Maison Aubanel père, éditeur (p. 52-55).

XIX


Tout annonçait un hiver rigoureux. Le bateau de la poste, qui donnait un peu de vie à la Côte durant la belle saison, fit son dernier voyage le 8 novembre, et ce fut ensuite l’isolement complet du monde civilisé qui commença. Antoinette Dupuis ne put s’empêcher de pleurer quand elle le vit partir, tant l’isolement qu’elle ressentit lui parut complet. C’est Angéline qui à son tour fut son ange consolateur.

Comme elles cheminaient lentement ensemble après avoir assisté au départ du bateau, Antoinette ne put taire son désespoir de le voir partir.

— Il me semble, disait-elle, en voyant s’éloigner le bateau, que c’est un pont que la vague emporte et qui ne se reconstruira plus.

— Vous broyez du noir, ma chère amie, répondit Angéline. Vous verrez comme le temps passe vite. D’abord, avez-vous déjà voyagé en cométique ?

— Non, et je brûle du désir de tenter cette expérience.

— Vous voyez, répondit Angéline fière de son premier succès, qu’il y a moyen de tuer la monotonie. Ensuite nous pourrons faire du ski.

— J’adore le ski ! dit Antoinette enthousiasmée.

— Voilà déjà deux objets de vos délices trouvés, et nous en découvrirons bien d’autres. Il y a aussi la traîne sauvage (Toboggan), que vous ne devez pas ignorer, puisqu’on s’amuse ainsi durant le carnaval à Québec.

— Oh ! le carnaval ! Je vais manquer cela aussi.

— Nous aurons le nôtre, puisque nous ferons la même chose ici.

— En effet, dit Antoinette consolée et accélérant le pas ; avec une compagne aussi bonne et aussi charmante que toi l’hiver ne sera pas trop long.

Quoique la petite garde-malade ne désirât la maladie de personne, elle était cependant avide de faire un voyage en cométique. L’occasion ne tarda pas à se présenter, car elle fut bientôt appelée auprès d’une malade à vingt milles du dispensaire.

— Vous « alla » « ptère » trouver le temps long, dit le conducteur qu’on avait envoyé à sa rencontre, mais j’avions de bons chiens.

— Je n’en doute pas, et d’ailleurs votre cométique a l’air bien confortable.

— Que oui, Mademoiselle… et le conducteur n’étions pas un manchot non plus.

— Non, car vous m’avez l’air avoir deux bons bras solides.

— Et j’avions aussi un bon fouet.

— Mais ne maltraitez pas vos petites bêtes, elles sont si gentilles.

— « Tenà » vous bien, dit le conducteur en faisant claquer son fouet au-dessus de la tête des bêtes sans toutefois les toucher. Voyez-vous, dit-il en riant la bouche ouverte, découvrant deux belles rangées de dents blanches et saines, vous voyez que ça ne leur fait pas mal.

Elle s’emmitoufla dans les fourrures et s’étendit sur le cométique. Les chiens, haletants, attendaient le signal du maître pour partir. Quand tout fut prêt, fouette cocher ! Les chiens s’élancèrent avec une telle rapidité que le conducteur n’eut pas le temps de tenir l’équilibre, et le cométique chavira.

— Nous ne vous avions pas fait mal, dit le conducteur un peu penaud.

— Mais non, et cela m’amuse beaucoup.

La jeune fille s’étant remise en place, le voyage se continua heureusement jusqu’à ce qu’ils arrivassent à un petit campement sis au bord d’une rivière congelée.

— Vous ne vous êtes pas fait conduire au Château Frontenac, dit le conducteur en plaisantant, mais c’étions du bien bon monde.

— Antoinette Dupuis ne répondit rien à cette plaisanterie, tant elle se sentit glacée d’effroi en pénétrant dans ce taudis, où gisait une pauvre femme qui attendait ses soins professionnels. Comme il lui fallut passer trois jours dans cet abri mal joint où le vent s’infiltrait de toutes parts, ses propres misères lui parurent moins grandes.

Le retour à la Rivière-au-Tonnerre fut aussi moins solitaire, car trois cométiques se suivaient, à part celui de la garde-malade : le parrain et la marraine d’un nouveau-né venaient à l’église pour la cérémonie du baptême.

Antoinette Dupuis était toute radieuse de sa nouvelle expérience et elle se dirigea immédiatement vers la demeure d’Angéline pour lui raconter son voyage.

Le retour du cométique avait attiré près de l’église une partie de la population qui voulait être témoin de l’émotion qu’avait dû éprouver leur petite garde-malade. Les bonnes commères n’en revenaient pas de sa hardiesse et de son courage.

— Pour une pimbêche de Québec, elle « étà » assez courageuse, dit Catherine Mélanson.

— Elle « avà » pas vu le pire, disait une autre.

— « Ma foé », répliqua Varsovie Sainfoin, j’croyons qu’elle « avà » pris part aux courses de chiens à Québec.

— Allons donc lui demander, dit à son tour Joséphine Leblanc.

Le curé, qui avait vu passer les trois cométiques, devinant qu’on avait besoin de ses services, les avait précédés à la sacristie. Le parrain et la marraine arrivèrent bientôt après, accompagnés du père de l’enfant.

— Encore toi ? dit le bon curé à Joseph Séguin en manière de plaisanterie.

— Eh oui ! répondit Séguin un peu interloqué.

— Tu sais, ce n’est pas un reproche, au contraire ; mais c’est bien ton dixième celui-ci ? Est-ce un garçon ou une fille ?

— C’est un garçon, Monsieur le Curé. Et si c’étions comme dans les paroisses de la rive sud où l’on paye la dîme au treizième minot, celui-ci serait à vous, car c’est bien mon treizième.

— Heureusement, Joseph ! Si c’était comme cela sur la Côte j’aurais une moyenne famille sur les bras, car les nichées de treize ne sont pas rares, et par le temps qui court…

— Oui, j’étions pas riche en effet, et vous nous « ferà » bien grâce pour les cloches. Eh ! Monsieur le Curé ?

— Comme c’est ton treizième, Joseph, je vais les sonner pour rien.

— Vous « étâ » ben toujours bon pareil, Monsieur le Curé. Ça nous encouragions ! À l’année prochaine, Monsieur le Curé, dit Séguin en ajustant son casque de vison et son paletot de castor.