Maison Aubanel père, éditeur (p. 118-127).

XIX


Le père Ambroise Comeau, qui conservait toujours sa réputation de conteur émérite, était arrivé à la Rivière-au-Tonnerre un peu en retard dans sa tournée annuelle sur la Côte. Ce n’est que le 15 janvier qu’il alla frapper à la porte du presbytère pour demander au curé la permission de donner ses veillées de contes.

— Tu es en retard, cette année, Ambroise ? fut la bienvenue que lui adressa le curé.

— Pas de ma faute, dit Ambroise s’appuyant sur sa canne. Les gens de Havre-Saint-Pierre n’ont pas voulu me laisser partir avant le Jour de l’An, car il y avait une petite fête de famille « chu » Thaddée Bouchard. Son père et sa mère célébraient leurs noces d’or, et il a bien fallu que je reste pour les enfants qui voulaient entendre mes contes.

— Nous t’avons cru parti pour l’autre monde, Ambroise.

— Ça pourrait bien arriver avant longtemps ; mais en attendant je continue mon métier. J’ai été retardé aussi par manque de cométique. Quand on ne paye pas on n’est pas bien pressé de vous « amener », sans compter qu’il y a l’aveugle Chatigny qui donne des concerts de chants, comme moi je conte des contes, et, avec la concurrence, il faut faire attention à nos clients.

— Ne crains rien, Ambroise, dit le curé en riant. Il y a de la place sur la Côte pour tous les talents. La seule chose à laquelle nous nous objections, ce sont les marsouins ; et s’ils réapparaissent ils n’ont qu’à se bien tenir, le capitaine Vigneault en aura soin. Où t’en vas-tu là, Ambroise ?

— « J’croa bien que j’va aller chu » Pierre Guillou ; c’est toujours par là que je commence.

— Eh bien, bonne chance, Ambroise.

Le père Ambroise Comeau alla donc frapper à la porte de Pierre Guillou.

— Entrez, le toit ne vous tombera pas sur la tête, entendit-il de l’intérieur.

— Bonjour, Monsieur Guillou, bonjour la compagnie !

— Tu es bien arrivé, Ambroise. Tu vas venir casser la croûte avec nous. Un couvert de plus, Angéline.

— Vous excuserez bien le menu, père Ambroise, nous n’attendions pas de visite aujourd’hui, dit Angéline en préparant le couvert supplémentaire.

— Nom d’un chien, Mademoiselle Angéline, on ne part jamais de « chu » Pierre Guillou le ventre creux. C’était comme ça du temps de la défunte, et je vois que la fille tient de la mère pour être « avenante ». Je ne dis pas cela pour vous flatter « Mamzelle » Angéline ; mais il y a des vérités qu’il faut bien dire, au risque de blesser la modestie.

— Vous savez encore tourner un compliment, père Ambroise, dit Louise, la cadette de la famille.

— Bien sur !… bien sur !… Quand même on vieillit, le cœur reste toujours jeune, ma petite.

— Prenez-vous de la soupe ? interrompit le père Guillou pour couper court aux compliments.

— Nous avons eu un beau concert dernièrement, père Ambroise, continua Louise. Un musicien aveugle a fait la Côte et nous a fort amusés avec ses chansons comiques et ses complaintes longues de trois aulnes. Je vous assure que c’était beau.

— Oui,… oui,… répondit lentement le père Comeau : c’est bien beau la musique ; mais la plus belle chanson ne vaut pas un beau conte.

— C’est vrai, dit le petit espiègle Thomas ; moi, j’aime mieux entendre raconter l’histoire de la belle Évangéline que toutes les chansons de l’aveugle Chatigny.

— T’es « bian » fin mon Thomas, dit le père Ambroise, en sortant sa pipe. Je me trompe fort ou tu feras quelque chose de « bian, p’tête bian » un curé. J’ai de belles histoires toutes neuves, de sorciers, de revenants et que sais-je encore. Il y a entre autres mon histoire : Rendez-moi mon Bonnet carré, qui vous fait passer des frissons sur la peau et vous fait redresser les cheveux sur la tête.

— Est-ce ainsi que vous avez perdu vos cheveux, père Comeau ? dit le petit Thomas en se tenant les mains sur la figure.

Le vieux conteur ne fit pas voir qu’il avait entendu, car il n’aimait pas qu’on lui parlât de son système capillaire. Il marmotta quelques mots que personne ne comprit.

— Quand nous raconterez-vous l’histoire du Bonnet carré ? demanda Thomas.

— Après-demain soir. Ce soir je vous raconterai l’histoire de Josette Sinotte ; elle est moins longue et je suis pas mal fatigué ; c’est pas beau comme : Rendez-moi mon Bonnet carré, qui a été raconté par Philippe-Aubert de Gaspé, descendant d’une famille de nobles canadiens qui avaient échappé comme par miracle au massacre des Anglais quand ils s’emparèrent du Canada, ou plutôt quand le Pompadour vendit le Canada aux Anglais, comme on dit là-bas. J’dis pas ça pour dire du mal des Anglais ! Ils nous traitent assez bien quand on a assez de « jarnigoine » (énergie), pour se défendre. Ah ! si on avait seulement eu des fusils en Acadie, le grand dérangement n’aurait pas eu lieu ! mais… l’histoire de la belle Évangéline n’aurait pas été écrite non plus et vous savez, c’est toujours la plus belle de mes histoires.

— Oui ! oui ! firent tous les enfants, frappant des mains en signe d’approbation.

Après souper, quand le père Comeau eut puisé dans le sac à tabac en peau de marsouin de son hôte, il se mit en train de raconter l’histoire de Josette Sinotte. Il tira trois bonnes touches de sa pipe d’argile, lançant la fumée en l’air comme une cheminée d’usine, puis, mettant bien d’aplomb ses coudes sur ses genoux, il commença son récit.


HISTOIRE DE JOSETTE SINOTTE


— Il y « àvé une foa » dans les paroisses d’en-haut, bien plus haut que Québec, non loin de la grande ville de Montréal : ville si grande que toute la population de la Côte pourrait s’abriter dans les maisons d’une seule de ses rues, mais qui, à l’époque dont je vous parle, n’était pas aussi populeuse qu’aujourd’hui, une femme qui s’appelait Josette Sinotte.

C’était dans les environs de Verchères. Vous connaissez tous Verchères, pour avoir lu dans l’histoire du Canada, comment la petite Madeleine de Verchères défendit le fort presque seule contre une bande d’Iroquois qui voulaient s’en emparer.

Or, c’était dans ce beau village qui borde le grand fleuve Saint-Laurent, que demeurait la « grand’noire » au Diable, sorcière terrible dont le nom véritable était Josette Sinotte. Son père, son grand-père, son arrière-grand-père et tous ses aïeux paternels étaient des meuniers. Les cultivateurs venaient de vingt milles à la ronde faire moudre leur grain chez les Sinotte.

De père en fils, ces meuniers malhonnêtes volaient les pauvres habitants qui étaient forcés d’aller à leur moulin à cause de la peur qu’ils inspiraient, ayant la réputation de jeter des sorts à tous ceux qui ne les favorisaient pas de leur clientèle.

Cette génération de « jeteux de sorts » avait fini par engendrer une vraie sorcière, dans la personne de la grand’noire au Diable, fille du dernier des Sinotte.

Toute cette génération malhonnête avait, depuis belle lurette, cessé toute pratique religieuse. C’est vous dire que la grand’noire n’avait pas été baptisée et qu’elle était par conséquent demeurée entre les griffes de Satan, dont elle était l’image vivante, et qui, lui, s’en servait pour terroriser les braves habitants et les punir de leur fidélité à l’Église catholique.

Pour dire le vrai, elle ressemblait beaucoup à son maître. D’une grandeur démesurée, elle marchait comme si elle eût été montée sur des échasses ; ses pieds étaient si gros qu’elle était obligée de porter des souliers d’homme ; encore fallait-il lui en faire sur commande le plus souvent. Elle en usait plusieurs paires par année, car elle marchait continuellement pour tourmenter les habitants ; mais elle ne les payait jamais, menaçant le marchand de lui faire perdre sa clientèle, en lui jetant ce qu’elle appelait « le sort de la fuite », s’il insistait pour se faire payer. Pour s’en débarrasser, on lui donnait ses chaussures et elle partait contente. Des cheveux plats, d’un noir d’ébène et jamais peignés, lui descendaient sur la figure ; deux petits yeux noirs surmontes d’épais sourcils, un nez de perroquet très prononcé, la bouche d’une largeur démesurée, ornée de deux rangées de dents enchevêtrées les unes dans les autres, donnaient l’impression qu’elle était sortie de la cuisse de Satan ; avec ça qu’elle « sacrait » comme deux charretiers quand les gamins l’agaçaient et qu’elle se mettait en colère.

Quand les femmes la voyaient venir dans le rang, elles commençaient à faire des signes de croix et à réciter leur chapelet, et mettaient un crucifix au-dessus de la porte pour l’empêcher d’entrer dans leur maison et y jeter ses terribles sorts.

Si elle entrait dans une maison où l’on n’avait pas pris la précaution de se munir contre ses sortilèges, tout le linge qu’il y avait de pendu dans les garde-robes se décrochait, se pliait de lui-même et allait se placer dans le coin le plus reculé de la maison ; les chaises, le poêle, les tables, les armoires et la vaisselle dansaient comme des sorciers de l’Île d’Orléans, qui sont pas « piqués des vers », comme vous savez ! Vous verrez ça quand je vous raconterai l’histoire de la Corriveau qui était pour le moins aussi méchante que la grand’noire, mais qui ne commença à exercer ses maléfices qu’après sa mort. Le linge qui était rangé dans les armoires se dépliait et s’éparpillait sur le plancher, se déchirait en faisant un vacarme, comme si le diable lui-même eût été là en personne.

Si les femmes étaient seules, elle en profitait pour se faire donner à manger, ainsi que des hardes et de la lingerie.

Elle avait le don de la métamorphose. Si un homme arrivait soudain dans la maison, elle se changeait en petit chat inoffensif et se blottissait dans un coin.

Elle pouvait aussi bien se changer en souris, si elle se sentait en danger, pourvu qu’il n’y eût pas de chats aux alentours. C’est alors qu’elle faisait des ravages terribles, si elle voulait se venger de quelqu’un ; elle embauchait des milliers de souris par des paroles mielleuses et les conduisait dans les greniers, où tout le grain des pauvres habitants était mangé, à peine laissant l’écorce pour les animaux, si amaigris au printemps, qu’ils donnaient l’impression d’avoir été tourmentés tout l’hiver par les lutins.

Il lui arrivait aussi d’ensorceler les gens de la maison et les transformait en autant de diablotins : il fallait alors avoir recours au curé pour les délivrer.

Or, un jour elle avait ainsi affligé une brave famille d’habitants qui avait par négligence oublié de mettre un crucifix sur la porte pour l’empêcher d’entrer (on disait aussi, dans le temps, qu’un leur cousin des « États » l’avait provoquée en riant de ce qu’il appelait des superstitions). Toujours que les voisins, en entendant le vacarme infernal fait par les ensorcelés dans la maison, coururent chercher le curé.

Le bon vieux curé commençait à être habitué aux maléfices de la grand’noire et il avait une petite prière particulière très efficace, qu’il n’avait qu’à réciter une fois pour mettre le diable en fuite. Il la récita, mais sans effet… Il n’y comprenait plus rien. Comme on le priait de se rendre sur les lieux avec instance, il se munit de son étole, prit son gros livre latin exprès pour chasser les démons et partit avec son bedeau.

— Ça va être dur, dit-il en partant.

— Y a pas de danger ? que lui dit le bedeau.

— Non. Réponds aux prières que je ferai tout le long de la route.

Amen, amen, répondait le bedeau à chaque invocation du curé.

Arrivé à la maison où la grand’noire était entrée, le curé s’arrêta et fit un grand signe de croix avec son crucifix, puis avec son étole. Les ensorcelés se mirent à crier comme des déchaînés et à danser comme de vrais lutins ; et, à la vue du curé, ils se blottirent dans un coin.

Ayant revêtu son étole, il récita de longues prières, puis commanda à Satan de sortir de ces personnes. Bientôt la paix régna sur la figure de ces pauvres gens qui vinrent se mettre à genoux devant le curé en signe de reconnaissance.

— On est la grand’-noire ? interpella le curé.

Le curé posa cette question, parce qu’il y avait une belle jeune fille de dix-huit ans que le diable n’avait pas encore quittée et qui était blottie dans un coin de la maison, faisant mille contorsions. Les prières du curé n’avaient pas réussi à exorciser Satan qui semblait avoir pris possession lui-même de la jeune fille.

— Il va falloir que la grand’noire vienne elle-même la délivrer, dit le curé ; car c’est un démon particulier qui n’obéit que par l’intermédiaire de celle qui lui a commandé de s’en emparer.

— Quelle direction a-t-elle prise ? dit le curé en s’essuyant le front.

— Elle est sortie comme un éclair de la maison, dit un voisin, et elle est partie dans la direction de Québec.

— Elle doit être partie pour l’île d’Orléans, marmotta le curé. Probablement pour raconter ses prouesses à l’âme de la Corriveau ; puis il ajouta :

Je vais la faire venir.

Vous savez, les enfants, dit Ambroise s’interrompant : les curés ont un petit « Philibert » pour faire venir le diable ! Il se mit donc en « demeure » de faire venir immédiatement à Verchères, l’ensorceleuse qui croyait bien échapper aux justes châtiments du Ciel en se sauvant. Mal lui en prit, car le curé commença immédiatement sa tâche.

— Josette Sinotte, je t’adjure au nom du Dieu Tout-Puissant de venir immédiatement à Verchères. Si tu es sur la terre ferme, cours ! Si tu es sur l’île avec tes pareils, traverse à la nage et rattrape ensuite le temps perdu, car il faut que tu sois ici à quatre heures de l’après-midi.

— Donnez-lui une petite chance, souffla le bedeau à l’oreille du curé….

— Tais-toi, lui répondit le curé. Serais-tu de la bande de Satan ?

Il était neuf heures du matin… À quatre heures précises, on voit venir du côté de Contrecœur, courant comme un original et soufflant comme une baleine, la grand’noire qui n’en pouvait plus. Elle marchait tantôt sur ses grandes jambes, tantôt à quatre pattes ; mais toujours à une allure vertigineuse.

Elle arriva enfin toute ruisselante de sueur. La poussière du chemin qu’elle soulevait avec ses grands pieds s’était collée à sa figure et en faisait un spectacle horrible à voir.

— « Quoisque » vous me voulez, vous, l’homme en jupon ? dit-elle au curé en s’essuyant le front.

— Josette Sinotte, reprit le curé d’une voix sévère, je t’adjure au nom du Dieu Tout-Puissant, de délivrer cette enfant des griffes du démon de tes délices !

La grand’noire frissonna de tout son corps, en faisant toutes les contorsions imaginables.

— Josette Sinotte, fille de Satan, je t’adjure pour la deuxième fois de délivrer cette enfant des griffes de ton démon favori.

Pour toute réponse, la grand’noire sortit un grand poignard de son corsage et le brandit devant le curé en le menaçant. Elle dansait, s’agitait et gesticulait comme une forcenée.

— Josette Sinotte, fille de tous les diables, je t’adjure pour la dernière fois de délivrer cette bonne enfant de tous les démons qui la tourmentent ! Si tu t’obstines, je vais aller chercher le Saint-Sacrement.

À ces paroles la grand’noire poussa un cri rauque, comme le gémissement d’une bête féroce. Un bruit terrible de chaînes et de fourches de fer s’entrechoquant se fit entendre dans la pièce où se trouvait la jeune fille. Les meubles se replacèrent dans la maison, les habits se raccrochèrent dans les garde-robes et le linge éparpillé sur le plancher se replaça dans les armoires.

La jeune fille tomba inerte sur le plancher, affaiblie par l’état où elle s’était trouvée pendant deux longs jours.

— Quant à toi, Josette Sinotte, fille de tous les diables, je t’ordonne de quitter ma paroisse et de n’y plus jamais remettre les pieds.

— Mais on irais-je, curé puissant, si je dois quitter le pays qui m’a vu naître ?

— Entre dans ce veau maigre qui est là, et n’en sors que quand le boucher daignera le tuer ; mais comme il sera toujours maigre et maladif, tu cours la chance d’attendre longtemps ta délivrance ; pendant ce temps-là, mes paroissiens auront la paix.

Josette Sinotte disparut comme par enchantement. Le veau maigre beugla bien un peu quand elle s’établit à demeure dans sa peau ; puis il se mit à brouter l’herbe comme si rien d’anormal n’était arrivé.

Elle courut ainsi le loup-garou pendant quarante ans. Personne n’osait approcher de ce bœuf maigre qui attirait pourtant la pitié ; mais tout le monde le savait en possession de la grand’noire. La goutte de sang qui l’aurait délivré, tardait toujours à venir ; si bien qu’étant devenu vieux et marchant un jour sur la berge du canal Chambly où il s’était réfugié, il perdit l’équilibre en voulant y boire et se noya.

À l’endroit où il tomba, l’eau bouillonne toujours, comme si un être vivant était au fond de l’eau, quoiqu’on n’y trouvât jamais aucune trace du bœuf quand on vidait le canal au printemps.

On entend cependant encore des gémissements, surtout les soirs de tempête, dans les bois environnants. Josette Sinotte n’eut même pas l’honneur de la sépulture qu’on donne aux enfants, morts sans avoir reçu le baptême.

On a érigé une clôture de fer autour de l’endroit où le bœuf maigre s’est noyé, pour empêcher les gens de s’en approcher.

On craint toujours que l’âme damnée de Josette Sinotte revienne sur la terre, pour recommencer ses sortilèges qui sont encore bien vifs dans la mémoire de tous les vieux habitants de Verchères et de Chambly.

Je tiens cette histoire de mon grand-père, qui, lui, la tenait de son grand-père. On dit que l’histoire est bien authentique, quoique le curé hoche la tête quand on lui demande si elle est véridique.

Tout le monde avait la chair de poule quand le père Ambroise eut fini son histoire macabre. Le bonhomme commençait son récit sur un ton doucereux, puis s’animait à mesure qu’il avançait. Il imitait la voix des différents personnages, gesticulait, riait, pleurait, suivant le tempérament de son personnage.