Maison Aubanel père, éditeur (p. 103-105).

XIV


L’anxiété éprouvée par Angéline qui avait laissé des traces si profondes sur sa belle figure, fit presque renoncer Jacques à poursuivre ses recherches ; mais, ayant reçu de nouveaux renseignements, il décida de repartir le mardi suivant pour tenter un nouvel effort.

On avait rapporté que des signes lumineux avaient été remarqués du côté du Labrador, qui ne pouvaient être autres, disait-on, que des signes de détresse de la part des aviateurs perdus.

Le sort de ces pauvres aviateurs supposés égarés au fond de cette solitude, sans abri, peut-être sans nourriture et sans armes pour se défendre contre les loups qui infestaient la forêt, ne lui aurait pas laissé de repos ; et il se reprocherait, disait-il, toute sa vie de n’avoir pas tenté un dernier effort pour les secourir.

— Je préfère encore mourir à l’effort, que de laisser mourir sans secours deux êtres qui ont risqué leur vie pour l’humanité ! répondait Jacques à ceux qui lui représentaient la témérité de son entreprise.

Que répondre devant une telle bravoure qui méprise la mort pour soi-même, afin de sauver les autres ?

Angéline paraissait moins inquiète lors du deuxième départ de Jacques qui eut lieu au milieu des acclamations des villageois, toujours de plus en plus admirateurs de celui qui revêtait maintenant à leurs yeux un caractère presque surhumain.

— Quand vous attendrai-je ? dit simplement, d’un air confiant, la courageuse jeune fille qu’était maintenant devenue Angéline.

— Samedi, avant le crépuscule, répondit Jacques d’un ton assuré ; mais ne vous inquiétez pas d’une journée ou deux de retard, ajouta-t-il en lui baisant la main.

L’avion prit son envolée directement vers le nord-est, où les signes de détresse étaient supposés avoir été vus, et disparut bientôt au-dessus de la forêt.

Antoine Marcheterre, qui avait été empêché par son état de maladie de se rendre sur la grève, s’était fait asseoir près de la fenêtre de sa chambre au dispensaire, pour être témoin du départ de son sauveur.

— Quel brave garçon ! disait-il à Antoinette Dupuis, que ce capitaine Vigneault. Heureuse sera la femme qui l’aura pour mari !

— Il est assez difficile de deviner qui jouira de ce bonheur, dit tristement la petite garde-malade. Il y a des personnes nées pour la chance. Quant à moi, je ne suis pas de ce nombre.

— Mais votre tour viendra ? répondit l’arpenteur un peu embarrassé en voyant qu’il avait chagriné la jeune fille.

— Oui, mais on n’aime réellement qu’une fois, vous savez, et j’ai aimé le capitaine Vigneault dès la première fois que je l’ai vu, et il n’a même pas daigné s’en apercevoir.

— Que voulez-vous ? il y a de ces fatalités dans la vie. On court après le bonheur et il nous échappe au moment où on croit le tenir ; ou bien on rencontre trop tard celui ou celle qui aurait vraiment fait notre bonheur.

— Je suis persuadée, moi, que le capitaine et Mademoiselle Guillou n’éprouveront pas ce désenchantement.

— Il y a quelquefois loin de la coupe aux lèvres ! répondit-il avec une émotion qui trahissait une pensée intime refoulée au fond de lui-même.

— Mais que voulez-vous dire, Monsieur ?

L’arpenteur n’eut pas le temps de répondre et tomba évanoui sur sa chaise.