Angelo Malipieri de Victor Hugo



ANGELO MALIPIERI
DE M. VICTOR HUGO.

Oserons-nous bien parler d’Angelo ? La question est grave et veut être examinée religieusement ; car les amis et les disciples de M. Hugo n’en sont plus à traiter la critique de retardataire. Les accusations de cette sorte étaient bonnes tout au plus à l’époque où l’Académie suppliait Charles x de protéger le Théâtre-Français contre l’invasion de la poésie nouvelle. Il y avait de l’adresse à confondre dans une commune ironie tous les adversaires d’Hernani. Mais la discussion a changé de terrain : personne n’invoque plus le passé contre le débordement de l’hérésie ; personne ne combat plus pour les lois aristotéliques, pour la régularité militaire de l’alexandrin. Ce n’est plus au nom de Cinna et de Britannicus que la dialectique littéraire attaque les œuvres dramatiques de M. Hugo. La sympathie publique est acquise d’avance à toutes les tentatives, si hardies qu’elles soient. M. Hugo avait promis de régénérer la scène ; il a eu toute liberté de réaliser sa pensée. Pourquoi donc, après avoir défié les dédains de la foule, après bavoir bravé toute comparaison, en est-il venu à proclamer hautement, par la bouche de ses disciples, l’incompétence absolue de la critique ? car c’est là vraiment l’unique pensée de la cour du nouveau roi ; c’est pour lui la plus douce et la plus assidue des flatteries ; c’est la consolation qui l’accueille chaque matin à son réveil. Il ne chante plus l’hymne des morts sur le linceul de la tragédie ; il a trouvé parmi ses adversaires des hommes aussi dévoués que lui au progrès, à l’innovation, occupés autant et plus que lui peut-être d’études historiques ; le reproche d’ignorance n’aurait plus de valeur dans sa bouche. Que faire donc ? et comment cicatriser les plaies saignantes de cette jeune royauté ? Comment étouffer le murmure confus des voix qui s’élèvent pour se plaindre ? N’est-il pas sage et bien avisé de proclamer l’incompétence de cette magistrature révoltée, qui s’appelle modestement la critique ?

Pour une royauté née d’hier, et qui n’est pas encore consacrée par l’assentiment populaire, c’est peut-être aller bien vite. Qu’il nous soit permis au moins de protester contre ce caprice de la couronne avant l’entier envahissement de nos libertés.

M. Hugo ne procède que de lui-même. Il a en lui sa raison d’être ; il n’a pas d’aïeux et n’aura pas d’héritiers ; il veut être vénéré comme le chef d’une dynastie, mais il ne promet à personne le trône qu’il occupe aujourd’hui. Après lui, les peuples seront plongés dans les ténèbres et la confusion. C’est pourquoi la discussion de sa conduite n’est rien moins qu’une impiété. Impiété ou incompétence, c’est même chose, vous le savez, quand il s’agit d’une royauté de droit divin : or, il y a huit ans bientôt que M. Hugo s’est résigné au gouvernement de la poésie ; la préface de Cromwell a signalé son avènement.

Comme je n’ai pas l’honneur d’être admis au château, j’ai dû questionner, pour m’instruire, les familiers de S. M. Or, voici ce que j’ai recueilli sur la doctrine de l’incompétence. Comprendre M. Hugo, c’est l’approuver, et réciproquement. Discuter la valeur de ses œuvres, regretter dans un de ses drames l’absence d’un épisode qui semblait naturellement amené, ne pas s’extasier devant les bizarreries préméditées d’une métaphore, c’est confesser son ignorance, c’est avouer qu’on n’a pas encore participé aux bienfaits de l’initiation. Mais sans doute vous êtes curieux de savoir en quoi consiste l’initiation. Eh bien ! je ne suivrai pas le conseil de Fontenelle : ma main droite est pleine de vérités, je ne la fermerai pas. Pour pénétrer le sens mystérieux des drames de M. Hugo, il faut commencer par bien méditer ce verset de l’Évangile : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Car le maître n’accepte pas une admiration partagée ; il veut une foi sans réserve, une obéissance illimitée. Si vous gardez encore pour quelques morts illustres ou pour des noms aujourd’hui glorieux un respect hérétique, ne demandez pas les honneurs de l’initiation, vous n’êtes pas digne de recueillir la manne céleste ; vous aurez beau méditer, vous préparer par des lectures laborieuses à l’intelligence des paroles divines, vous n’irez jamais au-delà du sens littéral et mort ; votre clairvoyance n’atteindra pas l’esprit de la loi nouvelle. Balayez comme une poussière inutile tous les souvenirs qui se pressent dans les avenues de votre pensée ; rayez du livre de votre conscience tous les noms splendides qui depuis soixante siècles ont pris place dans la famille humaine ; humiliez-vous devant votre néant ; prenez en pitié le passé où M. Hugo n’était pas, en espérance l’avenir où il sera, et vous communierez avec ses disciples.

Il vous dira, ce que la foule ignore, pourquoi, par exemple, ayant sous la main des événemens et des hommes révélés par l’histoire, il s’abstient d’y toucher ; pourquoi il refait, selon sa volonté, les générations lointaines que les studieux croyaient connaître, et dont ils ne savaient pas le premier mot. Il vous racontera pourquoi le xviie siècle de l’Espagne, dont il voulait faire quelque chose, est ajourné dans ses projets. Vous apprendrez que les bibliothèques de France ne possèdent, sur l’époque choisie par M. Hugo, que des documens authentiques, des témoignages officiels, mais pas un libelle, pas une chanson de taverne, pas une satire de favori disgracié, de courtisane vendue aux laquais de l’Escurial. Honte et pitié, n’est-ce pas ? À quoi donc s’occupent les chambres ? à brasser des lois de finances, tandis qu’elles devraient se dévouer à l’ambition universelle de M. Hugo. Ne serait-il pas dans les droits de la France de réveiller ces législateurs assoupis ? Que vous semble d’une pétition déposée sur le bureau du président, pour obtenir que M. de Rayneval soit autorisé à feuilleter les bibliothèques de la Péninsule ? Au lieu de mugueter au Prado, les secrétaires d’ambassade ne devraient-ils pas recueillir la semence que le génie de M. Hugo demande à féconder ?

Vous apprendrez que la pensée du poète, inviolable et sacrée comme la personne des rois, n’a rien à démêler avec les bourdonnemens du parterre. Les rimes qu’il daigne assembler pour nos plaisirs et notre enseignement ne relèvent pas de notre goût. Il nous ouvre les portes de son palais ; il allume pour nos yeux éblouis les lustres et les candelabres de ses galeries ; nous sommes chez lui, il nous admet à ses fêtes : nous serions mal venus à blâmer l’ordonnance des divertissemens. Soyez contens ou restez chez vous. Si vous charbonnez les murs du palais de grossières caricatures, si vous souriez insolemment aux quadrilles de la soirée, si vous demandez l’âge des vins qui vous sont versés, vous n’êtes qu’un manant et un mal appris.

M. Hugo n’a pas encore rencontré un courtisan de la force de M. le comte Rœderer ; mais, pour n’être pas promulguées, ses volontés ne sont ni moins sûres ni moins inflexibles. La critique est duement avertie. Si elle s’aventure désormais dans le guêpier de la discussion, elle ne devra s’en prendre qu’à elle-même.

Pourtant il y a parmi nous plus d’une conscience rétive, plus d’une mémoire obstinée qui ose comparer M. Hugo à Corneille, et qui ne rougit pas de cette profanation. Quelques-uns, et des plus hardis, vont jusqu’à lui demander compte de ses engagemens de 1827 : Vous nous aviez promis de dramatiser l’histoire, et depuis que la scène est à vous, l’histoire est pour votre génie dédaigneux comme si elle n’avait jamais été. Vous vouliez donc nous endormir avec des contes, et vous couronner pendant notre sommeil ?

N’y a-t-il aucun moyen d’établir la compétence de la critique ? Faudra-t-il nous récuser chaque fois que l’opinion nous interrogera ? J’ai reproduit fidèlement la doctrine du château, je dois reproduire avec la même franchise l’opinion de la majorité ignorante, je le veux bien, mais certainement sincère, à laquelle j’appartiens.

Si M. Hugo, au lieu de tailler dans l’histoire des romans et des drames, ou, pour parler plus nettement, d’emprunter aux chroniqueurs le baptême de ses drames et de ses romans, s’appelait Galilée, Newton ou Herschell ; s’il avait consumé les plus belles années de sa vie dans une laborieuse solitude, et s’il venait à nous avec une nouvelle théorie de la mécanique céleste, je comprendrais très bien qu’il dît à la majorité : Vous n’êtes pas compétens. S’il avait fabriqué lui-même pour son œil avare et persévérant des lentilles ignorées du monde entier ; s’il avait construit sur ses études égoïstes une série de formules toutes puissantes, il pourrait sans folie dire encore, même à la minorité savante : Vous n’êtes pas compétens ; vous ne savez pas d’où je suis parti, vous ne savez pas quelles routes j’ai frayées et parcourues : abstenez-vous et attendez. Mais l’étoffe brodée par la fantaisie de M. Hugo est maniée par tout le monde. Il n’a pas inventé la famille et la patrie, il n’a pas créé de toutes pièces les sentimens qu’il met aux prises. La trame où il promène son aiguille est de laine ou de soie. Il n’a pas dérobé la toison d’une brebis mystérieuse pour tisser la pourpre de son manteau. L’airain qu’il coule dans le sable est tiré d’une mine où nous pouvons fouiller comme lui. Qu’il donne au métal des formes savantes, qu’il imprime à son œuvre le sceau d’un génie tout puissant ; mais si la statue qu’il signe de son nom représente l’un de nous, qu’il se résigne à être jugé. Si les héros qu’il nous montre ne sont d’aucun pays ni d’aucune race connue, la foule indifférente ne prendra pas la peine de les oublier ; elle ne les regardera pas.

Si la critique est incompétente, comme le disent les disciples de M. Hugo, il faut de toute nécessité que les drames du maître soient au-dessus de l’humanité, c’est-à-dire monstrueux ou divins. Le dilemme implacable où s’enferme le novateur n’a que deux issues, toutes les deux terribles et difficiles à franchir : qu’il monte au ciel, et nous inscrirons son assomption parmi les fêtes de l’église ; ou qu’il descende jusqu’au ridicule, et nos voix ne craindront pas de s’enrouer dans la moquerie.

Que les ames bienveillantes et timides s’inclinent respectueusement devant l’attitude impérieuse de M. Hugo, je n’ai pas de peine à le comprendre ; que des esprits jeunes et enthousiastes prennent la volonté pour la puissance et se dévouent à la fortune de l’aventurier ; que des orgueils parasites se greffent sur l’orgueil du maître et se glorifient dans son espérance, tout cela est simple et pouvait se prévoir. Autour des novateurs, il y a toujours des curiosités bruyantes qui ne chaussent pas l’éperon, mais qui regardent la bataille ; qui ne vont pas au-devant de l’épée, mais qui maudissent courageusement le vaincu avant qu’il ne tombe, qui remercient le ciel du triomphe où ils n’ont rien risqué. Mais les esprits indépendans ont le droit de défendre leur enjeu ; or, dans la partie engagée entre la critique et le poète, l’enjeu n’est autre que la dignité de la raison.

C’est pourquoi nous retenons la cause, et nous parlerons d’Angelo en toute liberté.


Les caractères de cette pièce sont inégalement développés ; Angelo et Rodolfo n’ont pas le même relief que la Tisbe et Catarina. Il est visible que l’auteur a surtout voulu appeler l’attention sur les deux femmes. Avant le lever du rideau, les amis officieux disaient d’une voix fière et triomphante : « Cette fois-ci, messieurs, vous serez bien étonnés. M. Hugo va donner un éclatant démenti à toutes les prophéties. Il va montrer ce qu’il peut faire dans l’analyse des passions. Il a usé du spectacle avec une sobriété exemplaire ; mais il a fouillé le cœur avec une hardiesse inattendue. » Il n’y avait pas, dans toute la salle, un seul spectateur qui ne hâtât de ses vœux l’accomplissement de cette promesse merveilleuse. Voyons si l’amitié s’est trompée.

Tisbe est une comédienne applaudie, enviée, riche, ingénieuse en prodigalités, mais tristement partagée entre deux amours : elle est publiquement la maîtresse d’Angelo, tyran de Padoue pour le compte de Venise ; mais cette livrée splendide pèse comme une chappe de plomb sur ses épaules. Son cœur est engagé sans retour à Rodolfo, qui vit près d’elle sous le nom de son frère. Comment et pourquoi a-t-elle accepté ce honteux marché ? Comment s’est-elle résignée à vendre sa beauté ? nous ne le savons pas. Est-ce la misère ou l’orgueil qui l’a jetée dans les bras d’Angelo ? A-t-elle gardé son ame en livrant son corps ? Veut-elle apprivoiser avec ses caresses le tigre furieux qui déchire en lambeaux les libertés de Padoue ? Cache-t-elle sous la courtisane insouciante une Judith vengeresse ? Le poète ne le dit pas. Mais, par un juste châtiment, Tisbe est dédaignée de celui qu’elle aime. Rodolfo, qu’elle voudrait enchaîner, qu’elle épie chaque jour d’un œil jaloux, dont elle suit tous les pas, n’a qu’un mépris hautain pour ses importunes flatteries. Il n’aspire qu’à se débarrasser de cet amour comme d’un vêtement usé. De quels traits se compose le caractère de Tisbe ? qu’y a-t-il au fond de son ame ? Est-ce le dévouement romanesque ou l’égoïsme libertin ? Qu’aime-t-elle dans Rodolfo ? Est-ce la beauté, la jeunesse ou le courage ? Est-ce l’abandon qu’elle veut consoler, ou la fierté sauvage qu’elle a résolu d’amener à ses pieds ? Je ne sache pas que la divination la plus habile puisse aller jusqu’à décider ces questions.

Catarina, mariée de bonne heure à Angelo, invoque chaque jour, comme une céleste vision, l’image adorée d’un jeune cavalier qu’elle avait connu autrefois et qu’elle a retrouvé dans un bal. Elle subit sans colère, mais non pas sans larmes, l’autorité impérieuse de son mari. Quoiqu’elle n’écoute jamais sans trembler la voix de son maître, elle garde pour le serment qu’elle a prononcé un respect religieux. Elle souffre silencieusement, et n’entrevoit pas l’adultère comme le terme de ses douleurs. Lorsqu’enfin elle revoit l’amant dont elle avait rêvé les baisers, elle s’abandonne au bonheur avec une imprévoyance enfantine. Sûre de sa pureté, elle ne peut croire à la vengeance qui plane sur sa tête ; elle ne comprend pas le châtiment pour une faute qu’elle n’a pas commise.

Angelo, délégué de la république vénitienne, gouverne Padoue avec une verge de fer. Il s’explique à lui-même, comme un théoricien consommé, toute la servilité de son despotisme. Il frappe pour n’être pas frappé. Il inflige à la ville gémissante son implacable volonté ; il est trop lâche pour risquer une clémence qui ne lui serait pas pardonnée. Tyran subalterne, et dévoué aux maîtres qui l’ont envoyé, sa main tremblante n’oserait pas signer une grace. Il sait que la révocation d’une sentence de mort le perdrait sans retour près du Conseil des Dix. Il ne s’abuse pas sur la terreur qu’il inspire. Il se fait honte, et sans doute c’est pour imposer silence aux cris de son cœur dépravé qu’il essaie de conquérir l’amour de Tisbe. Il achète sa beauté, et il veut être aimé pour son argent. Mais, comme la plupart des égoïstes opulens qui pourvoient leur couche ainsi que leurs écuries, il se laisse tromper niaisement.

Rodolfo, las de Tisbe, poursuit Catarina ; mais il n’a pu apprendre dans les bras d’une courtisane l’art de réduire une vertu rebelle. Il a toute l’inexpérience du libertinage. En aimant Catarina, il est entré dans un monde nouveau. Son ardeur imprudente multiplie les dangers, au lieu de les combattre.

C’est avec ces personnages que M. Hugo a construit son nouveau drame. Jamais, je crois, l’indécision des caractères n’a conduit plus directement à l’indécision de la fable. L’analyse d’Angelo est une des épreuves les plus désespérantes qui se puissent offrir à la réflexion.

Après une scène d’explication entre Angelo et Tisbe, ingénieuse, délicate, élégante et animée, survient un homme mystérieux, un agent secret du Conseil des Dix, Omodei, qui surprend la tristesse de la courtisane en flagrant délit. Elle est seule, il l’accoste librement, comme s’il la connaissait dès long-temps. Il lui propose et lui promet de lui prouver l’infidélité de Rodolfo. Tisbe avoue son amour et sa jalousie sans craindre la colère d’Angelo. Il faut obtenir du podesta une clé qui ouvre toutes les portes. Omodei disparaît, et Tisbe se fait donner la clé toute puissante. Cette dernière scène est, comme la première, bien posée et bien menée. Il y a dans ce premier acte une finesse d’élocution qui n’est pas habituelle chez M. Hugo. Mais l’espérance de l’auditoire a été promptement déçue. Les trois actes qui suivent sont pitoyables. Le courage manque pour les raconter, le blâme hésite devant le néant sonore et hautain qui voudrait simuler le drame, et qui ne réussit qu’à étourdir.

Tisbe entre chez Catarina. À l’anxiété peinte sur la figure de la jeune femme, elle devine la présence de Rodolfo, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas ; mais elle a juré à sa mère mourante de se dévouer à la personne qui posséderait un crucifix d’ivoire, transmis de génération en génération comme une sainte relique, arrosé des larmes de son enfance, et que sa mère a donné comme un gage de gratitude. Or, ce crucifix est devant elle. Sa jalousie se tait devant le serment inviolable. Entre Angelo ; et Tisbe, au lieu de perdre Catarina, dénonce à son amant une conjuration imaginaire.

Cependant le manteau de Rodolfo accuse Catarina. Tisbe emmène Angelo pour laisser à sa rivale le temps de sauver son amant ; mais Angelo est implacable : il veut la mort de sa femme et demande à sa maîtresse un poison sûr et rapide. Tisbe pousse la générosité jusqu’au bout. Elle décide Catarina à boire le poison et substitue à la liqueur mortelle un narcotique irrésistible. Catarina s’endort ; la fosse est creusée pour la recevoir, le linceul préparé pour l’envelopper ; Angelo part satisfait de sa vengeance, qu’il croit complète.

Transportée chez Tisbe, Catarina, qui s’était résolue au sacrifice de sa vie, repose sans connaissance sur le lit de la courtisane. Rodolfo, en apprenant le supplice de la femme qu’il aime, accourt chez Tisbe. Il l’interroge d’une voix haletante et furieuse. Il lui redemande la vie qu’elle a tranchée. Tisbe profère des paroles de haine et de colère contre sa rivale. Rodolfo ne doute plus : il poignarde Tisbe, et à peine a-t-elle rendu le dernier soupir que tout à coup Catarina se réveille et vient se jeter dans les bras de Rodolfo.

N’est-ce pas là, je le demande, un mélodrame de boulevard ? Comptons sur nos doigts une clé, un crucifix, une fiole de poison, une subite résurrection. N’est-ce pas l’arsenal entier du répertoire qui a fait la renommée de M. Marty ? Un tyran, une courtisane, un sbire, rien n’y manque. Omodei, après avoir allumé l’incendie, meurt assassiné au milieu de la pièce. Angelo ne reparaît plus dès que sa femme est endormie du sommeil qu’il espère éternel. C’est tout bonnement le conte de Barbe-Bleue.

D’Hernani à Angelo, la route parcourue est incalculable. Comment des cimes de la poésie lyrique M. Hugo est-il descendu jusqu’aux tréteaux du mélodrame ? Comment, après avoir proclamé à son de trompe l’avènement de l’histoire au théâtre, en est-il venu à créer pour la curiosité oisive des personnages qui ne sont d’aucun temps ni d’aucun pays ? Est-il bien vrai, comme le répètent ses amis, qu’il viole délibérément l’histoire, ou plutôt qu’il la méconnaît constamment, pour suspendre l’intérêt, et pour atteindre les dénouemens imprévus ? Mais si cet aveu est sincère, c’est un aveu d’impuissance et de puérilité. L’art dramatique aux mains de M. Hugo n’est plus qu’un escamotage de place publique. Entre les portes innombrables de ses planches peintes, les acteurs jouent le même rôle que les muscades sous les gobelets.

Eschyle, Sophocle et Euripide, Shakespeare et Schiller ont tenu à l’aise dans les traditions héroïques et historiques. Depuis Électre jusqu’à Wallenstein, il n’y a pas un grand poète qui ait dédaigné l’histoire ou la légende comme un manteau trop étroit pour ses épaules. Derrière cette fierté percée à jour j’aperçois un dessein déplorable ; si M. Hugo évite l’histoire, ce n’est pas pour la dominer, c’est pour éviter, du même coup, l’humanité qui, à toutes les époques de sa biographie, a ses lois irrésistibles et constantes. En imposant à l’Italie du xvie siècle des mœurs qui ne sont d’aucune date, il se donne de son plein gré le droit de créer des personnages qui n’ont jamais pu vivre nulle part. La décoration et le costume sont le seul code qu’il respecte. Pourvu qu’il ait à sa disposition une salle gothique et une demi-douzaine de pourpoints brodés, il ramène à tout propos son éternelle antithèse de la passion dans le vice, de la magnanimité dans l’humiliation. Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo sont de la même famille, mais à coup sûr ne sont pas de la famille humaine. C’est une génération de monstres bavards. La fille d’Alexandre vi a changé de robe et s’appelle Tisbe. Marie Tudor a changé de sexe et s’appelle Angelo. Les types de ces impossibles tragédies sont rangés dans la pensée de M. Hugo comme les coins d’une collection monétaire. Quand il veut frapper l’effigie d’un roi ou d’une courtisane, il n’a qu’à changer le nom ; le ciseau demeure oisif et ne fouille pas l’acier. Le profil inflexible sert à toutes les dynasties, à toutes les prostitutions renommées.

Il ne reste plus maintenant à la critique sérieuse qu’une seule arme contre les œuvres dramatiques de M. Hugo, c’est le silence. Quand la discussion ne soulèvera plus de bruit autour des mélodrames qu’il jette sur la scène, l’indifférence et l’ennui feront bonne et sévère justice. Le jour où il perdra ses adversaires, il sera forcé de battre en retraite.


Gustave Planche.