Legrand et Crouzet (p. 420-426).


LXI

CE QUI DÉCIDE PITOU À QUITTER LA FERME ET À RETOURNER À HARAMONT SA SEULE ET VÉRITABLE PATRIE


Cependant la mère Billot, résignée aux fonctions de première servante, avait repris son ouvrage sans affectation, sans aigreur, de bonne volonté. Le mouvement, interrompu un instant dans toute la hiérarchie agricole, recommençait à imiter l’intérieur de la ruche bourdonnante et travailleuse.

Pendant qu’on préparait le cheval de Catherine, Catherine rentra. Jeta un coup d’œil de côté sur Pitou, dont le corps demeura immobile, mais dont la tête tourna comme une girouette, suivant le mouvement de la jeune fille jusqu’à ce que la jeune fille eût disparu dans sa chambre.

— Qu’allait faire Catherine dans sa chambre ? se demanda Pitou.

Pauvre Pitou ! ce qu’elle allait faire ? Elle allait se coiffer, mettre un bonnet blanc, passer un bas plus fin.

Puis, quand ce supplément de toilette fut achevé, comme elle entendait son cheval qui piaffait sous la gouttière, elle rentra, embrassa sa mère, et partit.

Pitou, désœuvré, mal rassasié par ce petit coup d’œil, moitié indifférent, moitié miséricordieux, que Catherine lui avait adressé en partant, Pitou ne put se résoudre à demeurer ainsi dans la perplexité. Depuis que Pitou avait revu Catherine, il semblait à Pitou que la vie de Catherine lui fût absolument nécessaire.

Et puis, outre cela, au fond de cet esprit lourd et dormeur, quelque chose comme un soupçon allait et venait avec la monotone régularité d’un balancier de pendule.

C’est le propre des esprits naïfs de tout percevoir à des degrés égaux. Ces natures paresseuses ne sont pas moins sensibles que d’autres ; seulement elles éprouvent, mais n’analysent pas.

L’analyse, c’est l’habitude de jouir et de souffrir. Il faut avoir pris une certaine habitude des sensations pour regarder leur bouillonnement au fond de cet abîme qu’on appelle le cœur humain. Il n’y a pas de vieillards naïfs.

Pitou, quand il eut entendu le pas du cheval qui s’éloignait, courut vers la porte. Il aperçut alors Catherine suivant un petit chemin de traverse qui conduisait de la ferme à la grande route de La Ferté-Milon, et aboutissant au bas d’une petite montagne dont le sommet se perd dans la forêt. Du seuil de cette porte, il envoya à la belle jeune fille un adieu plein de regrets et d’humilité. Mais à peine cet adieu fut-il envoyé de la main et du cœur, que Pitou réfléchit à une chose.

Catherine avait bien pu lui défendre de l’accompagner, mais elle ne pouvait l’empêcher de la suivre.

Catherine pouvait bien dire à Pitou : Je ne veux pas vous voir ; mais elle ne pouvait pas dire à Pitou : Je vous défends de me regarder. Pitou réfléchit donc que, puisqu’il n’avait rien à faire, rien ne l’empêchait au monde de longer sous bois le chemin qu’allait faire Catherine. Ainsi, sans être vu, il la verrait de loin, à travers les arbres. Il n’y avait qu’une lieue et demie de la ferme à La Ferté-Milon. Une lieue et demie pour aller, une lieue et demie pour revenir, qu’était-ce que cela pour Pitou ? D’ailleurs Catherine rejoignait la route par une ligne faisant angle avec la forêt. En prenant la perpendiculaire, Pitou économisait un quart de lieue. Restait donc deux lieues et demie seulement pour aller à La Ferté-Milon et revenir.

Deux lieues et demie, c’est une véritable bouchée de chemin à avaler pour un homme qui semblait avoir dévalisé le Petit-Poucet, ou lui avoir pris les bottes que le même Petit-Poucet avait prises à l’Ogre. A peine Pitou eut-il arrêté ce projet dans son esprit qu’il le mit à exécution. Tandis que Catherine gagnait la grande route, lui, Pitou, courbé derrière les grands seigles, gagnait la forêt.

En un instant, il fut à la lisière, et, une fois à la lisière, il sauta le fossé de la forêt, et s’élança sous bois, moins gracieux, mais aussi rapide qu’un chevreuil effarouché.

Il courut un quart d’heure ainsi, et, au bout d’un quart d’heure, il aperçut l’éclaircie que faisait la route.

Là, il s’arrêta, s’appuyant à un énorme chêne qui le cachait entièrement derrière son tronc rugueux. Il était bien sûr d’avoir devancé Catherine.

Et cependant il attendit dix minutes, un quart d’heure même, et ne vit personne.

Avait-elle oublié quelque chose à la ferme et y était-elle retournée ? C’était possible.

Avec les plus grandes précautions, Pitou se rapprocha de la route, allongea sa tête derrière un gros hêtre qui poussait dans le fossé même, appartenant moitié à la route, moitié à la forêt, étendit son regard jusqu’à la plaine que la rigidité de la ligne lui permettait d’apercevoir, et ne vit rien.

Catherine avait oublié quelque chose, et était revenue à la ferme.

Pitou reprit sa course. Ou elle n’était pas encore arrivée et il la verrait rentrer, ou elle y était arrivée et il l’en verrait sortir.

Pitou ouvrit le compas de ses longues jambes, et se mit à arpenter l’espace qui le séparait de la plaine.

Il courait sur le revers sablonneux de la route, plus doux à ses pas, quand tout à coup il s’arrêta.

Le cheval de Catherine marchait l’amble.

Le cheval, marchant l’amble, avait quitté la grande route, et avait quitté le revers du chemin pour suivre une petite sente à l’entrée de laquelle on lisait sur un poteau :

Sente conduisant de la route de La Ferté-Milon à Boursonne.

Pitou leva les yeux, et à l’extrémité opposée de la sente, il aperçut, noyés à une grande distance dans l’horizon bleuâtre de la forêt, le cheval blanc et le casaquin rouge de Catherine.

C’était à une grande distance, nous l’avons dit, mais on sait qu’il n’y avait pas de distance pour Pitou.

— Ah ! s’écria Pitou en s’élançant de nouveau dans la forêt, ce n’est donc pas à La Ferté-Milon qu’elle va, c’est donc à Boursonne !

Et cependant je ne me trompe pas. Elle a dit La Ferté-Milon plus de dix fois ; on lui a donné des commissions pour La Ferté-Milon. La mère Billot elle-même a parlé de La Ferté-Milon.

Et tout en disant ces paroles, Pitou courait toujours : Pitou courait de plus en plus ; Pitou courait comme un dératé.

Car Pitou, poussé par le doute, cette première moitié de la jalousie, Pitou n’était plus un simple bipède : Pitou semblait être une de ces machines ailées, comme Dédale en particulier, ou en général les grands mécaniciens de l’antiquité les rêvèrent si bien, et les exécutèrent, hélas ! si mal.

Il ressemblait, à s’y méprendre, à ces bonshommes de paille, aux bras de chalumeaux, que le vent fait tourner aux étalages des marchands de jouets d’enfants : bras, jambes, têtes, tout remue, tout vole.

Les jambes immenses de Pitou marquaient des angles de cinq pieds de large, à leur plus grande ouverture : ses mains, pareilles à deux battoirs emmanchés d’un bâton, poussaient l’air comme des rames. Sa tête, tout bouche, tout narines et tout yeux, absorbait l’air qu’elle envoyait en souffles bruyants.

Aucun cheval n’eût été animé de cette rage de courir.

Aucun lion n’eût eu cette volonté féroce d’atteindre sa proie.

Pitou avait plus d’une demi-lieue à faire quand il aperçut Catherine ; il ne lui laissa pas le temps de faire un quart de lieue, tandis que lui absorba cette demi-lieue.

Sa course avait donc acquis le double de la rapidité de celle d’un cheval au trot.

Enfin, il arriva à atteindre une ligne parallèle à la sienne.

Ce n’était plus pour voir simplement Catherine que Pitou la suivait : c’était pour la surveiller.

Elle avait menti. Dans quel but ?

N’importe ; pour reconquérir sur elle une certaine supériorité, il fallait la surprendre en flagrant délit de mensonge.

Pitou donna tête baissée dans les fougères et dans les épines, brisant les obstacles avec son casque, et employant son sabre au besoin.

Cependant, comme Catherine n’allait plus qu’au pas, de temps en temps le bruit des branches brisées arrivait jusqu’à elle, et faisait tout à la fois dresser l’oreille au cheval et à la maîtresse.

Alors Pitou, qui ne perdait pas Catherine des yeux, Pitou s’arrêtait en reprenant haleine ; il détruisait le soupçon.

Cependant cela ne pouvait pas durer ; aussi cela ne dura-t-il pas.

Pitou entendit tout à coup hennir le cheval de Catherine, et à ce hennissement un autre hennissement répondit.

On ne pouvait pas encore voir le second cheval qui hennissait.

Mais, quel qu’il fût, Catherine frappa Cadet de sa badine de houx, et Cadet, qui avait soufflé un instant, reprit le grand trot.

Au bout de cinq minutes, grâce à cette augmentation de vitesse, elle avait rejoint un cavalier, qui accourut lui-même au-devant d’elle avec autant d’empressement qu’elle en avait mis à venir au-devant de lui.

Le mouvement de Catherine avait été si rapide et si inattendu, que le pauvre Pitou était resté immobile, debout, à la même place, se haussant seulement sur la pointe des pieds pour voir de plus loin.

C’était bien loin pour voir.

Mais, s’il ne le vit pas, ce que Pitou sentit comme une commotion électrique, ce fut la joie et la rougeur de la jeune fille, ce fut le tressaillement qui agita tout son corps, ce fut le pétillement de ses yeux si doux, si calmes d’ordinaire, si étincelants alors.

Il ne vit pas non plus quel était ce cavalier au point de distinguer ses traits ; mais, reconnaissant à sa tournure, à sa redingote de chasse de velours vert, à son chapeau à large ganse, à son port de tête libre et gracieux, qu’il devait appartenir à la classe la plus élevée de la société. Son esprit se porta à l’instant même à ce beau jeune homme, à ce beau danseur de Villers-Cotterets. Son cœur, sa bouche, toutes les fibres de ses entrailles tressaillirent à la fois, murmurèrent le nom d’Isidore de Charny. C’était bien lui en effet.

Pitou poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement, et, s’enfonçant de nouveau dans le fourré, il parvint jusqu’à la distance de vingt pas des deux jeunes gens, trop attentionnés alors l’un à l’autre pour s’inquiéter si le bruit qu’ils entendaient était causé par le fourragement d’un quadrupède ou d’un bipède.

Le jeune homme cependant se retourna du côté de Pitou, se haussa sur les étriers, et jeta un regard vague autour de lui.

Mais à l’instant même, pour échapper à l’investigation, Pitou s’aplatit le ventre et la face contre terre.

Puis, comme un serpent, il se glissa pendant l’espace de dix pas encore, et, arrivé à la portée de la voix, il écouta.

— Bonjour, monsieur Isidore, disait Catherine. — Monsieur Isidore ! murmura Pitou. Je le savais bien, moi.

Alors il sentit par toute sa personne l’immense fatigue de tout ce travail, que le doute, la défiance et la jalousie lui avaient fait faire depuis une heure.

Les deux jeunes gens, en face l’un de l’autre, avaient chacun de son côté lâché la bride et s’étaient pris les mains ; ils se tenaient debout, et frémissants, muets et souriants, tandis que les deux chevaux, habitués sans doute l’un à l’autre, se caressaient des naseaux et jouaient avec leurs pieds sur la mousse de la route.

— Vous êtes en retard aujourd’hui, monsieur Isidore, fit Catherine en rompant le silence. — Aujourd’hui ! fit Pitou ; il paraît que les autres jours il n’est pas en retard. — Ce n’est pas ma faute, chère Catherine, répliqua le jeune homme ; mais j’ai été retenu par une lettre de mon frère qui m’est arrivée ce matin, et à laquelle, j’ai dû répondre courrier par courrier. Mais ne craignez rien, demain je serai plus exact. Catherine sourit, et Isidore serra encore un peu plus tendrement la main qu’on lui abandonnait.

Hélas ! c’étaient autant d’épines qui faisaient saigner le cœur du pauvre Pitou.

— Vous avez donc des nouvelles fraîches de Paris ? demanda-t-elle. — Oui. — Eh bien ! moi aussi, dit-elle en souriant. Ne m’avez-vous pas dit l’autre jour, qie lorsque quelque chose de pareil arrivait à deux personnes qui s’aimaient, cela s’appelait de la sympathie ? — Justement. Et comment avez-vous reçu des nouvelles, vous, ma belle Catherine ? — Par Pitou. — Qu’est-ce que cela, Pitou ? demanda le jeune noble avec un air libre et enjoué, qui changea en cramoisi le rouge déjà étendu sur les joues de Pitou. — Mais vous savez bien, dit-elle : Pitou, c’est ce pauvre garçon que mon père avait pris à la ferme, et qui me donnait le bras un dimanche. — Ah ! oui, dit le gentilhomme ; celui qui a des genoux comme des nœuds de serviette ?

Catherine se mit à rire. Pitou se sentit humilié, désespéré. Il regarda ses genoux, pareils à des nœuds en effet, en s’appuyant sur ses deux mains et en se soulevant, puis il retomba à plat ventre avec un soupir.

— Voyons, dit Catherine, ne me déchirez pas trop mon pauvre Pitou. Savez-vous ce qu’il me proposait tout à l’heure ? — Non ; contez-moi un peu cela, ma toute belle. — Eh bien ! il voulait m’accompagner à La Ferté-Milon. — Où vous n’allez pas ? — Non, puisque je savais que vous m’attendiez ici ; tandis que c’est moi qui vous ai presque attendu. — Ah ! mais savez-vous que vous venez de dire un mot royal, Catherine ? — Vraiment ! je ne m’en doutais pas. — Pourquoi n’avez-vous pas accepté l’offre de ce beau chevalier, il nous eût diverti. — Pas toujours, peut-être, répondit en riant Catherine. — Vous avez raison, Catherine, dit Isidore en attachant sur la belle fermière des yeux brillants d’amour. Et il cacha la tête rougissante de la jeune fille dans ses bras qu’il ferma sur elle.

Pitou ferma les yeux pour ne pas voir, mais il avait oublié de fermer les oreilles pour ne pas entendre ; le bruit d’un baiser arriva jusqu’à lui. Pitou se prit les cheveux avec désespoir, comme fait le pestiféré dans le premier plan du tableau de Gros représentant Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa.

Lorsque Pitou revint à lui, les jeunes gens avaient remis leurs chevaux au pas et s’éloignaient lentement.

Les dernières paroles que Pitou put entendre furent celles-ci :

— Oui, vous avez raison, monsieur Isidore, promenons-nous une heure ; je rattraperai cette heure sur les jambes de mon cheval, et, ajouta-t-elle en riant, c’est une bonne bête qui n’en dira rien. Ce fut tout, la vision s’éteignit, l’obscurité se fit dans l’âme de Pitou, comme elle se faisait dans la nature, et, se roulant dans la bruyère, le pauvre garçon se laissa aller aux élans naïfs de sa douleur.

La fraîcheur de la nuit le rendit à lui-même.

— Je ne retournerai pas à la ferme, dit-il ; j’y serais humilié, bafoué ; j’y mangerais le pain d’une femme qui aime un autre homme, et un homme, je dois l’avouer, qui est plus beau, plus riche et plus élégant que moi. Non, ma place n’est plus à Pisseleux, mais à Haramont, à Haramont, dans mon pays, où je trouverai peut-être des gens qui ne s’apercevront pas que j’ai les genoux faits comme des nœuds de serviette.

Cela dit, Pitou frotta ses bonnes longues jambes et s’achemina vers Haramont, où, sans qu’il s’en doutât, sa réputation et celle de son casque et de son sabre l’avaient précédé, et où l’attendaient, sinon le bonheur, du moins de glorieuses destinées.

Mais, on le sait, ce n’est point l’attribut de l’humanité d’être parfaitement heureux.