Angéliques/Texte entier


ANGÉLIQUES
Poèmes
de BLANCHE ROUSSEAU
Planches
de JACQUES ERNOTTE






Cet ouvrage a été tiré à 10 exemplaires numérotés de 1 à 10


No 1



Exemplaire appartenant au docteur G. Marlow.



Le Couvent.


En passant devant le couvent
de la petite ville endormie
je me suis arrêtée.
essayant de voir, à travers la grille,
les fillettes que j’entendais jouer.

C’était à l’heure de la récréation
en Juin. Un gros nuage rond
errait paresseusement dans le ciel.
Une novice au voile blanc
surveillait le jardin d’enfants.
Et, sous les marronniers défleuris du préau,
les cris aigus des petites filles
se mêlaient aux cris des moineaux.

— Marie ! Anna ! Marthe ! Bertha !
— Maria ! Clara ! Émilie !
Ces noms que j’avais prononcés mille fois
s’envolaient par dessus la grille.
Et je voyais en imagination
Marie Beaufaux et Maria Libouton
assises sur un banc et se chuchotant des secrets.

Car ce couvent c’était
le pensionnat de mon enfance
où j’avais appris à lire et à prier,
où j’avais pleuré sur des additions
devant le tableau noir de la classe primaire,
où je m’étais sentie si solitaire
aux lendemains de la rentrée,
pendant les mornes récréations d’Automne,
et pendant les soirées d’été
qui devenaient si tristes
quand un cor de chasse qu’on ne voyait jamais
s’exerçait à jouer, plaintif et enroué,
la chanson du Roi Dagobert.

Rien, semblait-il, n’avait changé
dans la blanche demeure austère.
Le silence mélancolique
gardait toujours le seuil de la maison.
La sainte Vierge, au milieu du fronton,
vous accueillait, comme autrefois, les bras ouverts.
Le trou noir qu’on apercevait à ses pieds
c’était le vestibule frais,
ce vestibule qui sentait
l’encens et le bouquet fané.

À gauche, il y avait le parloir.
À droite, la salle à manger.
Au fond, le réfectoire
et l’escalier vaste et silencieux
où il était défendu de parler.
Mais ce que je me rappelais le mieux
c’était le dortoir, et les petits lits alignés
séparés l’un de l’autre
par une cloison de sapin…
Et les soirs où l’on bavardait deux à deux
après que Sœur Lucile avait éteint,
debout sur l’oreiller, tout bas,
une petite natte de cheveux
entre les épaules fragiles,
dans la robe de nuit qui tombait jusqu’aux pieds.

Car les fillettes de ce temps lointain
portaient les cheveux longs.
Et il était souvent bien difficile
de se coiffer, les durs matins d’hiver,
quand on voyait à peine clair
pour se débarbouiller,
et qu’il fallait aussi avoir refait son lit
à l’instant précis où la cloche sonnait.


Je me figurais que si j’étais entrée
j’aurais reconnu tout cela,
et la grande salle où Mère Stanislas
nous réunissait le dimanche matin
pour la lecture du bulletin.
Et je retrouvais dans mon cœur
l’émoi de ces jours nostalgiques
où l’on avait si peur
de la réprimande publique,
ou que l’on attendait
— sans oser, cependant, y compter tout à fait —
la récompense du succès.

Silence ! La Révérende Mère
vient de monter en chaire.
Comme elle regarde fixement
à travers ses lunettes rondes !
Comme son regard est perçant !
Dans les têtes brunes ou blondes
mille pensées s’affairent…
— Mon premier problème était bon,
de cela je suis certaine…
— J’ai oublié d’ajouter les centaines !
— Si au moins j’avais eu le temps
de recopier mon brouillon !
— Est-ce moi qui l’aurai enfin, ou bien Irma ?

— J’avais déjà trois mauvais points jeudi…
— Je n’ai pas su qui était Esaïe…
— Mon Dieu ! faites que j’aie réussi,
soyez avec moi, doux Jésus !

Ô Ruban de Sagesse ! que j’ai rêvé de vous,
ruban vert, frangé d’or
que l’on portait en bandoulière !
Carte rose (qui représentait cent bons points)
comme vous étiez attrayante !
Et vous, Croix d’honneur, croix d’argent,
proclamant à tout l’Univers
qu’on avait été première en composition !

La plus forte en géographie
c’était Julie Seutin[illisible]
Bertha Coyette, je crois bien,
a été confirmée le même jour que moi,
avec Anna Pirson et Celina Dandoy…
L’étude de cinq heures et demie, en hiver,
quand à l’abri du livre ouvert
on comparait ses engelures…
La grammaire de Larive et Fleury
et les taches de sa reliure…
La promenade du jeudi
où l’on croisait le séminaire.

Les grandes souriaient,
un chuchotement courait le long des rangs,
on regardait furtivement.
et sœur Théodule ordonnait :
― Baissez les yeux Mesdemoiselles !

Sœur Clothilde était poitrinaire
sœur Clémence plaisait. Sœur Anne Raphaël
n’avait pas prononcé ses vœux.
Sœur Louis de Gonzague se fâchait
quand Euphrasie Defaux lui apportait
le tricot tout trempé de larmes
où pendait un bas gris qui n’en finissait pas…
En Mai, il y avait salut tous les soirs
et l’on récitait le chapelet.
Monsieur le Doyen était vieux,
l’enfant de chœur avait des cheveux noirs.

Je me rappelle Emilie Cerigier
qui pleurait au confessionnal,
et la fière Estelle Monon
qui savait patiner et monter à cheval.
J’ai oublié le nom
de celle qui boitait un peu.
Mais je me souviens de Marie Ruelle,
avec ses belles boucles naturelles
et de la douce Marie Beaufaux.

Ne me dites pas que l’on a vu,
au cimetière, là-bas,
la tombe d’Euphrasie Defaux.
Ne me dites pas que Clara Lardinois
est grand’mère depuis longtemps.
Ne me dites pas que Celina Dandoy,
veuve et ruinée, s’est retirée dans un couvent.
Ne me dites pas que la grosse dame moustachue,
aux longs voiles de deuil,
croisée tout à l’heure dans la rue,
est Angélique Adam,
mon Angélique Adam de quatorze ans,
rapide comme l’écureuil
et fraîche comme la véronique.

Mais, tandis que je rêve, une cloche a sonné
et je vois s’éloigner
la surveillante, emmenant le troupeau bavard
de cent petits tabliers noirs
que vont prier à la chapelle.
Car c’est aujourd’hui la fête du Sacré-Cœur,
les bonnes sœurs ont fleuri l’autel
et il y a salut, ce soir.

Dans le préau abandonné
On n’entend plus que les cris des moineaux.


Blanche Rousseau.

Déménagement.


Depuis qu’on a déménagé
Catherine vit dans l’enchantement !
Ne lui demandez pas comment il se fait
que le mobilier ait changé d’aspect
elle ni moi n’en savons rien.
Mais le fait est que dans la nouvelle maison
tout parait frais ou rajeuni.

On pourrait croire que les buffets
ont été repolis,
et Maman montre avec orgueil
les vieux rideaux de la salle à manger
que Papa voulait renouveler
et qui font encore tant d’effet !

— Je n’avais jamais remarqué
comme cette potiche est jolie.
— Ce vase japonais,
est-ce vraiment celui
qui était sur la cheminée
de la chambre d’amis ?
— Et celui-ci ! Vois donc… »
Cent objets nouveaux et brillants
s’échappent du foin des paniers.

Voici les portraits d’Évelyne,
la grande sœur morte à vingt ans
au temps où Catherine
était encore un tout petit enfant.

On a suspendu le plus important
sur la cheminée du salon.
Les autres sont dans l’atelier.
— Il y en a plus de cent !
pense Catherine.
Et, quand personne ne peut la voir,
elle va les contempler, émerveillée,
sur la pointe des pieds.

— Où donc étaient cachés tous ces jolis tableaux ?
interroge la petite fille.
— Est-ce Papa qui les a peints ?
Et pourquoi donc ne nous les a-t-il pas montrés ?
La vieille bonne Sidonie
soupire et ne lui répond rien.

Et Catherine, qui l’avait oubliée,
se met à penser tous les jours
à sa grande sœur Évelyne.
 
Chaque tableau raconte une petite histoire
et, certains, un conte de fées.

— Voici le jardin de grand’mère,
ce jardin où l’on dit
qu’il y avait du lierre d’une espèce si rare.
Évelyne est assise à l’ombre du pommier.
La voici qui essaie
un mantelet devant le miroir.
La voici qui met un collier.
(Comme ses cheveux sont longs !)
C’est le soir, assise au balcon
elle regarde, je crois, le coucher du soleil.
C’est le matin, elle passe un jupon.
Ici, elle porte un poupon dans les bras
(est-ce moi ?)
Ici, elle écrit une lettre.
Elle arrose les plates-bandes.
Elle cueille un bouquet.
Á quoi réfléchit-elle,
debout, toute prête à sortir,
un doigt contre la tempe ?

— Oh ! ces vieilles modes charmantes !
Ces robes de toutes les couleurs,
rose, lilas, fraise écrasée,
chamois, vert-jade, bleu de roy,
les unes à rayures, d’autres semées de fleurs.

Ces tout petits chapeaux
comme des paniers retournés…
Ces nœuds légers et ces rubans flottants.
Et toutes ces ombrelles
ouvertes ou fermées,
avec leurs manches longs et grêlés.

Dans le grand portrait du salon
Évelyne parée
d’une robe à douze volants
déplie un éventail.
Elle regarde gaîment devant elle
et semble dire à quelqu’un qu’on n’aperçoit pas :
— Je viens, je viens ! Attendez-moi !

Le soir, dans son lit, Catherine
rêve à celle qui n’est plus là.

Évelyne… c’est un joli nom.
Pourquoi le lui a-t-on choisi ?
Qui était sa marraine ?…
Maman garde dans un tiroir
ses derniers gants et les petits chaussons
qu’elle tricotait pour moi, dit-on,
pendant sa maladie
et qui ne sont pas achevés…

« Elle toussait, raconte Sidonie,
« elle a passé comme une fleur… »
Comme une fleur… Comme une ancolie…

J’ai entendu Papa, hier,
dire une chose singulière :
« la fille que j’ai perdue… »
Je sais ce que cela signifie.
Et cependant…
Si elle avait été perdue, réellement,
dans un pays lointain ou dans une forêt,
et si elle allait revenir ?

Ce serait un beau soir d’été,
le dîner viendrait de finir…
elle pousserait doucement la porte du jardin,
et serait là, soudain, sans qu’on l’eut entendue
… avec ses longs cheveux,
son petit chapeau, son ombrelle,
et son collier de jais sur sa robe lilas.

Ah ! que j’aimerais me promener avec elle,
comme je serais fière de dire
au jardinier et à la couturière :
― C’est Évelyne, ma grande sœur,

qui a voyagé loin d’ici
et qui est rentrée tout à l’heure. »

Et Catherine, en s’endormant,
voit se pencher sur elle un visage charmant.

Tout en servant le déjeuner
la vieille Sidonie raconte,
avec force détails,
comment elle a enfin remis la main
sur ses aiguilles à tricoter.
Papa a retrouvé
le vieux pinceau à quoi il tenait tant.
Moi, dit Maman, mon dé d’argent.
Et toi, ma petite fille ?
― Moi, rien, » dit Catherine

Et personne ne sait
qu’elle a trouvé, dans la maison nouvelle
l’âme d’Évelyne qui l’attendait.


Blanche Rousseau.