Maison Aubanel père, éditeur (p. 35-36).


XI


La misère était venue, cette année-là, frapper à la porte de tous les pêcheurs de la Côte ; mais ceux de la Rivière-au-Tonnerre eurent à souffrir plus que les autres. La pêche à la morue, qui avait été réduite des trois quarts partout ailleurs, avait complètement fait défaut à cet endroit. Les marsouins blancs qui, jusque-là, confinaient leurs évolutions entre l’embouchure du Saguenay et la baie des Sept-Îles, s’étaient multipliés au point de ne plus trouver leur nourriture à dévorer les poissons d’eau douce. Ils s’attaquaient maintenant à la morue sur la Côte et la chassaient devant eux avec le pain des habitants.

La moitié des barques des pêcheurs, soit une cinquantaine, étaient ancrées, immobiles, dans la petite anse en face du bourg à l’abri des tempêtes, attendant des temps meilleurs pour reprendre leur tâche quotidienne.

— Nous n’avons pas mangé de morue depuis quinze jours ou un mois ! telle était la lamentation quotidienne des femmes et des enfants.

Que faire devant ce désastre pour nourrir ces bouches qui demandent du pain ?

Pour subvenir aux besoins de leurs familles, ces pêcheurs de métier durent s’improviser hommes de chantiers (et pour eux c’était comme transplanter un fermier dans une mine de charbon) pour la coupe du bois, au service des grandes compagnies anglaises ou américaines qui faisaient le commerce de bois dans le bas du fleuve. Ils auraient bien eu recours à la pêche au saumon qui abondait dans les rivières, mais celles-ci sont toutes en possession des seigneurs de la Minganie ou d’Américains qui y possèdent tous les droits de pêche.

Force leur fut donc de s’expatrier. Quelques-uns partirent pour l’île d’Anticosti, propriété d’un riche sénateur français qui y faisait un immense commerce de bois. (Cette île, peuplée de chevreuils et d’animaux à fourrure de toutes sortes, avait des règlements particuliers pour la protection du gibier et des animaux à fourrure et la chasse et la pêche y étaient strictement prohibées ; mais ceux qui voulurent se conformer aux règlements de l’Île y trouvèrent de l’ouvrage). Ceux qui ne voulurent pas quitter leur métier traversèrent du côté sud sur la côte de Gaspé, et quelques-uns se rendirent même jusqu’aux bancs de Miscou dans la Baie des Chaleurs ; d’autres filèrent jusque sur les bancs de Terre-Neuve pour ne revenir qu’à l’automne, comme les pêcheurs bretons. Ceux qui, par exception, comme le père Guillou, avaient des économies ou se faisaient vieux, étaient restés à la maison et pourvoyaient aux besoins des familles nécessiteuses, sous la direction du vieux curé. Ils allaient aussi à la rencontre des bateaux avec leurs barques à essence, pour en ramener les maigres provisions que leurs ressources leur permettaient encore de faire venir de Québec.