Anglicismes et canadianismes/L’Électeur du 4 février 1888
De l’Électeur du 4 février.
Il y a des gens qui peuvent croire que je fais tout simplement dans les chroniques d’aujourd’hui une guerre de mots, que je relève des anglicismes ou des barbarismes simplement pour le plaisir de la chose. Ça en vaudrait bien la peine, vraiment !
Je me fatiguerais vite à ce jeu, et je n’arriverais pas à signaler la centième partie des fautes de langage que nous commettons. Je vise à autre chose, je veux obtenir un résultat, et si je cite des exemples, c’est pour éveiller l’attention du lecteur, l’amener à s’unir à moi dans une œuvre que je considère comme éminemment patriotique et profitable à tous.
Une guerre de mots ? Mais c’est tout un état de choses qu’il faut combattre, un ensemble effrayant, dont tous les éléments se tiennent et concourent à former en quelque sorte un véritable système d’inepties, de platitudes et de sottises comme notre journalisme seul en donne le spectacle. Vous vous récriez et vous croyez que j’exagère ! Eh bien ! je vais tout de suite faire de nouvelles citations que j’emprunte à des notes prises il y a déjà plus d’un an, afin qu’on ne me soupçonne pas de vouloir être désagréable envers qui que ce soit et de prendre à partie l’un plutôt que l’autre des malheureux qui s’avisent d’écrire, quand ils feraient bien mieux de rétamer des chaudières. Commençons d’abord par des exemples d’expressions et de tournures de phrases, pour faire voir où conduit l’habitude invétérée, habitude qui tend à remplacer la nature même, d’écrire encore moins le français que de l’anglais travesti.
« Vingt-cinq cas de variole sont rapportés exister…
« J’ai été sollicité de me présenter… »
« Une lettre a été reçue demandant… »
« Votre dépêche a été reçue annonçant… »
« Les renseignements que l’on pourrait posséder de la goëlette seront ardemment reçus par… »
À chaque instant, dans les journaux, on trouve de ces constructions, de ces tours de phrase barbares qui font voir jusqu’à quel point nous perdons de plus en plus le sentiment et le maniement du français ; comme encore dans les exemples qui suivent :
« M. un tel est de retour du Nord-Ouest où il occupait une position importante en connection avec le service de transport. »
« Il est maintenant en preuve que… »
« Le gouvernement ayant été informé d’une manière croyable que des fraudes avaient été commises en rapport avec les dépenses des argents de colonisation… »
Bonté divine ! Qui est-ce qui peut comprendre cela ? Quand je vous dis qu’on n’est pas capable d’écrire les choses les plus simples, sans les emmailloter dans un tas de ligaments et de ficelles indénouables !
« Cette ligne, une fois terminée, raccourcira de plusieurs milles la distance pour se rendre à Toronto… »
J’ai vu le titre suivant d’un article de journal :
« Un ridicule vivace ». Pourquoi ne pas dire : Un ridicule boule-dogue ?
Voulez-vous vous casser le cou, ou bien devenir aveugle, idiot, pendant trois mois consécutifs, lisez-moi ceci :
« Le capitaine Jackman était regardé comme le plus hardi et le plus habile pêcheur. Cela eut lieu jusqu’en 1885 où il manqua de réussir.
« L’année dernière la malchance a commencé à tomber sur lui. Il perdit le steamer Resolute au même endroit.
« Tard dans la même saison il entra comme capitaine du Eagle. Quelques semaines après il cassait son arbre de couche. Cette fois il en était à son dernier voyage. La grande majorité des hommes étaient mariés et étaient de St-Jean ou des environs. On peut dire que la ville est en deuil aujourd’hui.
« C’est la plus grande calamité et la plus grande perte de vie qu’on ait jamais eue, dans cette colonie. »
« Un message de Grenpond, cinq milles d’ici, rapporte que le gardien du phare a abordé les steamers Vanguard et Hector. Ils lui ont rapporté qu’ils avaient rencontré des espars, une poupe avec une planche ayant dessus écrit Eagle, que ces objets se trouvaient tout près de l’endroit où l’Eagle a été vu pour la dernière fois.
« Le fait qu’on n’a pas entendu parler du Eagle depuis le 11 courant, tandis que les autres voiliers ou steamers ont donné de leurs nouvelles, porte universellement à croire que ce steamer, avec ses 260 âmes, dont 210 pêcheurs à bord, aura été jeté sur les récifs de l’île Frank’s et aura sombré.
« La mer qui a balayé la plage durant la nuit du 11 courant a été des plus sévères qu’on ait jamais eues. »
Des dépêches ont été expédiées aux inspecteurs des licences du Dominion dans tout le pays, hier : « Suspendez toutes opérations sous l’acte des licences dès la réception de la présente »…
« Des réclamations commencent à s’élever de toutes parts contre le charroyage de la neige sur les terrains vagues qui se trouvent éparpillés dans la ville… »
« La reine a plus de répugnance que jamais à avoir une résidence à Londres, bien qu’une rumeur dise qu’elle a été fort impressionnée par les commentaires de la presse sur la production de M. Irving dans Faust (cela est mis pour « rôle de Faust joué par Irving » ) et qu’elle avait l’intention de se rendre au théâtre pour la première fois depuis la mort du prince Consort. »
Tout le monde sait ce qu’était le prince consort, mais le prince Consort !… absolument introuvable dans l’almanach de Gotha.
« Les autorités de l’université Laval sont à faire examiner leur nouveau terrain afin de trouver l’endroit le plus propice à recevoir les fondations de l’immense édifice projeté. »
« La partie basse de la ville est inondée par le fait de la crûe sans précédent des rivières San Joe et Olkhart. »
« Lord Salisbury a accepté la résignation de lord Dunraven, sous-secrétaire des colonies. Lord Dunraven n’est pas content du fait qu’il se trouvait pour ainsi dire sous la férule de sir Holland… »
« Le serment comme régente sera administré à la reine Christine… »
Voilà un serment qui est comme régente !…
« La Californie n’a pas suffisamment d’or pour suffire au manque de ce métal en Allemagne »
« Le Daily News dans un article de rédaction aujourd’hui, dit : Un parlement irlandais strictement limité à légiférer sur des questions purement relatives à l’Irlande et conformément aux principes de l’union de l’empire, serait, dans notre opinion, le commencement de la paix… »
« Les heures du départ et de l’arrivée des trains, pour les changements d’hiver, changeront lundi prochain, le 9 janvier, sur ce chemin, et la ligne sera ouverte jusqu’au lac St-Jean.
« Voici les heures de départ ; allant au nord, 6.35 a.m., et 4.00 p.m. ; allant au sud, 6.15 a.m., et 1.10 p.m. »
« Les socialistes allemands ont adopté les mêmes tactiques dans les procédés du Reichstag, hier, que les Parnellistes emploient dans le parlement impérial…… »
« Ce phénomène, analogue au précédent, est dû au fait que, comme une partie de l’air ne peut passer entre les bouteilles, il tourne autour des bouteilles et revient à celui qui souffle. »
« On verra la population être forcée de s’expatrier… »
Passons maintenant à des comptes rendus artistiques.
Premier échantillon.
« Le célèbre Ovide Musin a donné hier, dans la salle des promotions, une preuve nouvelle de son talent supérieur. Il a exécuté plusieurs morceaux qui ont emporté l’auditoire. Les examinateurs pour le droit, attirés par le souple archet de l’artiste, suspendirent leur travail et entrèrent dans la salle »…
On se plaint de ce que les artistes de talent ne viennent pas nous visiter plus souvent à Québec. Il y a de quoi, sacrebleu ! Un qui ne reviendra pas, à coup sûr, c’est Musin, Il aimera mieux aller chez les Patagons, essayer de son souple archet. Nos frères de la Patagonie, au moins, n’ont pas de journaux qui cassent le nez des gens avec des comptes rendus aussi ineptes que celui que je viens de citer. Et il y en a comme cela des vingtaines ! On n’a qu’à faire son choix dans la masse des journaux quotidiens. Quand ça n’est pas la bêtise, c’est le lieu commun, c’est la banalité la plus plate qui font subir aux artistes l’épreuve du compte rendu, charpenté par des manœuvres qui s’imaginent tenir une plume quand c’est un pilon qu’ils ont à la main.
Deuxième échantillon.
« Le concert d’hier soir à la salle Victoria a été un éclatant succès, et nous en félicitons notre distingué impresario, M. Lavigne.
« Le violoniste Belge (avec un grand b, bien entendu), Musin, s’est montré à la hauteur de la renommée qui l’avait devancé, ici. C’est un artiste tout simplement merveilleux.
« Le pianiste Godowski, qui l’accompagnait sur le piano (puisqu’il était pianiste !), est non moins excellent sur cet instrument, si bien que l’attention de l’auditoire était autant de son côté que de celui du grand violoniste.
« Godowsky est un jeune russe d’une vingtaine d’années, et d’une physionomie très sympathique. » Bien content de savoir cela.
« M. Danman et Mlle Ewan chantent très-bien et ont mérité d’être rappelés.
Ces mêmes artistes se feront entendre de nouveau, ce soir.
« Nous invitons les amateurs de bonne musique d’en profiter.
« On a pas tous les ans, à Québec, la visite d’une célébrité comme Musin.
« Un juge compétent nous déclarait qu’il n’avait jamais entendu un violoniste plus charmant et plus parfait. »
« Là, entre nous, est-il possible d’être aussi bête que ça ? Qui va s’étonner maintenant de ce que les journaux étrangers, et notamment le Courrier des États-Unis, qui se publie à nos portes, ne veuillent pas échanger avec les nôtres ? Je trouve, pour ma part, qu’ils ont bien de la bonté de nous ignorer, quand ils pourraient nous livrer tous les jours au ridicule de leurs lecteurs. Il suffirait, en effet, de prendre les troisième et quatrième pages de l’un de nos journaux quelconques pour en composer la feuille la plus amusante ou la plus grotesque qu’on puisse rêver. Dans la suite de mon exposition, lorsque je développerai des considérations générales, je donnerai quelques unes des raisons de cette humiliante infériorité de bon nombre des rédacteurs secondaires de nos journaux. En attendant, je suis déterminé à travailler pour ma part à diminuer le ridicule qui s’attache à nous, et, pour cela, je dirai les vérités les plus grosses et les plus difficiles à avaler. Je veux absolument convaincre mes lecteurs de la nécessité absolue d’une croisade, non seulement contre le barbarisme, contre le jargon qui souille et dénature notre belle langue, mais encore et surtout contre les barbares qui se ruent avec des pioches dans le journalisme canadien.
II
Croira-t-on que les citations que j’ai faites plus haut soient des exceptions, par hasard ? Hélas ! hélas ! elles constituent bien plutôt la règle, et je pourrais en étaler à profusion sous les yeux du lecteur, si cela n’était pas si pénible, si je voulais railler et m’amuser aux dépens des imbéciles, au lieu de faire une œuvre utile et d’avoir surtout en vue le profit à tirer du spectacle de nos misères. Je n’ai pas entrepris une tâche ingrate pour un frivole et inutile amusement, mais pour toucher du doigt un mal profond et pour convaincre tous les amis de la nationalité franco-canadienne qu’ils ont un devoir impérieux et pressant à remplir s’ils veulent sauver du naufrage notre langue et nous maintenir, en présence des autres peuples, dans une attitude au moins convenable.
Voilà trop longtemps que nous laissons l’ignorance et la vulgarité nous imposer leur jargon ; voilà trop longtemps que nous laissons toute sorte d’inepties, qui n’ont pas même de forme, se pavaner à nos yeux, que nous laissons nos enfants recevoir des empreintes funestes, presque ineffaçables, et la partie saine, éclairée de la population se contaminer, par la force de l’habitude et par la lecture inévitable des faits-divers et des dépêches, au point de ne plus soupçonner l’étendue du péril qui la menace. Il faut aujourd’hui réagir et réagir sans délai, comme sans miséricorde. Dès maintenant, soyons persuadés que le meilleur préservatif contre l’empoisonnement de notre généreuse langue maternelle, c’est l’étude, c’est un commerce de tous les jours avec les auteurs français, c’est une familiarité de plus en plus intime avec les maîtres, dans tous les genres de styles. Oui, c’est là le premier traitement à suivre et, bientôt, on en aura reconnu toute l’efficacité…
III
Il y a certaines fautes que l’on peut distinguer par catégories, parce qu’elles sont à peu près d’un même ordre, et qu’on les commet invariablement de la même façon, dans les mêmes circonstances.
Telles sont les fautes dans les temps des verbes, dans les modes et dans les prépositions. Ces fautes, je viens de le dire, se commettent invariablement : elles sont le fait de tout le monde et constituent, par leur adoption communément et spontanément consentie, la plus flagrante preuve de l’altération rapide du sentiment de la langue française. Par exemple, l’emploi presque sans exception du passif, qui est la forme anglaise, au lieu de l’actif qui est essentiellement français. Ainsi les traducteurs diront toujours : « Une dépêche spéciale est publiée ce matin dans le Globe, » au lieu de : « Le Globe publie ce matin…
M… un tel a été approché (has been approached.)
« Un règlement à l’amiable est vivement désiré, » pour « on désire vivement… » ”
Que dire de celle-ci ? « Le maire de Marseilles a reçu une lettre annonçant que l’hôtel-de-ville serait fait sauter le jour de la Toussaint… »
C’est du sirhectorisme tout craché.
Autre exemple de l’amour incestueux du passif que les canadiens nourrissent conjointement avec celui du féminin :
« Nous sommes informés de Washington… »
Prépositions — Il y en a plusieurs qu’on emploie à tort et à travers, toujours, toujours, parce que l’on traduit de l’anglais, au lieu d’écouter la voix du français que l’on aime pourtant bien mieux à entendre.
« Sous » le plus court délai pour dans.
« Sous » les circonstances… id.
« Consister de » pour en.
Il y a de ces prépositions qui sont particulièrement agaçantes. On les voit à tout bout de champ, parce qu’elles sont extrêmement commodes pour désigner, par une expression banale et convenue, ce qu’on semble incapable de dire comme on le devrait.
La préposition « Comme » est une de celles-là.
Ex : « comme question de fait… » Qu’est-ce que cela veut dire ? Bien, absolument rien ; de plus, c’est tout à fait inutile et ça n’ajoute rien à ce que l’on veut faire savoir.
M……un tel, dont l’éloge n’est plus à faire comme musicien……
« Un tel a été élu comme député…
« Il a résigné comme maire. »
Ces deux derniers exemples du « comme » sont littéralement pris de l’anglais, sans qu’on s’en doute, has been elected as, has resigned as ; mais en français, dans les cas actuels, il n’y a aucun sens à tirer de ce mot. Résigner « comme » maire, veut dire rigoureusement « en qualité de » maire, et résigner en cette qualité ne signifie pas du tout qu’on abandonne les fonctions de maire ; ça ne veut pas non plus dire autre chose, ça n’a aucun sens.
Dans un titre d’article : « La nomination de M. Johnson comme registrateur… »
Ailleurs :
« Vous seriez désireux que je m’efface de la présente lutte comme candidat… »
Un autre exemple du besoin qui nous démange constamment de fourrer le « comme » n’importe où, à tout propos et hors de propos, c’est celui-ci :
« L’université McGill offrit à M. Kerr la chaire de droit commercial comme professeur. »
Parbleu ! Comme quoi voudriez-vous donc que cela fût ? Quand on offre une chaire à quelqu’un, il me semble que c’est pour qu’il professe ! En outre, dans l’espèce, c’est l’université McGill qui agit et, par conséquent, c’est elle qui serait comme professeur.
« Nous apprenons avec plaisir la réélection de notre ami… un tel, comme maire de… »
Le comme est aussi nécessaire que l’encre à un journaliste canadien. C’est sa vie, c’est tout ce qu’il aime au monde. Et dire qu’il est si facile d’écrire tout simplement : « Nous apprenons que notre ami a été réélu, maire de !… » Dans ce dernier exemple, logiquement, c’est la réélection qui doit être comme, et non pas l’ami en question.
« L’ex-premier ministre Norquay fait des affaires comme agent d’assurances. »
Cela ne veut pas dire qu’il n’en fait pas d’autres.
« M. Murray proclame la région du lac Saint-Jean comme l’un des plus beaux pays… »
« La presse, conservatrice comme libérale, s’élève avec indignation… »
Il fallait dire : « La presse, conservatrice et libérale… »
« Le parlement de Terreneuve enverra M. M. tels et tels comme délégués à Ottawa… »
Il faut dire… enverra en délégation, ou bien déléguera M. M. tels ou tels…
Mais, en revanche, on dira toujours « de même » pour « comme ça. »
On a une occasion d’employer le « comme » convenablement… ah ! bien, oui, cherchez-le !
Il n’y a pas de danger qu’on emploie « comme » quand il le faut. Ah ! s’il y était dans l’anglais, ce serait autre chose ! Ainsi, l’anglais ne disant pas " This book, is considered as so precious, " mais simplement considered as so precious, on se gardera bien de dire en français « est regardé comme si précieux, » parce que comme est ici nécessaire, mais on écrira en pur anglais " « est considéré si précieux. »
On semble avoir, dans un journal de Montréal comparativement bien fait, du reste, une très grande répugnance pour la proposition à. Non seulement on y écrit, « consentir de, mais encore « réussir de, » « s’attendre de », sans compter à part de… » Ça va bien.
« En regard avec pour de ».
« Majorité dans les townships du comté de Missisquoi pour l’élection du 27 mars… »
« MM. les juges X X présideront aux assises… »
« La chambre recommande qu’un montant de… soit affecté pour faire face aux dépenses… » « Pour faire face » est, pour dire le moins, de trop.
Une autre faute générale est l’emploi du prétérit défini pour l’indéfini, dans le récit d’événements contemporains :
Ex : Dans les dépêches de ces jours derniers, « M. Whitney, le nouveau membre élu, (il devait être élu, à coup sûr) pour Dundas (si ce n’était pas si difficile d’écrire « le nouveau représentant de Dundas, » je le proposerais bien… ; mais commençons par des choses simples et faciles, et n’écrasons pas, dès le début, nos bons traducteurs et reporters par des difficultés au-dessus de leurs forces)… fut (pour a été)présenté à la Chambre… »
Les bills suivants furent lus…
« La chambre s’ajourna…
« M. Balfour succéda à sir Fergusson…
« M. John Morley répliqua vigoureusement…
« Le gouvernement consentit d’accorder deux jours à M. Gladstone…
« Lord Dufferin, référant à sa démission, déclara qu’elle était due…
En dehors du prétérit indéfini, ne sait-on pas que le « présent » même est très employé par les bons auteurs, dans le récit d’événements contemporains ou d’autres même depuis longtemps passés, pour donner plus de mouvement et de vie à la narration ? Sans doute qu’on le sait ; mais en se le rappelant, on échapperait à l’anglais, ce qui serait déloyal.
« Il fit de chaleureux éloges de son successeur, lord Lansdowne, disant que cette nomination (quelle nomination ?) serait accueillie joyeusement… »
Il y a, tous les jours, des cinquantaines de phrases comme celles-là dans nos journaux.
Nous n’avions pas encore assez d’anglicismes comme cela ! Voici qu’un journal en introduit deux nouveaux, deux inédits, tous deux bien fiers d’être au jour. Qui croirait que ces nouveaux-nés sont topic et pulpit ?
Il paraît que, tout dernièrement, l’Académie Française a aboli les mots sujet et chaire qui avaient suffi jusqu’à présent à rendre en français le topic et le pulpit.
Un autre défaut commun à tous est l’absence de la négation. Je connais même un journal de cette ville qui en fait une spécialité.
Un autre défaut, c’est d’employer invariablement aucun pour un quelconque ou même pour tout, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Sans doute aucun traduit littéralement any, et c’est là une excellente excuse évidemment ; mais cette excuse a un tort, c’est de faire dire le contraire de ce que l’on veut dire.
« À l’effet que, à l’effet de… » ; retranchez-moi cela, retranchez-moi cela ; ce sont des bâtons dans vos phrases, et comme vos phrases n’en ont déjà pas de reste pour se tenir, il est inutile de les embarrasser davantage.
Un autre défaut commun du style de journal, c’est le remplissage, c’est le chevillage, c’est l’introduction à tout propos de membres, ou de fractions de membres de phrase inutiles, boiteux, encombrants. Le canadien a une horreur singulière pour toute expression nette et claire de la pensée ; de là les ambages, les entortillements et les enchevêtrements de bouts de phrases les uns dans les autres. Dans ce pays, il n’y a rien de précis, d’arrêté, de formel. L’à peu près est la règle ; il est la forme convenue en toutes choses, dans les affaires dans les procédés, dans les relations comme dans la langue. On ne cherche pas à faire « bien, » mais à faire « assez bien pour que ça passe. » Il en résulte que l’art, en une matière quelconque, n’existe point ; il n’y a que du métier. De là à dédaigner la culture du beau langage, il n’y a qu’une transition imperceptible. Nous avons certainement en nous du « sang sauvage, » comme le prétend mon ami Clitus Robillard, avec beaucoup trop de raison. On dirait que nous ne sommes pas faits pour parler le langage exact, pour employer les expressions propres. Aussi il faut voir jusqu’où va l’impropriété des termes de nos publications quotidiennes ! Les trois quarts du temps on est obligé de deviner ce que l’écrivain veut dire, et quand on l’a deviné, reste encore la douleur de voir infliger de pareilles tortures à notre bonne, complaisante et généreuse langue française, la plus maternelle des langues.
Nous nous sommes formé, nous, canadiens, une langue que nous seuls pouvons comprendre, ce qui prouve déjà qu’elle n’en est pas une ; car tout homme peut comprendre une langue étrangère qu’il étudie ; mais la nôtre n’est pas étudiable, parce que, non seulement elle n’a pas de règles, mais encore qu’elle est en dehors de toutes les règles.
Jugez-en par quelques nouvelles citations :
« Nous sommes informés qu’une maison de commerce de St-Roch a fait l’acquisition d’un lot de marchandises sèches à des prix auxquelles ils sont eux-mêmes étonnés (qui Ils ?) Le public acheteur devra en bénéficier, (en profiter, vous voulez dire. Bénéficier et profiter ne sont pas synonymes, tant s’en faut) en attendant la semaine prochaine pour faire ses achats. Les prix vont surprendre les plus incrédules. »
Et cette fin d’avis : « les prix vont surprendre les plus incrédules, » est-elle assez aborigène ? Ce ne sont pas les prix qui surprennent là-dedans.
Dans le même journal je trouve ceci qui en renversera d’autres, « plus incrédules ; » il est vraisemblable de croire… Ah ! massacre…
« M. McDougal, maire d’Ottawa, sur la réquisition (pour à la demande) de plusieurs citoyens, a appelé une grande assemblée publique à l’Hôtel de Ville, qui aura lieu (c’est l’Hôtel de Ville qui aura lieu ?) demain soir à 7,35 heures dans le but de voir aux moyens d’organiser (toutes ces chevilles-là pour dire simplement rechercher les moyens d’organiser) un grand jubilé musical qui aurait lieu dans le cours de l’hiver prochain. »
« À la Chambre des Députés aujourd’hui, (Il faut tourner et dire « Aujourd’hui, à la Chambre des Députés… » ) Goblet a parlé en faveur du service secret et a demandé un vote de confiance. Un amendement à ce vote a été perdu par 273 contre 220 (Perdu par une majorité !) et le crédit du fonds (Oh ! oh ! le crédit du fonds ! comprends pas. Je sais bien ce que veut dire « accorder, voter » un crédit, mais le crédit du fonds ! c’est inutile, ça me paralyse)… a été adopté.
Ajoutons des ineffabilités comme celle-ci :
« Ses amis étaient là avec des guirlandes de fleurs toutes prêtes (pourquoi pas enchantées ? ) à lui être offertes avec beaucoup d’enthousiasme volontaire (spontané, vous voulez dire) mais ces précautions furent superflues, son succès était réel. »
IV
S’il était possible de bien faire comprendre à nos gens que nous avons perdu presque entièrement le sens du français, si l’on pouvait les convaincre que nous sommes restés bien plus français par le caractère et le tempérament que par le langage, ce serait déjà un bon pas de fait. Quand nous nous parlons les uns aux autres, notre langage est à peu près passable ; nous nous comprenons entre nous ; mais quand nous parlons en public ou dans n’importe quelle circonstance spéciale, où quand nous écrivons, c’est alors que d’effroyables boucherie commencent. Et ce ne sont pas seulement les mots qui sont défectueux, barbares ou inintelligibles, mais encore bien plus leur application à des choses qui leur sont absolument étrangères ; ce sont les constructions de phrases qui démolissent non seulement les règles de la syntaxe, mais encore la raison la plus vulgaire, le bon sens le plus commun, au point qu’en lisant ces effroyables gâchis, ces inqualifiables galimatias, on se demande si les Canadiens ne sont pas une espèce à part qui a trouvé moyen de créer une langue sans règle, sans logique, sans liaison, sans aucune des parties essentielles qui constituent toute langue écrite.
Vous allez dire que j’exagère ! Eh bien ! lisez-moi le document suivant, dont le style est à peu près le même que celui d’une foule d’autres documents de cette nature, et je vous défie de le comprendre si vous n’êtes pas canadien. Il s’agit d’une série de « résolutions » adoptées dans une assemblée tenue à Québec au sujet du terminus du chemin de fer du Pacifique.
Résolu que… (pas intelligible, mais qu’importe ! Il est entendu que cela veut dire quelque chose.)
À propos de « Résolu et de Résolutions » je ferai remarquer que, dans la plupart des cas, c’est le mot considérant, soit au singulier, soit au pluriel, qui exprime exactement en français ce que l’on veut exprimer dans l’anglais.
1o Cette assemblée est d’opinion qu’afin que le peuple du Canada obtienne l’équivalent (quel équivalent ? c’est un équivalent que vous voulez dire) en échange des grands sacrifices qu’il s’impose pour la construction du chemin de fer du Pacifique, il est de première importance (il y a donc des deuxième et des troisième importances !) que les affaires d’été et d’hiver (ici l’on rit jusqu’à désarticulation) du dit chemin soient faites dans les ports canadiens (ainsi tout le commerce du C. P. R. se fera dans des ports ; il ne restera plus rien à faire sur tout le parcours du chemin !)
2o Que, dans l’opinion de cette assemblée, le gouvernement devrait adopter telles mesures qui assureront que les affaires se fassent (Allons ! allez-vous finir ?) en été à Montréal, Québec et autres (dites au moins à Québec et dans d’autres…) ports du Saint-Laurent, et en hiver, dans les ports des provinces maritimes.
3o Que s’il était jugé nécessaire de trouver une ligne (on trouve une ligne comme on trouve un porte-monnaie) plus courte que l’Intercolonial (que celle de l’Intl)……telle ligne peut être obtenue (« obtenir » une ligne !……après l’avoir trouvée, va sans dire) via (à l’anglaise, toujours) la Rivière-du-Loup et Edmunston, ce qui donne, il est vrai, quelques milles de plus que celle proposée (anglais) à travers l’état du Maine, mais ce qui ne la ferait pas sortir du territoire canadien, (trouver, obtenir et enfin faire sortir une ligne…… ; dites-moi maintenant s’il y a une ombre de sens commun dans ce chiar-là, comme on dit au collège.)
5o Que, dans l’opinion (encore !) de cette assemblée, le prolongement du Pacifique Canadien jusqu’à Québec par une ligne indépendante appartenant au chemin de fer du Pacifique Canadien et étant sous son contrôle, ainsi que la construction d’un pont sur le Saint-Laurent, près de cette ville, pour le raccorder avec l’Intercolonial, rempliraient les vues des propositions ci-dessus, de la manière la plus avantageuse pour les intérêts canadiens :
(Remplir les vues de propositions ! ! ! — Eh bien ! là, franchement…… Non, non…… j’en dirais trop. Mais j’aime mieux cinq ans de pénitencier……)
« M. Murray organise à ses frais une expédition au lac Mistassini pour dissiper une fois pour toutes l’incertitude où l’on est sur l’identité de ce lac. »
L’identité d’un lac !
Mais passons là-dessus.
Quand un journaliste nous parle de « l’incertitude où l’on est encore au sujet du lac Mistassini », il faut bien lui rappeler qu’il y a plus de deux cents ans, en 1672, le Père Albanel, de la Compagnie de Jésus, s’était rendu jusqu’à ce lac, et qu’il nous a laissé une relation complète de son voyage ; de plus, qu’à la fin du siècle dernier, un botaniste célèbre, du nom de Michaux, y avait également pénétré, à la recherche de toutes les plantes qui composent la flore de l’Amérique Septentrionale ; enfin, qu’en 1885, M. M. A. P. Low et John Bignell, tous deux arpenteurs, ont fait une exploration complète et parfaite du lac Mistassini et de la région qui l’entoure, exploration dont on peut lire le compte rendu dans le dernier rapport de la Commission Géologique, pour M. Low, et dans celui de 1885 du commissaire des Terres Publiques de la province, pour M. Bignell. Pour finir, je préviens ceux qui voudront connaître au sujet du lac Mistassini tout ce que l’on pouvait en connaître avant 1880, avant les dernières explorations scientifiques qui nous ont fixés là-dessus, qu’ils n’ont qu’à consulter mon ouvrage sur le territoire du Saguenay, aux pages 240 et suivantes, dans lesquelles j’ai résumé le voyage du Père Albanel, celui de Michaux, les récits des voyageurs authentiques, et toutes les notions certaines que l’on possédait à cette époque.
La lecture de ces pages attrayantes leur fera me pardonner la petite digression ci-dessus au sujet d’un simple mot, aussi bien que je sais gré au journaliste de l’avoir employé, parce qu’il me donne l’occasion d’une excellente réclame.
V
Maintenant, pour varier, lâchons un peu les canadianismes et retombons dans les purs anglicismes et les autres ismes analogues. Plus on varie ces choses-là, plus ça revient au même. Allons-y toujours.
Promouvoir les intérêts (promote the interests) pour favoriser, seconder, développer……
On emploie promouvoir dans toutes les circonstances.
C’est ainsi qu’on dit promouvoir un règlement, promouvoir l’agriculture.
Comprenez-vous ce que c’est qu’un règlement, une agriculture, des intérêts promus.
« Promouvoir » n’a qu’un sens, qui est : Élever à une dignité. On ne l’emploie guère qu’au participe passé, dans la hiérarchie des grades ou des fonctions.
Il est donc absurde de l’accoler à l’agriculture ou à des intérêts.
Savez-vous quelle est la cause de bon nombre d’anglicismes ? C’est la paresse, c’est l’insouciance qui s’attache à tout et qui étend indéfiniment l’empire de l’« à peu près. » On ne veut pas se donner la peine de chercher, on ne veut pas chercher par quel mot français on rendra exactement tel mot anglais, et l’on se contente d’un mot qui a la même physionomie, la même conformation, la même désinence. Ainsi l’anglais disant «" joint committee » , disons comité conjoint ; l’anglais disant " promote the interests ", disons promouvoir les intérêts……et ainsi de suite ; cela sonne de la même façon et cela épargne de la besogne. Voilà ce qui s’appelle communément en Canada de la « traduction ». Oui ; c’est de la traduction à dix centins par cent mots.
« Référer » (refer) pour « faire allusion, » renvoyer à, avoir trait à, avoir rapport à, avoir recours ou recourir à, s’en rapporter, se rapporter à, s’en remettre à, remettre, imputer……enfin, que sais-je ? Il faut savoir choisir suivant les différents cas, au lieu de se borner sempiternellement au seul mot référer qui a un sens très restreint en français.
Mais c’est si commode de traduire " to refer " par référer !……
« Je réfère à telle ou telle autorité » se dit invariablement parce qu’on dit en anglais " I refer to such or such an authority. " C’est « je renvoie à ou j’invoque telle ou telle autorité » qu’il faut dire en français.
Je me suis souvent demandé pourquoi on disait encore bien souvent « il ou elle a les fièvres typhoïdes. » Est-ce que, par hasard, on aurait plusieurs fièvres typhoïdes à la fois ? Ou y aurait-il différentes espèces de fièvres typhoïdes qui s’entendraient pour vous tomber dessus à l’unisson ?………
On écrivait dernièrement de Montréal à un journal de cette ville : « Il est peu probable que notre pauvre ami puisse finir la journée vivant. »
Cela et « se réveiller mort » font si bien la paire qu’il est impossible de trouver une fin de chronique plus piquante, mieux appareillée, mieux assortie, comme on dit dans certains magasins où il n’y a pas « d’assortiment » du tout.