Maison Aubanel père, éditeur (p. 72-74).

IV


Le capitaine Vigneault n’était pas tout à fait étranger à la Rivière-au-Tonnerre, pour y être né vingt-cinq ans auparavant ; mais personne ne reconnut dans le jeune homme le fils de Jacques Vigneault, père, ancien pêcheur de leur village.

Jacques Vigneault, père, était un pêcheur français qui s’était fixé sur les bancs de Terre-Neuve, où les pêcheurs de son pays jouissaient du droit exclusif de la pêche à la morue, avant le règlement de la longue controverse entre les gouvernements anglais et français au sujet de ces privilèges. Il avait quitté Port-aux-Basques avant la signature du traité et avait habité la Rivière-au-Tonnerre deux ans, au cours desquels un fils lui était né. Il émigra plus tard, au sud, dans la Baie des Chaleurs où il continua son rude métier.

Après ses études primaires à Grande-Rivière, Jacques, fils, fut envoyé au petit Séminaire de Québec où il poursuivit ses études secondaires. Il venait de recevoir ses titres de bachelier, quand la grande guerre éclata comme un coup de tonnerre. Sans même retourner dans sa famille, il se rapporta au consul français à Québec, qui lui procura les moyens de se rendre en France. Rendu là, il se mit à la disposition des autorités militaires qui le dirigèrent sur le camp anglais où sa connaissance des deux langues leur fut d’une grande utilité.

D’une bravoure et d’une habileté consommée, Jacques fut souvent cité à l’ordre du jour ; il décrocha bientôt le grade de capitaine et fut plus tard décoré de la croix de guerre par le ministère français. La croix Victoria lui fut aussi décernée pour sa bravoure par le gouvernement anglais.

L’orientation de sa vie avait été changée par cette guerre qui brisa tant de carrières promettantes. Il inclinait vers le Sacerdoce, quand l’appel aux armes changea tout d’un coup sa destinée en échangeant le képi contre le froc pour lequel il semblait fait. Son talent lui permit cependant de briller dans cette carrière improvisée du même éclat dont il eût brillé sous la robe noire du missionnaire.

Maître des airs, il revint au Canada après la guerre où un vaste champ s’ouvrait à l’aviation dans ce pays neuf, plein de possibilités pour celui qui aime le travail et qui a de l’ambition.

Mais, que venait-il faire à la Rivière-au-Tonnerre ? ne cessaient de se demander les pêcheurs consternés. C’était son secret et celui du bon curé qui avait l’air tout radieux depuis l’arrivée de l’aviateur. Il se rendait tous les jours au hangar en cours de construction sous les ordres du capitaine.

— Ça avance ? était toujours sa première question au capitaine.

— Oui, mais lentement. Les bateaux tous les huit jours, ça ne va pas vite quand on attend après le matériel de Québec.

Une partie de la population se tenait aux aguets pour épier les moindres mouvements du capitaine, mais lui ne semblait pas même remarquer leur présence.

De temps à autre quelqu’un essayait de déclencher une conversation avec lui.

— Ça doit coûter cher une machine comme ça ? dit un gamin.

— Oui, assez, répondit sèchement le capitaine.

— Combien de mille qui faisions à l’heure votre avion.

— Plusieurs milles, plusieurs milles, répondit-il sur le même ton.

— Venez-vous de Québec ? continua le gamin sans se décourager.

— Oui, des environs ! mon garçon.

— Venez-vous à la pêche par « icite » ? hasarda un autre gamin.

— Oui, à la pêche au marsouin, répondit-il d’un air amusé.

— Bon ! dit une commère, y en avions pour son argent le gamin à Bernard.

— Y avions pas l’air d’un bavard tout de même ce grand monsieur-là, reprit Catherine Mélanson. Peut-être qui étions pas bien intéressé à des pauvres gens comme nous.

Quand le capitaine quittait les lieux après s’être assuré que tout était bien en ordre, une partie des flâneurs et flâneuses restaient sur la grève pour commenter les quelques réponses qu’il voulait bien consentir à leur donner.