Maison Aubanel père, éditeur (p. 22-24).


VI


Le petit bateau de la poste continuait paisiblement et lentement son chemin. Une douce brise caressante de juin soulevait de légères vagues qui venaient en cadence mourir sur les flancs du navire. Les passagers étaient tout yeux pour contempler la beauté du fleuve majestueux, dont les eaux deviennent de plus en plus bleues à mesure que l’eau salée se mêle à l’eau douce. Une nuée de goélands survolaient le navire, guettant les morceaux de pain et autres déchets de table sur lesquels ils se précipitaient avec une avidité de vautours allumés. De nombreux marsouins blancs amusaient les spectateurs par leurs évolutions capricieuses. À moitié sortis de l’eau, ils faisaient reluire au brillant soleil de juin leurs larges dos blancs. Le temps s’écoula si agréablement, que la cloche du souper vint surprendre les passagers qui ne croyaient pas l’heure si avancée.

— Le souper est servi ! criait le garçon de table, faisant le tour du bateau en frappant son timbre.

Angéline Guillou pénétra, cette fois, en même temps que les autres passagers dans la salle à manger, et, comme au dîner, elle esquissa un grand signe de croix et dit son Bénédicité avant de prendre son siège. Sans qu’elle s’en aperçût cependant, elle n’était pas seule cette fois, car plusieurs signes de croix furent remarqués aux autres tables.

Le capitaine fut moins loquace qu’au dîner, et c’est Angéline qui, la première, rompit le silence en parlant de la température ; sujet qui vient toujours à point quand on veut parler sans rien dire. D’ailleurs, l’air soucieux du capitaine lui interdisait tout autre sujet de conversation.

— Nous avons une température qui agrémente le voyage et ajoute au bonheur du retour chez soi, Monsieur le Capitaine ?

— Oui,… oui,… répondit lentement le vieux loup de mer ; mais cela ne me dit rien de bon… Voyez-vous, « nous, gens de la mer », nos yeux pénètrent plus loin que ceux des profanes. Tout ce qui pour vous est radieux, pour moi est mauvais présage ! Voyez comme la rive sud est proche !

— Vous avez dû mettre vos mauvaises lunettes, Monsieur le Capitaine, répondit Angéline avec un petit air moqueur.

— Ris si il veux, la petite ! mais le vent tourne au nord-est. Tu le connais le traître nord-est, toi qui as été élevée sur la Côte.

— Si je le connais ! Oui ; et comme mon pauvre père le craignait quand il partait pour la pêche et qu’il s’élevait de ce côté. Je l’entendais souvent rentrer et dire à ma mère : le nord-est s’élève, prie pour moi ! Ma mère passait le reste de la nuit en prières et moi aussi je priais pour ce cher père, afin qu’il ne lui arrivât pas malheur.

— « Fais-moi pas pleurer » à présent ! Oui, c’est ben dur le métier de pêcheur.

— Aurons-nous du mauvais temps aujourd’hui, Monsieur le Capitaine ? dit Angéline d’un air converti.

— Pas avant la traverse de l’Anticosti ; mais je crains qu’elle ne soit rude, avec les courants contraires qui sont toujours une source d’ennuis, même par temps calme.

— J’avais espéré que vous seriez optimiste, mais je vois bien que vous êtes comme mon père, que vous connaissez ça mieux que moi. En tout cas, nous dormirons bien sur nos deux oreilles en attendant la traverse de l’Île qui ne sera que demain, je suppose ? D’ailleurs, nous avons pleine confiance en l’habileté du capitaine.

— T’es ben bonne, la petite ! En effet, j’ai mes états de service ; trente-cinq ans sur la mer ; mais un marin ne sait jamais ce que lui réserve le lendemain ; aussi doit-il toujours avoir son testament écrit et son billet pour le ciel en poche, sans quoi, gare aux surprises !