Maison Aubanel père, éditeur (p. 37-41).

XIII


Le petit bateau de la poste, avarié mais non désemparé, avait été poussé par la tempête jusque sur la côte de Gaspé, ce qui décida le capitaine à se diriger sur l’Île d’Anticosti à Havre-Meunier, retardant d’autant plus l’arrivée à la Rivière-au-Tonnerre.

Le golfe reprenait peu à peu son calme habituel, et on put constater tout le dégât causé par la tempête. On apprit la disparition de plusieurs barques de pêche, perdues à tout jamais.

Les félicitations au capitaine se renouvelèrent, mais lui se contentait de répondre :

— Remerciez le bon Dieu, car ce n’est pas moi qui vous ai sauvés malgré ma bonne volonté, et, si j’ai pu résister toute la nuit sur le pont, c’est Notre-Dame de la Garde qui m’en a donné la force. Cela dépasse toute conception humaine de penser à l’angoisse que m’a causée cette nuit de tempête.

— Vous auriez pu périr avec nous, capitaine, interrompit un passager.

— Ah ! mais ne croyez pas que c’est pour moi que j’ai eu peur, répondit le capitaine (piqué de croire qu’il eût pu trembler pour lui-même), mais pour vous tous ! Je m’en souviendrai longtemps tout de même. Puis s’adressant à Angéline :

— Eh bien, la petite ! On a craint de ne pas revoir ses parents, n’est-ce pas ?

— Si j’ai eu peur ! et si nous devons remercier le bon Dieu d’abord et Notre-Dame de la Garde ensuite, nous vous devons aussi une fière chandelle. Soyez assuré que vous aurez toujours une place dans mon cœur.

— Ah ! ah ! fit en riant le capitaine ; dans un grand cœur, il y a de la place pour bien des petites choses. Eh bien ! foi de capitaine, s’il y a une toute petite place dans votre cœur pour moi, tant mieux ! Pourvu que vous me disiez un Ave Maria tous les soirs pour le reste de vos jours, je serai content.

— Promis, Monsieur le Capitaine, et j’y serai fidèle.

— C’est bien, mon enfant, et dans deux heures tu seras à la Rivière-au-Tonnerre et tu pourras embrasser tes vieux parents tant que tu le voudras.

— Que vous êtes bon, Monsieur le Capitaine !

— On va faire retentir la sirène de loin pour ne pas trop les surprendre ; car tu sais que la mère est impressionnable, dit avec bonhomie le vieux capitaine qui s’intéressait de plus en plus à Angéline.

— Oh ! que c’est aimable de votre part ! Je n’oublierai pas mon Ave Maria.

— C’est ça. C’est très bien. C’est encore la meilleure monnaie que tu puisses m’offrir sur mes vieux jours.

Ces deux heures parurent bien longues à Angéline qui se tenait sur la proue du navire, comme si cela l’eût rapprochée d’autant de son village. Tous les passagers vinrent tour à tour exprimer leurs regrets de perdre une aussi agréable compagne qu’ils considéraient, à juste titre, comme leur sauvegarde.

La sirène annonça enfin la Rivière-au-Tonnerre. Le soleil, qui avait disparu derrière les montagnes, baignait encore au loin ses reflets dans une mer calme ; et c’est au crépuscule d’un beau soir de juin qu’Angéline fit ses adieux à ses compagnons et compagnes de voyages.

Parmi les petites barques venant du rivage à la rencontre du navire, elle essayait de distinguer celle de son père et s’attendait à le rencontrer au bateau, peut-être accompagné de sa mère ; mais elle apprit bientôt par l’aîné de ses frères, qu’elle reconnut cependant avec joie, la cause de son absence.

Le bagage placé sur la barque, celle-ci s’éloigna tranquillement du navire.

— Tu as l’air bien triste, petite sœur, ne put s’empêcher de dire André Guillou qui avait lu sur la figure d’Angéline tout le désappointement qu’elle éprouvait de ne pas voir son père au bateau.

— Peut-être un peu, André ! Vois-tu… je… croyais rencontrer mon père, et j’ai été un peu désappointée, tu comprends.

— Je te comprends très bien, petite sœur, mais maman n’est pas très bien depuis deux jours et papa n’a pas osé la quitter.

Quand Angéline eut appris que la maladie de sa mère était causée par l’anxiété qu’elle avait éprouvée à son égard, sa hâte de la revoir n’en devint que plus fébrile, et elle pressa son frère d’accélérer la vitesse de sa barque qui, ayant été avariée par la tempête, ne donnait pas sa vitesse habituelle.

Ayant enfin atteint le rivage, elle débarqua précipitamment et, sans attendre son frère ni son bagage, elle courut plutôt qu’elle ne marcha vers la maison paternelle. Son vieux père l’attendait sur le seuil de la porte et la reçut dans ses bras avec toute l’affection d’un père qui revoit son enfant après une si longue absence ; mais il ne put proférer une seule parole. Ces âmes simples et bonnes comme celle du père Guillou expriment souvent leurs sentiments par le silence ou par une larme. C’est à ce dernier signe qu’Angéline lut dans les yeux de son père et sa joie et sa douleur.

— Pauvre père, que je vous aime ! et que je suis heureuse de vous revoir, s’exclama Angéline, qui essayait de se dégager de son étreinte pour voler vers sa mère.

Les plus âgés l’embrassèrent pour la couvrir de baisers, mais elle s’en dégagea pour courir au chevet de sa mère malade.

Oh ! comme elle est belle notre grande sœur murmura la petite Agathe, la plus âgée de celles qui étaient nées après le départ d’Angéline.

— Oui, elle est belle comme toi, répondit André qui aimait sa petite sœur Agathe d’un amour particulier, parce qu’elle était non seulement la plus fine et la plus aimable de cette belle nichée d’enfants, mais aussi parce qu’elle était sa filleule.

La mère Guillou attendait Angéline à demi couchée sur son lit, brûlant du désir de revoir son aînée.

La joie mêlée d’anxiété qu’Angéline lut dans les yeux de sa mère la fit se précipiter dans ses bras pour lui prodiguer caresses et baisers. Elle l’embrassa longuement et avec effusion, mais éprouva un malaise en ne recevant pas en retour les embrassements de sa mère.

— C’est votre aînée, votre Angéline, qui vous revient pour toujours ! ne cessait-elle de répéter sans recevoir de réponse.

S’étant relevée, elle constata, oh ! stupeur profonde ! que sa mère chérie avait fermé les yeux pour toujours. L’anxiété au sujet de son aînée l’avait alitée, la joie trop intense de la revoir l’avait tuée.

Angéline sortit affolée de la chambre pour en avertir son père qui manda immédiatement le curé et la garde-malade du dispensaire, mais ils ne purent que constater la mort de cette pauvre femme. Le curé lui administra les derniers sacrements post-mortem et consola du mieux qu’il put la famille affligée.