte, la matière contenue dans les glandes séricipares est poussée régulièrement dans les deux tubes étroits qui les terminent. Les deux fils très fins qui en sortent se réunissent en un seul, et celui-ci vient passer à travers une autre filière pratiquée dans la lèvre inférieure de la chenille. Pendant ces opérations, la soie n’a pas été seulement étirée en filamens déliés, elle s’est aussi recouverte d’un vernis qui lui donne ce brillant si recherché pour les étoffes.

La chenille choisit d’abord un lieu convenable afin d’y construire l’abri qui doit la préserver des ennemis extérieurs pendant la période où elle attend, immobile et inerte, sa dernière métamorphose. C’est la couleur de quelques points de son enveloppe provisoire qui a fait donner à l’insecte de l’une des espèces, puis à tous les insectes des familles voisines, quand ils sont dans cet état, le nom de chrysalides, qui signifie doré. Un mince fil de soie sort de la lèvre inférieure de la chenille séricifère, il est recouvert du vernis particulier fourni par deux petites glandes, et qui le rend gluant et adhésif. L’insecte, dont on peut suivre tous les mouvemens tant que l’habitation de soie qu’il se prépare est encore peu épaisse, va successivement attacher ce fil à différens points bien choisis ; il établit de cette manière la première charpente qui soutiendra tout le cocon et qui en indique déjà la forme future ; puis il commence à étirer régulièrement son fil et à le contourner autour de lui pour former les murailles de sa demeure, qu’il cimente avec le vernis dont nous avons parlé. On remarque même que, lorsque ce vernis se trouve fourni moins abondamment par les glandes vers la fin de l’opération, l’adhérence devient moins forte. Aussi les parties intérieures du cocon sont-elles plus faciles à dévider que les parties externes, les premières façonnées. Pour opérer le dévidage, il faut diminuer d’abord l’adhérence des fils de soie. On y parvient au moyen de l’eau chaude, qui ramollit le vernis sans l’enlever et sans faire disparaître le brillant qu’il donne aux fils. On réussit même à conserver à ceux-ci une certaine adhérence et à réunir ensemble les fils de plusieurs cocons pour former ces belles soies grèges que l’on admire dans toutes les expositions.

On le voit, rien de plus simple que la série d’opérations au moyen desquelles la chenille, sans autres matériaux que la feuille du mûrier, prépare et file la soie. Aussi des hommes inventifs, doués peut-être de plus d’imagination que de science chimique et physiologique, ont-ils pensé qu’il serait facile de se passer de l’intervention de l’insecte et de faire de la soie de toute pièce en traitant directement le feuillage des mûriers. C’était économiser tout ce que le bombyx en emploie à sa propre nourriture. L’idée était séduisante ; mais l’exécution n’a pas répondu jusqu’ici aux espérances prématurées qu’elle avait fait concevoir, et l’on s’est toujours heurté à des difficultés qu’on n’a pu ni surmonter ni tourner. Sans doute les élémens de la soie se rencontrent tous dans la feuille que mange le bombyx mori. L’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le carbone, qui constituent le précieux filament, c’est là qu’il les puise ; mais il les met en œuvre par une sécrétion organique, il élimine certains corps, en modifie d’autres, et fabrique dans l’intérieur de ses organes digestifs les principes immédiats auxquels la soie doit ses propriétés spéciales. Pendant la digestion, son corps est le siège de réactions nombreuses, compliquées, obscures, opérées sous l’action de causes qui ont échappé jusqu’à présent à l’analyse et à l’imitation de l’homme. Nous avons bien pu reproduire artificiellement certains composés chimiques dits organiques, nous avons bien pu fabriquer du sucre de raisin, de l’urée, des corps gras, des essences odorantes ; nous n’avons pu créer encore ni un tissu adipeux, ni une fibre musculaire, ni une fibrille végétale, ni même un granule de fécule amylacée, le plus élémentaire des organismes, qui, étudié au microscope, ne se résout pas moins en dix ou quinze couches concentriques d’un même principe immédiat. À plus forte raison n’a-t-on pas pu encore fabriquer la sécrétion animale autrement complexe qui se nomme la soie. On n’a guère été plus heureux quand on a essayé de recueillir et de dévider mécaniquement la sécrétion soyeuse qui s’accumule dans les glandes séricifères de la chenille avant qu’elle ne fasse son cocon. Cette idée a été suggérée par l’invasion des maladies qui, atteignant les vers à soie déjà entièrement développés, les empêchent de construire le nid de leur chrysalide. On a voulu du moins tirer de leurs cadavres tout ce qu’ils contenaient de soie à demi élaborée. On est parvenu ainsi à faire pour les ustensiles de pêche des fils plus longs et plus résistans que les crins employés auparavant au même usage. On en a confectionné aussi des cordes harmoniques qui paraissent pouvoir remplacer les intestins de mouton avec lesquels les fabricans de Naples et des Abruzzes, auxquels il faut aujourd’hui joindre leurs habiles émules de Paris, approvisionnés des intestins que fournissent nos petits moutons d’Auvergne, ont accaparé la clientèle de tous les luthiers de l’univers. On avouera que c’est là un résultat assez médiocre. Pourtant c’en est un, et en pareille matière ces embryons de découvertes ont un intérêt qu’il convient de ne pas dédaigner. Quoi qu’il en soit, la matière première des riches tissus de soie ne doit être demandée, dans l’état présent de nos moyens de fabrication, qu’aux industrieux insectes qui la fournissent depuis plus de deux mille ans aux nations civilisées.

C’est à cette époque reculée que l’on fait remonter la première apparition en Europe des étoffes de soie. On n’avait jamais rien vu qui en approchât. L’usage s’en propagea très vite dans les classes riches. On les employa pour vêtemens, pour tentures ; elles devinrent, parmi tous les objets de luxe, un des plus admirés et des plus recherchés. Cependant on ignorait et la matière dont elles étaient faites, et le lieu d’où elles venaient. Les anciens auteurs grecs et latins ne nous ont transmis à cet égard que des traditions vagues, entremêlées de beaucoup d’erreurs. Les livres chinois nous permettent aujourd’hui de savoir mieux qu’ils ne le savaient eux-mêmes d’où leur venait cette marchandise précieuse. Le Chouking, un des ouvrages les plus considérables que nous connaissions de la littérature du Céleste-Empire, nous apprend que c’est à la Chine que l’Europe est redevable de la sériciculture comme de tant d’autres industries agricoles et manufacturières. L’impératrice Si-lin-Ki, paraît-il, aurait trouvé, 2600 ans avant notre ère, le moyen, encore employé de nos jours, de dévider les cocons en les plongeant dans l’eau chaude. Le rang de l’inventeur, on le devine, porta bonheur à la découverte. Les dames de la cour de Pékin ne tardèrent point à se livrer avec un zèle des plus fervens à l’élevage de l’insecte auquel s’intéressait la souveraine. Les impératrices qui succédèrent à Si-lin-Ki ne se montrèrent pas moins favorables à la sériciculture. On cite, deux siècles et demi plus tard, la femme de l’empereur Ya-Ho parmi celles qui ont le plus fait pour encourager les éleveurs de vers à soie. Il est curieux de constater quelle part eurent les femmes dans les progrès de cette industrie, qui leur importait d’ailleurs plus qu’à personne. Sous des impulsions venues de si haut, elle ne pouvait manquer de se répandre et de se perfectionner. Elle devint bientôt un des élémens de la richesse du pays. Les classes laborieuses se jetèrent avec ardeur dans cette nouvelle voie ouverte à leur activité ; en même temps les délicates opérations de l’élevage des bombyx et du dévidage des cocons restaient une des occupations à la mode pour les femmes de haute condition. La Chine se mit dès lors à exporter en Asie des quantités considérables de soie ; mais, voulant s’assurer le monopole de cette production lucrative, elle fit les plus grands efforts pour tenir ses procédés secrets, et même pour égarer par des indications trompeuses ceux qui auraient pu être tentés de marcher sur ses traces. Toute révélation des méthodes de fabrication chinoise aux nations étrangères fut défendue sous peine de mort. Ces menaces rigoureuses n’empêchèrent pas l’élevage des vers à soie et le tissage des fils qu’ils fournissent de se répandre dans toute l’Asie. C’est de là que venaient ces tissus qui, sous Alexandre, se payaient en Grèce au poids de l’or, tissus si fins qu’ils laissaient deviner à travers une demi-transparence les formes qu’ils recouvraient ; c’est de là qu’arrivaient aussi ces superbes étoffes enrichies, suivant le goût oriental, d’or et de pierreries, et qui firent fureur à Rome sous les empereurs.

Quand survinrent les premiers triomphes du christianisme, les tissus asiatiques ne furent pas pour cela délaissés. Ils servirent à rehausser la pompe dont le culte commençait à s’entourer. On en drapa l’autel, on en revêtit les officians, afin de frapper par la magnificence des ornemens du temple l’imagination des fidèles. On ignorait encore à ce moment l’art de les fabriquer. Ce n’est qu’au VIe siècle qu’un hasard heureux mis à profit par un souverain habile décida de l’introduction de la sériciculture à Byzance, de là en Grèce et sur les côtes orientales de la Méditerranée. L’Espagne ne la connut qu’au VIIe siècle, après la conquête arabe. Ce sont deux moines de l’ordre de Saint-Basile qui dotèrent l’Europe des premiers œufs, ou, comme on dit dans les magnaneries, des premières « graines » de ver à soie. Ils avaient poussé leurs excursions évangéliques jusqu’en Chine, jusqu’au pays des Sères, ainsi qu’on appelait alors le berceau de la sériciculture. Les observations qu’ils y avaient recueillies sur la chenille du mûrier, dès qu’elles furent connues à Constantinople, y firent un certain bruit. C’étaient les premières données positives qu’on possédât sur les beaux et mystérieux tissus de l’extrême Orient. L’empereur Justinien fit appeler les deux moines, leur fit raconter ce qu’ils avaient vu, et les renvoya en Chine avec ses instructions. Ils y arrivèrent en effet sans encombre, et parvinrent à se procurer quelques œufs de ver à soie. Il s’agissait de les faire sortir du Céleste-Empire ; le tenter, c’était braver la mort. À l’un des bouts de leur bâton de voyage, ils pratiquèrent une cavité suffisante pour contenir leur petite provision de graines de vers à soie, et ils recouvrirent l’orifice de cette cachette d’une rondelle de bois qui la dissimulait exactement. C’est ainsi que les œufs qui devaient propager en Occident une de nos plus belles industries franchirent les frontières chinoises. Au XIIe siècle, cette industrie, déjà florissante en Grèce, n’avait pas pénétré en Italie. Ce furent Roger II et le comte Dandolo qui, au retour d’une expédition à Constantinople, l’introduisirent à la fois au midi et au nord de cette péninsule, le premier en Sicile, le second à Venise. De ces deux points extrêmes, elle gagna rapidement toute l’Italie.

La France ne s’y adonna que plus tard, et c’est d’au-delà des Alpes qu’elle nous vint. Cette exploitation, qui devait dans notre pays devenir si prospère, y eut des commencemens obscurs. Certains auteurs prétendent qu’elle s’introduisit dans le Comtat-Venaissin après que celui-ci eut été cédé au pape ; d’autres veulent que des gentilhommes français qui avaient longtemps résidé à Naples l’aient importée dans le Dauphiné. Louis XI fit tous ses efforts pour développer cette fabrication, et attira en France des ouvriers italiens. Ce fut sous son règne que les premières fabriques d’étoffe de soie s’élevèrent en Touraine et à Lyon. Après ce roi vraiment administrateur, on recommence à demander à l’étranger les beaux tissus, et les progrès de la sériciculture s’arrêtent. Henri IV et Olivier de Serres ont eu le mérite de l’implanter définitivement parmi nous. Chose singulière, cette magnifique industrie rencontra un adversaire dans Sully. Il trouvait que les encouragemens qu’on lui prodiguait coûtaient trop cher. Henri IV ne fut pas de son avis. Il fit venir d’Italie 15,000 pieds de mûriers afin de les distribuer aux éleveurs, surtout dans le midi ; il fonda une magnanerie royale dans le parc des Tournelles, et essaya même de faire réussir le mûrier dans les bois de Fontainebleau. C’étaient là pour l’industrie séricicole française des marques de sollicitude plus flatteuses qu’effectives. Elles eurent du moins pour résultat d’attirer l’attention du public sur ce qu’il y avait à tenter dans cette voie et d’exciter l’émulation des éleveurs. Le Languedoc, les Cévennes, la Provence, la Touraine, devinrent rapidement des pays producteurs de soie. Henri IV prit alors une mesure qu’il crut propre à donner à l’industrie naissante un grand et subit essor : il interdit l’importation des tissus de soie. C’était trop protéger les fabriques françaises. Elles ne pouvaient encore alimenter seules notre marché, et on dut rapporter l’année suivante cette prohibition. Après avoir un peu langui sous Louis XIII, la production de la soie reçut de Colbert une de ces impulsions vigoureuses que ce laborieux et énergique administrateur sut imprimer à plusieurs de nos grandes fabrications. Cette période de prospérité devait être courte. La révocation de l’édit de Nantes vint ruiner complètement les magnaneries et les fabriques d’étoffes de soie. Les protestans tenaient la tête dans cette branche du travail comme dans la plupart des autres occupations commerciales et manufacturières. Forcés de fuir devant la plus inique et la plus farouche des persécutions, ils portèrent à l’étranger non-seulement leurs connaissances acquises, mais mieux que cela, leur force d’âme, leur persévérance, leur intelligence aiguisée par l’habitude de l’examen, les viriles qualités qui devaient assurer sur un autre théâtre une réussite presque infaillible à ces groupes misérables et proscrits. Non-seulement il ne resta derrière eux dans les Cévennes que des vestiges des établissemens qu’ils y avaient fondés, mais encore ces magnaneries disparues furent en peu de temps remplacées par des magnaneries florissantes établies tout autour de nos frontières. La situation commerciale de la France fut doublement compromise.

La sériciculture mit beaucoup de temps à se relever d’une atteinte aussi profonde. Dans ces dernières années, elle était enfin entrée dans une période brillante de succès. Un coup plus terrible que tous ceux qui l’avaient frappée jusqu’à présent est venu l’arrêter dans sa marche ascendante ; on a même pu craindre un moment qu’elle ne s’en relevât jamais : nous voulons parler des maladies endémiques spéciales qui ont tout à coup envahi les chambrées. Non-seulement elles font périr les chenilles au moment de la « montée, » c’est-à-dire lorsqu’elles se disposent à s’envelopper dans leur cocon soyeux, mais les germes morbides, s’attachant aux papillons, aux œufs non éclos, aux parois mêmes des murailles et aux ustensiles de la magnanerie, infectent d’avance les générations de chenilles qui ne sont pas encore écloses. En employant des œufs atteints du mal, on s’expose à voir à la fin de la campagne tous ses vers à soie périr au moment même où ils allaient commencer à filer, au moment où l’on comptait recueillir le fruit de ses dépenses et de ses fatigues. Pour faire apprécier l’importance de cette perte pour la France, il suffit de dire que la valeur des œufs qu’on fait éclore dans nos magnaneries ne s’élève pas annuellement à moins de 15 millions de francs, et que dans les bonnes années les vers à soie produisent pour 140 millions de francs de cocons bruts.


II.

Que sont donc ces maladies ? On en a compté trois distinctes, produites toutes les trois, du moins à ce qu’il semble, par une cause commune, par le développement d’une loi naturelle encore mal étudiée dans ses effets multiples, mais dont le principe commence à se laisser discerner. Cette loi tend à maintenir un rapport numérique à peu près constant entre les êtres animés et entre les végétaux répartis à la surface du globe. Elle s’oppose à ce qu’une espèce quelconque envahisse seule un espace restreint et en exclue toutes les autres. Quand une espèce animale ou végétale tend à prendre en un certain lieu une prédominance excessive, le milieu réagit contre cette sorte d’usurpation, et, sous l’influence des obstacles que le milieu oppose à ses empiétemens, l’espèce qui s’est multipliée trop vite ne tarde point à dépérir. Cette action du milieu se produit de bien des manières, mais elle se produit toujours. C’est elle qui maintient l’équilibre entre les diverses parties de la création, c’est elle qui empêche que l’homme ne le rompe sur un point donné au gré de ses caprices ou de ses besoins. Que l’on cultive pendant longtemps sur un terrain déterminé une seule plante, et l’on verra toutes les conditions défavorables à cette culture exclusive se manifester de plus en plus. Des parasites spéciaux, cryptogames ou insectes, feront leur apparition, le sol dans lequel cette végétation unique puisera toujours les mêmes principes finira par s’appauvrir et s’épuiser. Voilà pourquoi on recommande avec tant de soin de varier les assolemens. Il y a dans la seule accumulation d’êtres analogues une cause de dépérissement et de mort. Cet effet se révèle pour l’homme lui-même toutes les fois qu’on en entasse un trop grand nombre dans un espace circonscrit. Les armées, les ambulances, les entre-ponts des navires de transport, sont le siège de maladies particulières qu’on ne peut attribuer qu’à l’encombrement. Pendant les guerres de Crimée et d’Italie, il suffit de disséminer dans des tentes et des baraques bien aérées les malades dont regorgeaient des hôpitaux insuffisans, pour faire cesser les épidémies meurtrières qui les décimaient. Le microscope a révélé la manière dont agit cette loi générale. Quand il y a sur un point agglomération d’êtres de la même espèce, l’air ambiant devient très propice à certains parasites, et il s’y développe des êtres infiniment petits, microphytes ou microzoaires, qui attaquent les corps organisés. C’est ce qui est arrivé dans le règne végétal pour la pomme de terre, pour la vigne. Dans l’exemple cité plus haut, c’est ce qui s’était produit pour les hommes. C’est enfin, pour rentrer dans le sujet propre de cette étude, ce qui s’est passé pour le ver à soie.

La première maladie qui les atteignit, la muscardine, avait pour cause, les naturalistes sont aujourd’hui unanimes sur ce point, un végétal cryptogamique particulier, le botrytis bassiana, ainsi nommé du nom d’un savant italien, M. Bassi, qui l’a découvert. Les sporules du botrytis, répandues dans l’air des magnaneries, se déposent sur la chenille et y germent. Cette cryptogame enfonce dans le corps de l’insecte des radicelles ou un mycelium d’une grande ténuité, elle y pompe les principes organiques et minéraux qui lui sont nécessaires pour se développer, étend au dehors ses organes fructifères en élégantes efflorescences blanchâtres, répand dans l’air d’innombrables sporules qui vont s’implanter de même sur les chenilles voisines. L’insecte aux dépens duquel se nourrit cette végétation parasite ne tarde pas à mourir épuisé. La muscardine sévissait sur les magnaneries françaises de 1837 à 1842. Elle disparut ensuite presque complètement, et l’on doit attribuer cet heureux résultat moins à l’efficacité des méthodes, généralement assez insignifiantes, au moyen desquelles on essaya de la combattre, qu’à une sorte de décroissance spontanée qui se remarque toujours dans la marche des épidémies. Il semble qu’en se multipliant outre mesure ces cryptogames se nuisent réciproquement. Plus elles sont nombreuses, plus elles se trouvent dans des conditions défavorables, et la vitalité de l’espèce s’use, pour ainsi dire, sur place.

Des maladies d’un autre genre et plus graves ne tardèrent point à succéder à la muscardine, on les nomma la pébrine ou la gattine. M. Émilio Cornalia, naturaliste italien, a le premier reconnu que dans ces affections les organes intérieurs de l’insecte se trouvaient envahis par des corpuscules vibrans d’une forme distincte. M. Pasteur, qui s’est livré en France à de nombreuses et importantes recherches sur le même sujet, a proposé, pour enrayer la marche de cette maladie héréditaire, d’examiner au microscope les insectes dont on se proposait d’obtenir de la graine, et de n’élever les produits que des bombyx reconnus sains. Cette sélection des reproducteurs ne semble même pas suffire. Il faut y joindre pendant l’élevage de minutieuses précautions pour que la chenille ne puise pas dans l’air de la magnanerie le germe flottant et invisible de la contagion. On a obtenu dans cette voie des résultats très favorables à côté desquels il faut placer des insuccès jusqu’ici insuffisamment expliqués. Un moyen qui paraît efficace consiste à faire venir les graines des contrées que l’épidémie n’a pas encore atteintes. Certains points de l’Europe sont dans ce cas. Il y a en France, en Portugal, des groupes de magnaneries que le fléau a respectées. En Asie, la vallée de Kachemyr, les versans méridionaux de l’Himalaya, n’ont point eu non plus à en souffrir. On pourra encore tirer des œufs de l’Amérique, qui élève beaucoup de vers à soie, et dont les bombyx ne sont point malades. Toutefois le pays qui fournit en ce genre les plus abondantes ressources, c’est le Japon. De là sont arrivées, notamment en France, les plus saines et les plus nombreuses importations de graines. Pour garantir l’authenticité des œufs d’origine japonaise, l’administration avait fait estampiller, au moment où on les expédiait, d’un timbre spécial les cartons ou feuilles sur lesquelles a été déposée la ponte. D’audacieux spéculateurs trouvèrent le moyen de faire servir cette mesure de prudence à la réussite d’un vol odieux. Ils se procurèrent des papiers japonais munis de la marque officielle, et y recueillirent des œufs de vers à soie européens, le plus souvent malades, qu’ils vendirent ensuite au prix élevé des graines venues de Yeddo. Cette frauduleuse opération était très fructueuse, car la graine, qui se vendait autrefois 150 ou 200 francs le kilogramme, avait rapidement atteint la valeur de 500 et même 1,000 franc s ; mais elle a causé à la sériciculture un dommage immense, et a contribué pour une bonne part à perpétuer un fléau contre lequel se réunissaient d’ailleurs tant d’efforts intelligens. Ces manœuvres furent découvertes, et une répression rigoureuse les fit cesser. Il semblait donc que l’on dût avant peu avoir raison de ces épidémies, lorsqu’une maladie nouvelle, celle des morts-flats, fit son apparition dans les chambrées. Cette maladie est indépendante de celles que l’on connaissait déjà, mais elle exerce sur elles une influence aggravante. Une fatalité semblait s’attacher à l’élevage des vers à soie. L’épidémie des morts-flats était signalée, au mois d’avril 1867, par M. Pasteur comme une des causes des désastres de la sériciculture. M. Béchamp, qui en a fait une étude approfondie, la considère comme plus grave que toutes celles qui avaient précédemment sévi. Il l’attribue à la présence dans les œufs, les chenilles, les chrysalides, d’êtres microscopiques globuliformes doués de mouvement, et qu’il a désignés sous le nom de microzyma bombycis. Ce seraient, pense-t-il, des cellules végétales animées semblables à plusieurs fermens répandus dans l’air, et reconnaissables à ce que l’enveloppe qui les recouvre est insoluble dans une solution de potasse. D’après M. Pasteur, les corpuscules pourraient être rangés dans trois groupes. Il y aurait des vibrions très agiles, des monades et un ferment en chapelet, le bacterium termo. Ce qu’il y a de certain, c’est que les vers qui renferment ces infimes microzoaires ou mycrophytes ne mangent plus, tombent le long des claies, et meurent bientôt. Cette maladie est héréditaire. Souvent aussi elle s’attaque à des insectes sains. Il est possible que les fermens qui se développent en même temps que les vibrions dans le corps de la chenille soient une conséquence du trouble engendré par ceux-ci dans le jeu des organes.

Quelles que soient les origines primitives et les causes prochaines de ces épidémies, un fait ressort des investigations nombreuses auxquelles elles ont donné lieu. Le mal sévit bien plus énergiquement dans les grandes magnaneries que dans les petites. Il faut mettre à profit un tel enseignement, préparer la graine par des éducations restreintes, dans des lieux situés aussi loin que possible des points infectés. L’altitude paraît avoir une influence sur la contagion; on a cru remarquer qu’elle diminuait d’intensité à mesure que l’on s’élevait au-dessus du niveau de la mer. On a pu, grâce à ces remarques, proposer des palliatifs; mais le remède certain est encore à découvrir. Peut-être la maladie aura-t-elle disparu avant qu’on ait trouvé quelque moyen souverain pour la combattre. Elle entre maintenant dans une phase décroissante. Les nouvelles reçues d’Italie montrent que le rendement des vers à soie s’est relevé en 1868. Sur plusieurs autres points, l’intensité du mal commence également à fléchir, il a infligé jusqu’à présent aux pays producteurs de soie des pertes dont les évaluations les plus modérées portent le total à plus de 2 milliards. Encore ne faisons-nous pas entrer dans ce calcul la Chine, bien qu’elle ait eu aussi certainement beaucoup à souffrir de la contagion. Seulement il nous est impossible d’apprécier même approximativement l’importance des ravages dans cet immense empire si mal connu. Un seul pays aura trouvé une source de richesse dans ce malheur général : c’est le Japon. Il a réalisé d’énormes bénéfices en même temps qu’il a rendu les plus grands services à la sériciculture européenne. On peut dire qu’il l’a sauvée. Sans les nombreux envois de graines qu’il a faites en Europe, nos magnaneries étaient irréparablement ruinées. Que seraient devenues alors les nombreuses et importantes industries qu’alimente la soie? L’état précaire où elles se trouvaient avait éveillé de tous côtés d’activés sollicitudes. Parmi les tentatives qui ont été faites pour parer à la disparition imminente du bombyx du mûrier, nous devons faire connaître les recherches entreprises par des savans, des voyageurs, des sériciculteurs, afin d’acclimater chez nous de nouvelles espèces de bombyx. Après des alternatives d’espérance et de déception, le résultat final de ces efforts laisse dans l’esprit quelque incertitude; cependant, si l’on ne peut citer nulle part un succès éclatant, on n’est pas moins amené à se dire, en examinant les choses de près, que le chemin fait en peu de temps est considérable, que les questions les plus épineuses du problème ont reçu une solution satisfaisante, et que celles qui sont encore obscures ne demandent que de la persévérance pour être résolues à leur tour.

On savait qu’à Madagascar, au Japon, dans l’Inde, en Chine, on élevait depuis longtemps plusieurs bombyx du genre attacus. On savait aussi que les habitans de ces contrées récoltaient les cocons de chenilles vivant à l’état sauvage et parvenaient à les filer. Beaucoup de tissus de l’Inde sont fabriqués avec ces soies. Ils n’ont ni l’éclat ni la finesse de ceux que permet de faire la soie du bombyx mori ; ils ne laissent pas toutefois d’être estimés, même en Europe. Au siècle dernier, des missionnaires français en Chine, entre autres le père d’Incarville, avaient fait connaître le parti qu’on pouvait tirer de la chenille qui vit sur l’allante; certaines chenilles du chêne donnaient également en Chine de volumineux cocons qu’on recueillait sur les arbres mêmes. En 1804, le docteur Roxburg avait signalé à l’attention publique une soie désignée au Bengale sous le nom de tusseh, et fournie par le bombyx militta. C’est de cette soie que sont faits les vêtemens des brahmanes. On élève dans les districts de Rungepore et de Dinagepore un bombyx, l’arrindy, qui se nourrit des feuilles du palma-christi ou ricin, et dont les cocons, cardés au lieu d’être filés, sont facilement transformés en une sorte de bourre de soie, et donnent des étoffes d’une solidité extraordinaire. Ces indications furent accueillies avec une certaine indifférence. Vingt-cinq ans plus tard, un voyageur français, M. Lamarre-Piquot, rapporta du Bengale des chrysalides de bombyx militta. Les entomologistes admirèrent les magnifiques papillons qui ne tardèrent point à éclore, mais l’industrie ne prit point à cœur l’élevage des nouvelles chenilles. Il en fut de même pour le bombyx cercopia des États-Unis, présenté en 1840 par Victor Audouin à l’Académie des Sciences, et qu’on avait réussi à élever au Muséum d’histoire naturelle. Les savans étudiaient la question, M. Blanchard la traitait, il y a déjà vingt ans, dans un mémoire très complet ; mais les applications pratiques ne se multipliaient pas malgré les efforts de quelques hommes d’initiative.

La Société zoologique d’acclimatation, à peine fondée, remit en lumière et poussa plus avant les recherches antérieures. Elle parvint à faire disparaître une des grandes difficultés qui s’opposaient à l’introduction en France de l’attacus arrindia ou chenille du ricin. Tandis que la plupart des attacus connus passent huit ou neuf mois à l’état de chrysalides, les générations de celui-ci se succèdent rapidement. Si l’on envoyait de l’Inde des cocons, les papillons en sortaient avant le terme du voyage ; si l’on envoyait des œufs, les jeunes chenilles écloses pendant la traversée mouraient faute de nourriture. On imagina de couper le voyage en deux. L’île de Malte fut choisie comme station intermédiaire. Sous les auspices du gouverneur, sir William Reid, on y fonda des magnaneries qui réussirent. De Malte, la chenille du palma-christi pénétra en Italie, puis en France. M. Milne Edwards au Muséum, M. Guérin-Menneville dans une magnanerie particulière à Paris, M. Hardy à la pépinière d’Alger, obtinrent de bons résultats : le bombyx était acclimaté ; mais on se trouvait fort embarrassé pour le nourrir, le ricin ne réussissant pas bien dans nos contrée. On n’avait pas à redouter le même inconvénient avec le ver à soie qui vit sur l’allante, apporté de Chine par le père Annibal Fantoni. M. Guérin-Menneville, ayant obtenu du savant italien des graines de ce bombyx, parvint à propager simultanément la culture de l’allante et le développement de l’insecte qui se nourrit des feuilles abondantes de ce bel arbre, et file en plein air ses gros cocons grisâtres. Il y a maintenant sur divers points de la France des éducations de ces bombyx. On les élève à la ferme impériale de Vincennes, et ils se sont même propagés de là spontanément sur les allantes des jardins de Paris. Il faut ajouter pourtant qu’aux environs des grandes villes le moineau franc fait à ces pauvres chenilles de l’allante une rude guerre. Il paraît qu’elles sont pour lui, surtout les jeunes, un manger des plus délicats, et il met à leur donner la chasse un acharnement très vif. Ce ne serait point là un bien sérieux embarras, on aurait vite fait de réduire les moineaux ; mais cette soie se répand lentement par suite de difficultés d’un autre ordre et plus graves : elle est fort inférieure, comme qualité, à celle du bombyx du mûrier. Les cocons recueillis sur l’allante ne se dévident pas facilement dans l’eau bouillante ; il faut employer une dissolution alcaline pour ramollir le vernis adhésif qui les recouvre. L’alcali ne le ramollit pas seulement, il le détruit ; on ne peut donc point obtenir de soie grège ni réunir plusieurs fils dans le dévidage. C’est toute une industrie à créer, et on se trouve par conséquent dans la situation fausse des producteurs d’une marchandise nouvelle : d’une part ces tissus ne trouveront des consommateurs que lorsque les conditions de fabrication et de prix seront avantageuses, de l’autre il faut pour cela que l’outillage se perfectionne et que les usines se multiplient, ce qui n’arrivera qu’à la suite du développement de la consommation. Les progrès de la sériciculture ont été paralysés jusqu’au règne d’Henri IV par des causes analogues. Elle a fini par prendre le dessus. L’ailanticulture paraît avoir en elle des élémens de prospérité suffisans pour parvenir à triompher aussi de ces embarras inévitables ; mais ce sont les bombyx du chêne qui semblent devoir donner surtout des résultats concluans.

On remarquait à l’exposition de 1867 de fort beaux cocons des vers à soie du chêne du Japon présentés par M. Personnat, à qui l’on doit un écrit fort instructif sur cette chenille japonaise. Ces cocons avaient été récoltés en France, ils étaient le témoignage d’efforts persévérans pour doter notre pays d’un insecte précieux, et méritaient à tous les titres une sérieuse attention. Verdâtres à l’extérieur, blancs à l’intérieur, ils étaient formés d’une soie forte, d’aspect brillant, et qui rappelait la soie ordinaire ; ils pesaient deux ou trois fois plus que ceux de la chenille du mûrier. Ces cocons avaient été filés par un bombyx, l’attacus yama-maï, qu’on élève au Japon depuis des siècles, et qui vit sur le chêne, de préférence sur le chêne blanc et deux autres variétés. Les Japonais attachaient un tel prix à la possession exclusive du yama-maï, qu’une loi prononçait la peine de mort contre quiconque livrerait des œufs à des étrangers. Il paraît que dans le pays dont elles sont originaires ces chenilles sont d’abord nourries à l’intérieur des magnaneries avec des feuilles cueillies à la main ; puis, quand elles sont assez fortes pour résister aux intempéries et aux ennemis nombreux qui les poursuivent, on les met en liberté sur les chênes. Elles achèvent de s’y développer, et y filent leur cocon verdâtre, assez difficile à discerner au milieu de feuilles qui ont presque la même couleur que lui. Dès qu’on a pu apprécier en France les avantages qu’offre l’éducation du yama-maï, il a rapidement fait abandonner les essais d’élevage d’autres bombyx du chêne qui avaient été tentés dans ces dernières années avec des succès plus ou moins douteux.

C’est en 1861 que M. Duchesne de Bellecourt, consul-général au Japon, envoya en France les premiers œufs de l’attacus yama-maï ou bombyx du chêne du Japon. L’éclosion eut lieu au Muséum d’histoire naturelle en mars ; mais on ignorait alors les habitudes et le régime de ces insectes, et l’on ne sut comment nourrir les jeunes chenilles. Elles refusaient toutes les plantes vertes qu’on leur offrait, et mouraient de faim les unes après les autres. Dans les premiers jours d’avril, on vit l’une d’elles attaquer un jeune bourgeon de chêne qui se trouvait par hasard à sa portée. Ce fut une indication que l’on s’empressa de mettre à profit. Une chenille tardivement éclose fut transportée à Passy et nourrie de feuilles de chêne. On en obtint un papillon femelle. Ce papillon était magnifique ; il avait quinze centimètres d’envergure, et ses ailes offraient toutes les nuances du jaune d’or, du gris et du fauve intense. Il servit à M. Guérin-Menneville pour déterminer l’espèce. Deux années après, M. Pompe Van Meederwoort, médecin de la marine néerlandaise, rapporta du Japon une petite provision d’œufs de yama-maï, et la partagea en trois parts, l’une pour son pays, l’autre pour la Société d’acclimatation de France, la troisième pour un de ses amis, qui confia le soin de faire éclore les jeunes chenilles à M. Guérin-Menneville. Telle est l’origine de tous les bombyx yama-maï qui sont en France. Le nombre en est déjà considérable, des magnaneries importantes fonctionnent, cette soie entre dans le commerce et y reçoit bon accueil. Tout porte à croire que la fabrication de ces tissus nouveaux ne tardera point à prendre rang parmi les industries nationales. Ce résultat, s’il venait à se réaliser, ouvrirait des perspectives nouvelles à l’activité manufacturière de plusieurs des régions de la France les plus arriérées au point de vue commercial. Elles trouveraient les élémens d’une prospérité inattendue dans les forêts qui y paralysent maintenant l’essor de la vie industrielle. Le bombyx du mûrier, à peine guéri des épidémies qui l’ont décimé, se trouverait avoir à lutter contre une sérieuse concurrence. Il n’y a pas là du reste de quoi alarmer les pays séricicoles. Le premier effet de cette abondance de matière textile serait de multiplier le nombre des consommateurs plus rapidement encore que ne s’accroîtrait la production. Le bien-être général y gagnerait en fin de compte. C’est une chose après tout moins singulière et moins rare qu’on ne le pourrait croire de voir le génie inventif de l’homme arriver à tirer un heureux parti des crises mêmes qui compromettent un instant ses plus anciennes et ses plus importantes conquêtes sur la nature animée.

Quoi qu’il puisse advenir de ces éducations nouvelles de la race étrangère qui alimente une des industries séricicoles florissantes au Japon, on ne saurait lire sans un vif intérêt les principales conclusions du rapport que vient d’adresser M. Pasteur au ministre de l’agriculture en lui rendant compte des études qu’il avait été chargé de poursuivre dans nos départemens méridionaux. Il avait mission d’examiner sur place quelles étaient les causes des épidémies et les mesures à prendre pour en enrayer la marche. Les résultats de ses actives recherches expérimentales et de constatations précises dans les magnaneries nous présagent un meilleur avenir et peuvent se résumer en quelques mots. Les lots de la graine contrôlée, élevés avec soin à l’abri de l’influence contagieuse des vers malades, ont tous réussi dans sept départemens; il y a eu des échecs dans les trois ou quatre départemens de grande culture séricicole. Souvent les échecs constatés s’expliquaient par un défaut de soin et de surveillance dans l’éducation ou par le voisinage de vers malades. Parmi les maladies qui ont les plus désastreux effets épidémiques, il faut placer au premier rang celle des morts-flats. Il y a lieu d’espérer toutefois que, dans sa forme héréditaire, cette maladie sera prévenue par les précautions nouvelles adoptées cette année pour le grainage; mais, sous sa forme contagieuse, elle sera encore dans certaines régions une source de calamités. On a constaté sur presque tous les points où l’on s’occupe de l’élevage des vers à soie un fait heureux et très rassurant pour l’avenir : il a été le plus souvent possible de trouver des chambrées entières exemptes de maladie et propres au grainage; elles se sont même parfois montrées assez nombreuses pour donner l’espérance que les méthodes de grainage par sélection, appliquées consciencieusement dans des localités choisies avec prudence, permettront de rétablir le commerce des graines pour la France et par la France, et de faire revivre enfin les plus belles époques de la sériciculture.


PAYEN, de l’Institut.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er  août 1868, la Famille des Scarabéides, — la Chasse aux Hannetons.