Le Poème de la Sibérie/12

Le Poème de la Sibérie
Revue Moderne52 (p. 255-257).
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XII

MORT DU CHAMAN


Et quand ils arrivèrent auprès de la maison des exilés, ils entendirent un grand bruit de rires, de cris, de verres entrechoqués et de chants obscènes : et le chaman s’étant rapproché des fenêtres se mit à écouter attentivement avant d’entrer dans cette caverne de malheur.

Et quand il parut au milieu de la foule, le silence se fit : car on avait reconnu un homme puissant en Dieu et on n’osait se moquer de lui.

Et le chaman levant sur eux des yeux enflammés, se mit à parler, plein de colère et de tristesse :

Qu’avez-vous fait, dit-il, en mon absence ? J’ai vu votre Golgotha ! Malheur à vous !

Je ne resterai pas avec vous : mais mes paroles resteront avec vous. Soyez maudits, hommes querelleurs.

Les vents emportent la semence du chêne et la sèment sur la terre ; mais maudits seront les vents qui emporteront vers la patrie vos discours et vos conseils. Vous mourrez.

Le grand jour approche et nul ne survivra au soir de ce jour. Voici venir le jour de la Sibérie et le soleil de la destruction.

Parce que vous n’avez pas écouté mes conseils et que vous n’avez pas vécu dans la concorde et l’amour fraternel, ainsi qu’il convient à des gens qui n’ont point de patrie.

Vous avez offensé les peuples de ce pays, et voici qu’ils vous guettent avec leur lance : leurs chiens même vous guettent pour déchirer quelqu’un d’entre vous.

En est-il un qui ait rencontré un Ostyak et qui l’ait traité avec douceur et humanité ? En vérité, aucun de vous n’a passé près d’un chien sans lui donner un coup de pied comme à un serpent.

Mais le soleil se lèvera et il apportera un jour plus terrible que l’obscurité et un calme plus terrible que les tempêtes de la mer : car vous aurez peur de vous-mêmes.

Et cette neige deviendra une mer, et ses vagues seront vertes et votre maison sera comme un vaisseau qui sombre.

Aiguisez vos haches : car elles vous seront utiles ; et celui de vous qui saura frapper, celui-là sera un homme utile.

La Pâque approche et vous tracerez une croix rouge sur vos portes. Mais de quel sang ? En vérité ce ne sera pas avec celui de l’agneau.

Quand le chaman eut dit cela, quelques-uns eurent peur, mais un de ceux qui étaient ivres saisit une cruche de terre, la lança sur le prophète et ses cheveux se rougirent de sang.

Anhelli prit une hache et voulut le venger ; mais le chaman le retient disant : Sois patient.

Celui qui dans un an reviendra ici pleurera sur ces hommes ; pourquoi tirer vengeance de ceux qui seront demain un objet de pitié.

Seigneur, ne les punis pas.

Il parla ainsi et un des hommes de la foule cria : Sorcier ! tu nous a ensorcelés. Cette cruche était pleine et elle est sèche !

Et les autres regardèrent dans la cruche et confirmèrent ces paroles, disant : Désensorcelle-nous, ou sinon nous te punirons de mort.

Et il se fit un grand tumulte, et on entendit d’épouvantables malédictions : l’un d’entre eux prit un couteau et l’enfonça dans la poitrine du chaman, disant : Tu nous a ensorcelés.

Le vieillard tomba dans les bras d’Anhelli, et celui-ci remporta de la cabane ; il fut aidé par une jeune femme appelée Ellenaï qui autrefois avait été condamnée comme criminelle.

Et quand ils furent sortis à la lueur des étoiles, le vieillard dit : Emportez-moi près des tombeaux ; car je vais m’endormir.

On le coucha sur un des tombeaux et le froid de la neige le rappela à la vie et la femme enveloppa ses pieds de sa chevelure et les mit sur son sein.

Et ayant ouvert les yeux le vieillard cria par trois fois : Anhelli ! Anhelli ! Anhelli. Et sa voix était triste.

Et il lui dit : Prends mes rennes, et dirige-toi vers le nord ; tu y trouveras une demeure dans la neige et la tranquillité ; et tu vivras du lait des rennes.

Prends avec toi cette femme et qu’elle soit ta sœur ; elle m’a aimé à l’heure de ma mort : aussi je ne veux pas qu’elle meure comme les autres.

Que te dirai-je ? La mort parlera pour moi. Je t’ai aimé.

Car tu étais chaste comme le lis qui emprunte à l’eau son feuillage et ses couleurs innocentes : car tu étais pour moi comme un bon fils.

Ne t’attriste pas jusqu’à la mort sur la ruine de ta patrie : et ne pleure pas en songeant que tu ne la reverras plus : tout n’est qu’un songe triste.

Quand il eut ainsi parlé, Anhelli entendit des pas dans la neige et dit : Qui vient ? sont-ce les pas de la mort qui s’avance ?

Or, c’était un renne ; il se tenait debout au-dessus de son maître mourant ; ses yeux étonnés étaient pleins de larmes. Le chaman se détourna de lui et pleura.

Après un instant, Anhelli s’approcha de lui, saisit sa main et s’aperçut qu’elle était morte.

Alors il enterra le vieillard dans la neige et, se tournant vers la femme, il lui dit : Veux-tu m’accepter pour ton frère ? Et elle tomba à ses pieds, disant : Ô mon ange !

Anhelli la releva, et ils se dirigèrent vers le nord et derrière eux marchaient les rennes du chaman, sachant bien qu’ils suivaient de nouveaux maîtres.

Et Anhelli se taisait : car il avait le cœur plein de larmes et de tristesse.