Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors (éd. 1733)/Texte entier
Notes de Wikisource
- ↑ Note de WS : Il s’agit en fait de Kuliſber (Briſe c. l)
- ↑ Note de Wikisource : Ruse ou courage, qu’importe contre l’ennemi ? (VIRGILE, Énéide, liv. II, v. 390).
EPITRE DÉDICATOIRE
L n’y a qu’un Héros du premier ordre
qui puiſſe réunir dans ſa perſonne
des talens qui paroiſſent incompatibles,
& dont un ſeul ſuffiroit pour
faire un Guerrier accompli. Vous avez,
Monseigneur, acquis tant de gloire
au ſervice des Ebugors & des Cythéréennes,
qu’il ſeroit difficile de
décider dans quel genre de combat vous
réuſſiſſez davantage Tout ce qu’on peut
dire, ſans crainte de tomber dans l’erreur,
C’eſt que vous êtes Doctor in
utroque. A qui pouvois-je donc mieux
dédier un ouvrage deſtiné à publier
les vertus de deux belliqueuſes
Nations, qu’á celui qui a été l’ornement
de l’une & de l’autre ? Daignez
donc, Monseigneur, agréer l’hommage
que rend aujourd’hui á votre
double mérite celui qui fut toujours
l’admirateur de vos exploits, & qui
a l’honneur d’etre avec un trés profond
reſpect.
Monseigneur
Le Trés humble & très
Obéiſſant Et trés ſoumis
Serviteur In utroque
EUFEMIOSVOUDES.
AVANT PROPOS.
’est aux villes aſſiégées
que nous ſommes redevables
des plus beaux ouvrages
que puiſſe enfanter l’esprit humain ;
Troïe a fourni la matiére
de l’Iliade & les ſuites de ce fameux
ſiége ont donné naiſſance
a l’Eneide. Le Tasse a
chanté la delivrance de Jeruſalem,
& c’eſt au ſiége de Paris
que nous devons la Henriade :
On auroit auſſi pu trouver le
ſujet d’un excellent poëme épique
dans Cythère aſſiégée, On
s’eſt contenté d’en faire un Opéra
comique. Un pareil ouvrage
ne doit être regardé tout au
plus que comme une mignature :
peut-être nous donnera-t’on
quelque jour un plus noble tableau.
En attendant qu’on
puiſſe employer les brillantes
couleurs de la poëſie j’aurai recours
à la ſimplicité de la proſe ;
Il m’eſt plus facile de parler le
langage des hommes que celui
des Dieux. Aulieu d’un poëme
je vais donc compoſer une histoire.
Tous les faits que j’avancerai
ſont inconteſtables ; Je ne
travaille point ſur des mémoires,
Tout ce que je vais raconter
s’eſt paſſé ſous mes yeux.
J’ai eu l’honneur de ſervir pendant
cette guerre, Et Militavi
non sine gloria. Je
ne ſuis pas de ces écrivains qui
ont paſſé leur vie dans l’obſcurité
d’un cabinet, & qui viennent
nous parler d’opérations
militaires dont ils n’ont que des
Idées trés imparfaites : Pour
bien traiter une matière, il faut
la connôitre à fond. Or dans
la profeſſion des armes, je ne
crois pas qu’on puiſſe me taxer
d’Ignorance. Aux lumières que
je puis avoir là deſſus, je joins
encore une qualité bien éſſentielle
à un Hiſtorien, c’eſt l’impartialité.
Ainſi ſi cet ouvrage
ne plait pas par la beauté du ſtile,
il ſera du gout de ceux qui
aiment mieux la Verité toute
nuë, que des Fables embellies.
ANECDOTES
Pour Servir à L’hiſtoire Secrete
DES EBUGORS
CHAPITRE I.
Et les Ebugors
epuis longtems les Cythéréennes
& les Ebugors Se regardoient d’un œil jaloux. Les premiéres accoutumées á donner des loix á tout l’Univers ne pouvoient voir avec indiférence les rapides progrés que leurs voiſins faiſoient tous les jours : Ceux ci de leur côté Songoient aux moyens d’affoiblir une puiſſance ſous la quelle ils craignoient de ſuccomber eux mêmes. Pluſieurs d’entre eux déſertoient chaque jour & rendoient par là le parti ennemi plus redoutable. Peu de Cythéréennes quittoient leurs drapeaux pour ſe ranger ſous les étendarts des Ebugors. L’avantage devenoit grand pour les Amaſônes de Cythère dont le nombre augmentoit, & les Ebugors ſe voyoient tous les jours harceler par des partis bleus qui leur enlevoient à la vûe de leur camp leurs Capitaines mêmes les plus experimentés. Ils ne vouloient point d’égaux : Les Cythéréennes ne pouvoient ſouffrir de maitre. Ce n’étoit pas de quoi vivre en paix d’un côté ni de l’autre.
Avec de telles dispoſitions il n’étoit pas poſſible que la paix put ſubſiſter entre les deux Nations. De part & d’autre on cherchoit á ſe faire tout le mal poſſible ; Les discours injurieux, les écrits ſatyriques, les railleries piquantes, rien de tout cela ne fut épargné. Les Ebugors perdirent enfin patience & réſolurent d’en venir á une guerre ouverte. Comme Ils ne ſe ſentoient pas les plus forts, Ils eurent recours á leurs alliès qui promirent de les ſecourir efficacement : enſuite pour juſtifier leur démarche, Ils inſtruiſirent, Selon la coutume, le Public, des raiſons qui les engagoient á prendre les armes. Voici comment ils s’exprimoient dans un de leurs manifestes.
CHAPITRE II.
Cythéréennes
ersonne n’ignore à quel haut dègré
de puiſſançe ſont parvenuës
les Cythéréennes ; Cette ambitieuſe Nation
s’eſt toujours perſuadée que les
hommes ſont faits pour être ſes esclaves :
Tous les jours on la voit s’agrandir
par de nouvelles conquêtes ; il ſemble
qu’elle aſpire à la Monarchie Univerſelle,
Mais c’eſt moins á ſon courage
qu’á la foibleſſe de ſes adverſaires,
qu’elle eſt redevable de ſes ſuccès,
Car les Cythéréennes n’ont qu’á ſe
montrer pour remporter la Victoire.
Un ſeul de leurs regards ſuffit pour terraſſer
l’ennemi, qui aprés ſa défaite ſe
voit condamné á un honteux
Esclavage : La perte de ſa liberté n’eſt pas le
ſeul des maux qu’il ait à ſouffrir, il faut
encore Eſſuyer les caprices de ces
imperieux Tirans, Executér ſans délai
leurs ordres, les plus injuſtes, baiſer
même avec reſpect les fers ſous le
poids des quels ils vous accablent. Ce
n’eſt qu’après avoir ſacrifié la meilleure
partie de leurs biens que les captifs
peuvent rompre leurs chaines, ou lors
que la délicateſſe de leur complexion,
ou les infirmités de la vieilleſſe les mettent
hors d’état de ſupporter les travaux
aux qu’els ils ſont condamnés.
Malgrè des traitemens ſi durs, Perſonne
ne fait ſes efforts, pour ſe ſouſtraire á
cette affreuſe Tiranie. L’amour que
nous portons à nos ſemblables nous
oblige de prendre les armes en leur
faveur. C’eſt á nous de ſecourir des
malheureux qui n’ont pour toute nouriture
que des ſoupirs & des larmes, que
les ſoucis & les inquiétudes empèchent
de goutér les douceurs du ſomeil ; dont
les corps foibles & abbatus ſont un indice
certain des rigueurs qu’on exerce
á leur égard ; Il faudroit être inſenſè
pour n’être pas touché á la vûe d’un tel
ſpectacle : Peut on manquer d’approuvér
notre conduite, quand on ſaura
les louables motifs qui nous déterminent
á déclarer la guerre. Il eſt de
notre intérêt comme de notre gloire
de détruire une Nation qui ne cherche
á aſſujétir les hommes que pour les
rendre miſérables.
Les Cythéréennes, dont ce n’eſt pas la coutume de demeurer ſans réplique répandirent auſſi de leur côté un manifeſte detaillé dont voici le contenu.
CHAPITRE. III.
Celui des Ebugors.
’est avec la plus grande ſurpriſe
que la Reine de Cythére a vu le
manifeſte impoſant, mais peu vrai des
Ebugors ſes ennemis. Obligés de tems
immémorial à payer des tributs, que
le Monde entier ſe fait un plaiſir d’acquiter,
Eux ſeuls prétendent refuſer
aux Cythéréennes l’hommage qu’ils leur
doivent. Esclaves nés de notre puiſſance
Nous nous ſommes fait un plaiſir d’adoucir
de tout notre pouvoir ce que leur
ſervitude avoit de facheux. Combien de
fois n’avons nous pas prêté une main
ſecourable à ceux d’entre eux que
quelques unes de nous pouvoient avoir
fatigués trop cruellement par le poids
d’un esclavage peu ménagè. Notre
Reine même notre aimable Reine oubliant
ce qu’elle devoit à ſon rang &
à ſa dignité, s’eſt mille fois abaiſſée au
deſſous de ſes eſclâves. Elle s’eſt mille
fois ſoumiſe à leurs foibleſſes pour partager
avec eux les peines de leurs redevances.
Helas ! tout eſt perdu devant
les ingrats, les bienfaits dont
on les comble ne font qu’ajouter à leur
mauvaiſe volonté. Ils ont lancé contre
nous des millions de reproches ſur
ce qui devoit leur prouver combien
nous avions d’attention pour eux.
Nos vaſtes bontés leur ont déplû.
Nous élargiſſions notre être pour donner
plus de champ à l’abisme des biens
ou nous les recevions & plus de matiére
à leur reconnoiſſance. Ils nous
ont fait des crimes de ce qui ne meritoit
que des louanges. Tout ce qui a
un air de grandeur les choque & leur
déplait : Voila ce qu’ils nous objectent
& ſur quoi ils fondent leur révolte &
le déni des tributs qui nous ſont dûs &
dont nous devons compte à la Nature.
Ces malheureux que leur ſacrilége fureur aveugle, renverſent l’ordre ètabli de tous tems. Ils conſomment entre eux & à pure perte des fruits dont nous devions diſpoſer & que nous ſavions faire valoir & pour leur utilité & pour la notre. Ils ſe devorent l’un l’autre par une feinte amitiè qui ne tend à rien moins qu’à la deſtruction entière du Genre humain. Chaque nouvelle Recruë dont ils augmentent leur nombre eſt un nouveau vol qu’ils font à la Socièté & un attentat contre les plus anciennes coutumes.
„ Nous ſommes les plus intéreſſées à nous oppoſer à de ſi dangereuſes innovations : Malheureuſes d’être contraintes de faire tomber de la main de ces criminels des armes que nous leur permettions quelque fois de tourner contre nous mêmes & ſans en prévenir les conſequençes fatales. La Trahiſon préſide maintenant à leurs exploits : ils n’oſent ſe préſenter en façe devant nous & attendent le moment de pouvoir nous attaquer comme des lâches qu’ils ſont ; mais qu’ils ne ſe flattent pas que nous leur tournions jamais le dos. C’eſt pardevant qu’ils doivent nous combattre pour triompher de notre valeur, & nous ſommes prêtes à nous ſacrifier & à répandre la derniere goute de notre ſang. Nous combattons pour les plaiſirs du monde, quel motif plus important peut nous engager à ſoutenir une querelle plus importante ?
Après cela on ne tarda pas à en venir aux actes d’hoſtilité : Avant d’entrer dans le détail de tout ce qui ſe paſſa pendant ce ſiége mémorable il eſt bon de faire connoitre le pays & les mœurs des differentes Nations qui compoſoient les deux armées.
CHAPITRE IV.
n a ſouvent fait des deſcriptions de
l’iſle de Cythére ; Mais les auteurs
ne ſe ſont pas toujours piquès d’exactitude :
Les uns aveuglés par la prévention,
les autres ſe laiſſant emporter par
le reſſentiment. Les Poëtes, ſelon leur
coutume, ont pris plaiſir à embellir ces
lieux aux depens de la vérité. Le devoir
d’un Hiſtorien fidele eſt de dire les
choſes telles qu’elles ſont. Ceux qui
connôiſſent la carte de ce pays verront
ſi j’ai cherché à en impoſer au public.
Cythére eſt placée ſous la Zone torride :
les chaleurs par conſéquent doivent
y être exceſſives : Auſſi le ſang bouillonne
dans les veines de qui conque met
le pied pour la première fois dans ce
brulant climat. Ce n’eſt qu’après un
long ſéjour que cette fermentation diminuë
inſenſiblement. Le Ciel n’y eſt
pas toujours pur & ſerein : On-y eſt expoſé
à de malignes influences ; Pour
s’en garentir il faut avoir la précaution
de porter certain habillement d’une peau
trés fine appellé Docnon, avec le quel on a
point à craindre le mauvais air. Au milieu
de l’Iſle on voit la capitale qui eſt au
fond d’un vallon délicieux, elle eſt de figure
ovale : Pluſieurs rangs d’arbres plantés
ſur les remparts forment les plus agréables
points de Vuë qu’on puiſſe imaginer.
A quelque diſtance, s’élevent
deux groſſes tours qu’il eſt néceſſaire de
prendre avant d’attaquer le corps de la
place. Les faubourgs ont beaucoup d’étenduë
& les Voyageurs s’y arrêtent
quelque fois pour en conſidérer les beautés :
Mais on n’y voit demeurer
habituellement que des Alabandiſes ; C’eſt
le nom que l’on donne à une troupe de
gens laches & mous qui n’ont pas la
permiſſion d’entrer dans la Ville.
CHAPITRE. V.
ien de plus aimable que l’extérieur
des Cythéréennes ; Mais quand on
vient à les approfondir, quelle différence !
Si l’on n’eſt pas ſur ſes gardes &
qu’on ſe livre à elles ſans réſerve, on
n’eſt pas l’ongtems ſans avoir lieu de
s’en repentir : Elles ſont fourbes, capricieuſes,
intéreſſées, inconſtantes &
perfides. A ces défauts ſe joignent auſſi
de grandes qualités : Qui peut égaler
leur courage ? Une ſeule peut tenir tête
à pluſieurs ennemis, rarement les voit-on
demander quartier : Elles ont toutes du
gout pour la guerre, leurs inclinations
belliqueuſes ſe manifeſtent de fort bonne
heure ; Quand Elles ne ſont pas encore
en âge de ſervir, on les voit elles mêmes
préluder au combat qu’elles doivent livrer
un jour. Lenula eſt la divinité
qu’elles adorent, & qui préſide à leurs
actions. Chaque mois elles enſanglantent
les autels á l’honneur de cette déeſſe ;
Il n’y a que dans leur enfance ou dans
un âge avancè qu’elles ſont exemptes de
faire ces ſortes de ſacrifices.
CHAPITRE VI.
ans presque tous les pays du monde
on ne confie le commandement
des armées ou le gouvernement
des places importantes qu’à des perſonnes
qui ont vieillies ſous les armes :
à Cythére les uſages ſont différens, les vieilles
forment le grand conſeil de la Nation ;
Le ſenat compoſé de perſonnes
reſpectables decide ſouverainement de
toutes les affaires d’état : C’eſt là qu’on
examine s’il eſt à propos de déclarer la
guerre, les moyens qu’on doit employer
pour réuſſir, les piéges qu’il faut tendre
à l’ennemi, les avantages qu’on doit retirer
de la victoire : Quand toutes les matières
ont été ſoigneuſement diſcutées,
les Jeunes Cythéréennes ſont chargées de
l’execution. Celle qui commandoit á
Cythére pendant le ſiége avoit á peine
atteint ſon cinquiéme luſtre.
Aux âmes bien nées
La valleur n’attend pas le mombre des années.
Pluſieurs actions éclatantes l’avoient élevée à ce poſte ſublime ; Elle avoit porté le ravage dans le téritoire des Firſcaniens. Après avoir fait ſur eux un butin immenſe, elle chercha à s’illuſtrer par de plus glorieuſes conquêtes. Les Conobluders fourniſſoient un vaſte champ á ſon ambition, elle les attaque & vient á bout de les ſoumêttre. De ſi brillants ſuccés ne devoient pas reſter ſans récompenſe : auſſi quand il fut question d’élire une Générale, tous les ſuffrages ſe réunirent en faveur de la belle Divutemia : Jè ne m’amuſerai pas á faire la deſcription de ſon viſage & de ſa taille, Il vaut mieux faire connôitre cette héroine par des endroits plus intéreſſans.
Divutemia n’avoit que les connoiſſances néceſſaires á ſa profeſſion, mais elle les poſſédoit dans un dégré éminent. Si ſon eſprit n’étoit pas fort étendu ſon cœur étoit extrêmement vaſte. Rien ne pouvoit en remplir les déſirs. Elle avoit le coup d’œil admirable, voyoit tout d’un coup l’endroit foible par où il falloit attaquer l’ennemi, tantôt fondoit ſur lui brusquement, & tantôt l’attendoit de pied ferme : Maitreſſe de tous ſes mouvemens, pendant la chaleur du combat, elle parôiſſoit animée de fureur & de rage, & cependant ſon âme jouiſſoit d’une tranquillité parfaite : Infatigable, á peine avoit elle achevée une expedition, qu’elle étoit prête d’en entreprendre une autre ; Intrépide, Elle auroit afronté les plus grands périls pour ſatisfaire ſon avide cupidité. Telle étoit Divutemia.
CHAPITRE. VII.
de Cythére.
l y avoit dans la place une forte garniſon
compoſée d’Emécodines, de Durpes,
de Quetokes, de Carges & de Meauraquex.
Les Emécodines étoient les meilleures troupes de la place : Inſtruites de bonne heure dans le métier de la guerre ; Elles en connôiſſent les plus fines pratiques. Auſſi tout l’Univers retentit du bruit de leurs exploits. Ce corps a une ſi grande réputation qu’il ſuffit d’y être enrollé, pour qu’on n’oſe révoquer en doute votre courage, n’en euſſiez vous jamais donnée aucunne preuve. Dans le combat les Emecodines, n’en veulent qu’aux principaux officiers de l’armée ennemie, comme elles ſont plus avides de butin que de carnage, ſi quelqu’un tombe entre leurs mains, Elles ne le renvoyent qu’après l’avoir entierrement dépouillé. Quand elles ont vieilli dans le ſervice, on les fait paſſer au miniſtére, & ſi pendant leur jeuneſſe, Elles ont fait voir beaucoup de valeur, elles ne montrent pas moins de prudence dans un âge avançé.
Les Durpes n’ont point cet air grenadier qui ſied ſi bien à des guerrieres. On diroit en les voyant qu’il n’y a rien á craindre de leur part, mais perſonne n’entend mieux toutes les ruſes de l’art militaire : Quand l’ennemi paroit, Elles font ſemblant de prendre la fuite, & par ce ſtratagême attirent dans des lieux commodes ceux qui les pourſuivent. Il faut alors en venir aux coups, elles ſe défendent avec opiniatreté & n’ont coutume de ſe rendre qu’aprés avoir fait achepter bien cher la victoire.
Rien n’eſt plus difficile á dompter que les Quetokes. Ce ſont des troupes légeres qui vous échappent dans le tems même que vous croyez les tenir. Elles ſe trouvent au milieu du feu le plus vif ſans en craindre les effets. Leur cuiraſſe eſt impénétrable à tous les traits ; Elles ſavent á merveille garantir leur cœur des coups qu’on voudroit lui porter. Le ſeul deſir d’acquérir de la gloire leur met les armes à la main. Quand l’ennemi eſt vaincu, Elles ſe contentent de l’emmener en Triomphe, & ne pouſſent pas ordinairement plus loin les avantages que leur donne la victoire.
La Troupe la moins eſtimée étoit celle des Carges. C’étoit une milice qu’on avoit levé dans les campagnes ou parmi les plus vils artiſans de la ville. Leur occupation eſt de faire la patrouille pendant la nuit. On les met auſſi en faction dans toutes les ruës étroites, les carrefours, les places publiques ; Si quelqu’un vient à paſſer, elles examinent s’il ne porte point d’armes à feu, & ſi elles trouvent un fuſil ou un piſtolet prêt à tirer, elles s’en ſaiſiſſent, & ne vous le rendent qu’après en avoir fait la dêcharge.
Il y avoit outre cela quelques brigades de Meauraquex. Ce ſont les gardes du corps de la Générale. Ils vont ordinairement à la découverte de l’ennemi, & tachent de l’attirer dans les lieux où les Cythéréennes ſe tiennent en ambuſcade. Quand ils ont engagé le combat, ils ſe retirent tranquilement Jusqu’a ce que l’affaire ſoit décidée. Comme ils connôiſſent parfaitement les véritables intérets de leur pays, ce ſont eux qu’on députe chez les Nations voiſines pour y ménager quelque’accommodement. Tantôt ils font les fonctions de guerriers, tantôt celles d’ambaſſadeurs ; Ils ſont également propres à ces deux emplois.
La place étoit abondament fournie de toute ſorte de proviſions & en état de faire une longue réſiſtance. Auſſi les Cythéréennes étoient bien réſoluës de combattre jusqu’à la dernière extrèmitè. L’envie de ſoutenir leur réputation & la haine qu’elles portoient à leurs ennemis, les ſoutenoient dans ces généreux ſentimens. Les Ebugors de leur côtè ne viſoient á rien moins qu’à la deſtruction totale de Cythére, Ils avoient une puiſſante armée, á la quelle ils ne croyoient pas qu’on pût reſiſter longtems. La ſuite nous fera voir s’ils ne ſe trompoient pas dans leurs conjectures.
CHAPITRE VIII.
Bluciſer[ws 1].
es Ebugors ou Modofiſtes ſont un peuple
fort ancien, Ils formoient autre
fois un corps de Nation. Modoſe
étoit la capitale de leurs états. Un
Egan, (c’eſt le nom que l’on donne à
certains ambaſſadeurs) paſſant un jour
par cette ville, fut gracieuſement accueilli
par les principaux habitans : Quoi
qu’on ne ſût pas le caractére dont ce
jeune ſeigneur étoit revétu, comme il
étoit d’une figure aimable, chacun vint
lui offrir ſa maiſon. Il accepta celle
d’un bourgeois nommé Tol : les autres jaloux
de cette préférence, vinrent inſulter
le voyageur chez ſon hôte – l’Egan ſort
brusquement & part pour aller porter
ſes plaintes au Roi ſon mâitre ; Celui ci
pour venger ſon Ambaſſadeur, fit tirer
á boulets rouges ſur la ville de Modoſe &
la réduiſit en cendres. Depuis ce tems
Les Ebugors ſons diſperſés dans tous les
lieux du Monde. Les descendans de ce
Peuple malheureux, aprés avoir errè
long-tems arrivérent á Séthane, où ils ſe
ſoutinrent avec honneur pendant un espace
de tems aſſez conſidérable. Ils firent
dans ce pays pluſieurs proſélites,
parmi les quels on compte le fameux
Aſcrote. De nouveaux malheurs les obligerent.
de paſſer en Elitia : On leur accorda
dans ce pays de ſi grands priviléges,
qu’ils oubliérent leurs anciennes disgraces.
On les vit même parvenir aux
plus éminentes dignités.
Le nombre des Modoſiſtes augmentant tous les jours, Ils réſolurent d’envoyer des Colonies dans quelques uns des états voiſins, ils tachérent de s’établir dans le Royaume des Valges : Thirosiren les reçût favorablement, Mais aprés la mort de ce Roi, ils ne furent pas fort conſiderés. Pour ſe procurer un établiſſement favorable parmi les Valgois, ils travaillerent à mettre dans leurs interrêts la plus haute Noubleſſe, & ils réuſſirent.
Il faut apréſent faire connôitre les mœurs d’un peuple qui fait aujourd’hui tant de bruit dans le monde. Les Ebugors ſont naturellement ſpirituels, ennemis des préjugés & d’un caractére fort liant ; Leur commerce eſt dangereux. En votre préſence ils vous font mille proteſtations d’amitié, tandis que par derriére ils vous rendent de fort mauvais offices. Ce ſont des ſoldats hardis, la crainte du feu ne les a jamais arrêtés ; faut il pénétrer dans une place, Ils n’examinent pas ſi la bréche eſt praticable : Ils déchirent, ils mettent en piece tout ce qui s’oppoſe à leur fureur ; Les cris des bleſſés ne ſont pas capables de les émouvoir ; Mais aprés l’action, Ils deviennent beaucoup plus traitables : Quoi qu’on en diſe, leur ſervice n’eſt pas gracieux, & je ſuis perſuadé qu’on entre plutôt dans ce corps par vanité que par gôut.
Ils avoient à leur tête Kulisber. Ce Général avoit fait ſes premiéres campagnes parmi les Caginiens : Aprés avoir paſſé ſucceſſivement par tous les emplois ſubalternes, Il parvint au premier grade militaire ; ſon mérite ſeul l’éleva à cette ſublime dignité. C’étoit un homme zélé pour ſa Nation, & prêt á ſacrifier tout pour elle ; Actif, entreprenant, plein de feu, Il n’aimoit pas á combatre en raſe compagne ; Il ſe tiroit beaucoup mieux d’affaire dans le defilé le plus étroit. Sa valeur ſe trouvant alors reſſerée, ſe roidiſſoit contre les obſtacles, & franchiſſoit avec impétuoſité les plus fortes barriéres.
CHAPITRE IX.
es Omines parurent auſſi ſur les
rangs pour attaquer Cythère ; Mais
on ne faiſoit qu’un trés médiocre fond
ſur eux. Ils étoient presque tous
partiſans des Cythéréennes & ſe ſeroient
trés volontiers declarés pour elles, ſi
certaines raiſons de politique ne les en
avoient empéché. Les Omines s’exercent
de bonne heure dans la diſcipline
militaire, Leur nouriture eſt frugale,
leur habillement groſſier ; Ils couchent
ſur la dure, & éxécutent ſur le champ
les ordres d’un commendant impérieux :
La plus part de leurs Officiers font le
métier de Racoleur. Quand ils voyent
un jeune homme propre á devenir un
bon ſoldat, Ils l’acoſtent avec un air
doux & affable ; Ils le queſtionnent ſur
le parti qu’il a deſſein de prendre ; Ils
parlent avec mépris de toutes les profeſſions
même les plus honnorables, á fin d’avoir
occaſion d’exalter celle des Omines ;
Ils font ſonner bien haut les avantages
de leur état & pour donner plus de
poids á leurs raiſons, Ils font couler à
grand flots les vins les plus délicieux.
Comme ordinairement la jeuneſſe a beaucoup
de penchant pour les Cythéréennes,
& que les Omines ſe lient par ſerment à leur
déclarer la guerre, on fait entendre aux
jeunes gens qui tombent dans leurs filets,
qu’il y a plus de liaiſon entre ces aimables
héroines, & eux que l’on ne s’imagine,
mais qu’il faut dans ce commerce uſer de
ménagemens & de précautions pour ſauver
l’honneur du corps. Cet article eſt
en effet un de ceux qu’on leur accuſe
avec plus de ſincérité. Perſonne n’ignore
que dans quelque contrée que ſoient
établis les Omines ils y entretiennent les
plus étroites correſpondances avec les
Cythéréennes, & que malgrè les plus ſecrétes
précautions qu’ils apportent á dérober
aux yeux du public leurs intrigues
avec elles, Il arrive néanmoins fort ſouvent
que leur jeu venant á ſe découvrir
donne matière á la critique des médiſans
qui ne manquent pas d’habiller en ridicule
un ſerment que les Omines font de la
maniére la plus ſolemnelle, & qu’ils ne
font pas ſcrupule de violer à chaque instant
avec la plus grande facilité du monde.
Quoi qu’il en ſoit, c’eſt avec de pareils
artifices qu’ils font leurs recruës.
Ceux qui ſe laiſſent ſéduire par leurs diſcours,
prennent parti ſous leurs drapeaux, &
s’engagent avec eux, c’eſt pour toute
leur vie. Ils ne ſont pas longtems à
s’appercevoir qu’on les a trompès, le repentir
ſuit de prés l’engagement ; Mais
à quoi bon ? Ils ſont obligés de prendre patience
dut-ce être en enrageant. Ils ne
doivent plus ſonger à ſortir de l’eſclavage
& recouvrer leur libertè, Toutes les voyës
leur ſont interdites & fermées pour
toujours. Les peines les plus terribles
ſont le chatiment de la déſertion.
Les Omines compoſoient la meilleure partie de l’Armée des aſſiegeans. Chacun de leurs Régimens étoit diſtingué par un uniforme aſſez biſare.
Les Pacincus avoient d’épaiſſes mouſtaches & portoient un casque qui repreſentoit la figure d’un clocher : Ils entendoient aſſez bien la petite guerre, & on ſe ſervoit d’eux pour piller le payſan.
Les Lidercores étoient les plus beaux hommes de l’armée, avant de combattre on leur ordonnoit de crier de toutes leurs forçes pour effraier l’ennemi.
Les Macres portoient par devant & par derriére une petite cuiraſſe large de deux ou trois doigts, qui les préſervoit, diſoient ils, de tout accident ; Mais qui ne les pouvoit pas ſeurement garantir des traits que leur lancent les Cythéréennes.
Les Nicomidains marchoient enſuite, chargés de pluſieurs longues chaines dont chacune étoit compoſée de quinze gros anneaux & de Cent cinquante petits. Cette troupe doit ſon Inſtitution á un certain Niquomide qui fut leur premier chef. Ils rendent un espeçe de culte & d’hommage à une Divinité fabuleuſe appellée Remia, mortelle ennemie des Cythéréennes, Et cela, diſent’ils, par ce que par la faveur du Grand Génie Vedi, Elle êut l’addreſſe de conſerver dans ſon entier ſa fleur virginale, & d’ètre en même tems, mere d’un fils qui ſous le nom de Sives, prit naiſſance Contre toutes les regles de la Nature : C’eſt á dire, ſans connôitre de pere, ni legitime ni naturel. C’eſt de cette prétendue pucelle & mere tout á la fois, qu’ils ſe vantent d’avoir reçu les chaines qu’ils portent à leur ceinture. C’eſt en mémoire de ce don qu’ils ſont obligés d’en compter tous les jours un certain nombre de fois tous les chainons, l’un aprés l’autre, en marmottant entre leurs dents quelques parolles miſtigues á l’honneur de Remia. Le principal avantage qu’ils tirent de ces chaines, eſt d’en lier étroitement ceux dont ils veulent vuider la bourſe.
Les Caginiens formoient un corps des plus conſidérables & des plus redoutés d’entre les Ebugors, Ils n’avoient point de casque en tête comme les autres. mais ils portoient de grands chapeaux á larges âiles rabatuës, á l’ombre des quelles ils enviſageoient obliquement l’ennemi qu’ils avoient á combattre ; Ils avoient tous le col tors & la tête inclinée, figure ſimbolique de leur cœur faux & pétri pour ainſi dire de fourbes & de ruſes ; Jamais ils n’attaquoient leurs adverſaires en façe, mais il ne faiſoit pas bon leur tourner le dos car alors ils pourſuivoient les fuyards avec acharnement & ne leur faiſoient point de quartier, tout leur courage & leur habileté ſe réduiſant á épier & ſaiſir l’inſtant de prendre l’ennemi par derriére, Ces Omines ainſi que les précédens ont auſſi une ſinguliére vénération pour la Déeſſe Remia du moins en apparence.
CHAPITRE X.
és qu’il fut queſtion des troubles qui
alloient allumer cette ſanglante
guerre entre les Cythéréennes & les Ebugors,
Chacun des deux partis tacha de ſe
ménager une alliance avec les Brularnes
eſpéce de Peuple Républicain, & de les
engager á ſe déclarer pour ou contre.
C’etoit une négotiation trop difficile & méme
impoſſible. Ces peuples plutôt ennemis
qu’Amis des Ebugors qu’ils voïent avec horreur,
n’ont pour les Cythéréennes qu’une
indiférence invincible. Ce qui fait qu’ils
n’ont aucun commerce avec ces deux Nations.
D’ailleurs, ſans ſortir de chez
eux, Ils peuvent fournir á tous leurs beſoins.
Telle eſt leur Politique, que quelques
grands que ſoient leurs revenus, Ils
ne ſont pas d’humeur á les prodiguer au
ſervice d’autrui. S’ils font de la dépenſe,
Ce n’eſt que dans le particulier ; Les effets
n’en rejailliſſent que ſur eux ſeuls,
& point dutout ſur l’ètranger. Avec de
telles diſpoſitions il n’eſt point étonnant
qu’ils refuſaſſent de prendre part dans une
querelle qui ne pouvoit leur procurer aucun
avantage. Les Cythéréennes eurent beau
leur repreſenter les ſervices qu’elles leur
avoient généreuſement rendus en plus
d’une occaſion, On leur répondit brutalement
que ces ſervices avoient été bien
payés & qu’on ne ſe croioit par conſéquent
obligé á aucune recconnôiſſance.
Les Ebugors faiſoient entendre que ſi les
habitans de Cythére avoient le deſſus, Ils
chercheroient immanquablement á ſe
vanger de l’indiférence que leur témoignoient
les Brularnes. Ceux ci déclarerent
hautement, que tandis qu’ils auroient
l’uſage de leurs mains, Ils n’avoient
rien á craindre ; De ſorte que, tout
conſidéré, Ils s’en tinrent á la neutralité,
& permirent, ſeulement, á ceux de
leurs ſujets, qui avoient envie de faire
quelques campagnes, d’aller ſervir en
l’une ou l’autre armée en qualité de volontaires ;
Mais ils ne voulurent point
qu’ils s’y engageaſſent entierrement áfin
d’être toujours prets á revenir á leur
corps á la premiére ſommation qui leur
en ſeroit faite.
CHAPITRE XI.
L ſe fait ſouvent des réformes dans
les troupes de Cythére : Quand les
ſoldats de ce Royaume ont ſervi pendant
un certain tems, on les congédie
& on leur laiſſe la liberté de prendre parti
du côté que bon leur ſemble. Ils vont
ordinairement s’enroller dans le Régiment
des Todéves.
C’eſt une miliçe redoutable : Elle eſt commandée par des Cérutedirs. Ce ſont des officiers qui n’ont point cet air étourdis qu’on remarque communément dans les militaires ; Leur maintien eſt Grave & compoſé, leur uniforme ſimple & modeſte, leurs diſcours inſinuans & flateurs ; Ils ont le talent de ſe faire aimer de ceux á qui ils commandent ; Auſſi faut’il avouer qu’ils ont de grands égards pour leurs ſoldats. Ceux-ci en conſidération ſacrifient la meilleure partie de leur payë pour l’entretien de leur chefs. Heureux qui peut attraper une compagnie dans ce Régiment ! Le dépit qu’ont les Todéves d’avoir eſſuyée une honteuſe réforme leur inſpire des ſentimens de haine & de vengeance, qu’on ne peut exprimer.
Les tranſports qui les agitent, ſont d’autant plus á craindre, qu’ils n’éclatent pas ſur leurs viſages : Si l’on en veut juger par l’extérieur, rien n’eſt plus doux, plus humble, plus humain ; Mais que leur cœur eſt bien différent ! Ces Troupes ont une façon de combattre qui leur eſt particuliére ; Elles ſe tiennent éloignées de l’ennemi, & ſe cachent dans des lieux où on ne peut les appercevoir. C’eſt de là quelles lancent des fleches empoiſonnées, dont la bleſſure eſt incurrable : Leurs traits ſont pouſſés avec tant de vigueur que d’un ſeul coup elles percent pluſieurs perſonnes.
CHAPITRE XII.
uſſitôt que les Troupes des aſſiègeans
furent aſſemblées, on avança
vers Cythére. D’abord on examina
le quel des côtès de la plaçe etoit le plus
foible á fin de l’attaquer par là. Il ſe
tint á ce ſujet un grand conſeil de guerre,
où Les ſentimens furent partagés ;
La plus part des Généraux vouloient
qu’on commença par s’emparer des deux
groſſes Tours : Mais Teuscotoſer officier
de réputation parmi les Omines, fut d’un
avis contraire. Il ſoutint qu’il falloit aller
tout de ſuite au corps de la plaçe ;
Puis addreſſant la parolle á Kulisber, Il
lui dit.
Le poſte éminent que vous occupez eſt une preuve certaine de la ſupériorité de vos talens. Jamais on ne vous auroit vu à notre tête, ſi l’on ne vous avoit pas jugé digne de nous commander. Mais pour reuſſir dans cette guerre, Il ne ſuffit pas de joindre, comme vous faites, la prudence au courage, Il faut encore connôitre á fond le génie des peuples que nous allons combattre. Permettez moi de le dire, Seigneur, Jusqu’içe vous n’avez eu affaire qu’a des Chadabers. Cette Nation eſt bien differente des Cythéréennes : Ce n’eſt qu’á force de tems & de patience qu’on vient á bout de ſoumettre les premiers. Au contraire il faut attaquer les autres brusquement, & ne pas leur donner le loiſir de ſe reconnôitre. Si j’ai acquis quelque gloire dans les differens combats ou je me ſuis trouvé, Je puis dire que je n’ai du mes ſuccés qu’á la promptitude avec la quelle je me ſuis jetté ſur l’ennemi auſſitôt qu’il parôiſſoit. Je fondois ſur lui avec impétuoſité ; De ſorte que le voir, l’attaquer & le vaincre étoit la même choſe pour moi. Bien des perſonnes ſe ſont repenties d’avoir ſuivi une méthode toute oppoſée. Quand une Cythéréenne a le tems de ſe remettre du trouble ou la jette la préſence d’un guerrier redoutable, Il eſt bien difficile alors d’en pouvoir tryompher ; Elle ſe tient ſur ſes gardes, éxamine tous vos mouvemens, prévoit toutes vos demarches, & ſe met en état de n’avoir rien á craindre de votre part. C’eſt pour quoi, ſi l’on veut m’en croire, Nous tacherons de prendre la ville d’aſſaut ; J’avouë qu’il y a du danger : Mais les perils peuvent’ils intimider des cœurs tels que les notres ? Pour moi, je ſuis prêt à donner l’exemple & á montrer á toute l’armée ce qué peut un Omine animé par le deſir d’acquérir de la gloire.
En même tems il prend ſes armes qui étoient en trés bon état, les fait briller aux yeux de l’aſſemblée, & demande qu’on le laiſſe marcher á l’ennemi.
Kulisber fut trés mécontent de cette harangue. Il ne pût ſouffrir qu’on doutât de ſes lumiéres ; C’eſt pour quoi il ſe rangea du parti de ceux qui vouloient qu’on fit le ſiége dans toutes les formes. En conſéquence il déclara qu’il falloit commencer par attaquer les ouvrages extérieurs devant que d’aller au corps de la plaçe.
Quand toutes les opérations eurent été réglées, la ville ne tarda pas d’être inveſtie. Bientôt aprés la tranchée fut ouverte. On commanda quelques compagnies de Panutiers pour s’emparer des deux groſſes tours. Mais ils furent repouſſés vivement, & n’oſerent point retourner une ſeconde fois á la charge.
Pendant ce tems lá on délibéroit á Cythére pour ſavoir ſi on ne lacheroit pas les écluſes qui retenoient les eaux du fleuve Nerui. Si cette réſolution eut été ſuivie, c’en étoit fait des aſſiégeans ; mais il fut décidé á la pluralité des voix, qu’on auroit point recours á des moyens extraordinnaires, que l’on ne devoit jamais employer que dans le cas d’une néceſſité trop urgente.
CHAPITRE. XIII.
Es Ebugors voulant reconnôitre les
forces de la place, réſolurent
d’envoyer un Eſpion qui put avec addreſſe
leur en rapporter un fidele compte.
Leur choix pour cet effet tomba
ſur un jeune officier de bonne mine &
qui paroiſſoit trés propre á s’acquiter de
cette commiſſion. Celuiçi ſe chargea
volontiers d’un ſi perilleux emploi. Aprés
qu’on lui eut donné les inſtructions
néceſſaires, il prit des habits de Cythéréennes,
& á la faveur de ce déguiſement,
il s’introduiſit dans la ville. On le prit
d’abord pour une étrangére qui venoit
tenter fortune ; Ses attraits lui procurérent
un accés facile dans toutes les maiſons.
On lui offrit de l’emploi, & pour
l’engager á prendre parti, on lui fit entendre
qu’avec les bonnes qualités qu’il
paroiſſoit avoir, Il ne pouvoit pas manquer
de faire ſon chemin. Il répondit de
ſon mieux à des discours ſi obligeans,
& refuſa tout ce qu’on pouvoit lui propoſer
de plus avantageux. Perſonne ne
pouvoit pénétrer les motifs d’une conduite
ſi extraordinaire ; On étoit accoutume
á Cythére à voir les gens éxercer de
trés bonne heure leurs talens. l’Eſpion
profitôit cependant de l’erreur ou l’on
étoit ſur ſon compte pour examiner tout
ce qui ſe paſſoit ; Il n’auroit peut être
meme jamais été découvert ſans une avanture
qu’il eut avec un Meauraque. Ce
dernier étoit un garçon d’une aimable figure,
auquel l’Ebugor fit quelques agaceries ;
On lui répondit ſur le même ton.
Le Meauraque eſt d’abord : renverſé,
l’officier ſe jette ſur lui, tire ſon poignard,
eſt prêt á frapper ; l’autre ſaiſi de
frayeur jette les hauts cris. La Garde vole
& s’empare des deux combattans. l’Espion
eſt réconnû : Les Cythéréennes indignées
contre le traitre qu’elles avoient recû
dans leur ſein avec tant de complaiſance
& d’humanité, demandent vengeance avec
une juſte fureur que leur inſpiroit la honte
d’avoir été presque les duppes de ce
fourbe. Leur demande etoit juſte : Bientôt
ſon procés eſt inſtruit ; il eſt condamné
au ſupplice de la Veconofentrie.
C’eſt le chatiment que les Ebugors ont le
plus en horreur. Le coupable écouta
ſa ſentence ſans laiſſer paroître la moindre
marque d’altération ou de foibleſſe ;
mais bientôt ſa fermeté l’abbandonna,
lors qu’il vit paroitre á ſes yeux l’inſtrument
fatal de ſon ſupplice. Il frémit
á la vue du Cloaque infect qui l’alloît
engloutir.
Ce cloaque appellé Canelos en langue du pays, eſt une eſpéce de gouffre dont les bords ſont hériſſés de brouſſailles, qui ſervent de repaire à un nombre prodigieux d’inſectes tenaces dont la piquure eſt inſuportable, on les nomme Piromons. Dés qu’un malheureux en approche ces animaux s’en emparent, le tourmentent ſans relache & ſe rempliſſent de ſon ſang qu’ils ſuçent avec une avidité que rien ne ralentit. Envain entreprendroit, on de les détruire l’un aprés l’autre ; l’unique moyen de ſe ſouſtraire á leur rage eſt d’employer une ſorte de poiſon que l’on nomme Gont ſirguen. Les côtés intérieurs du gouffre ſont ſouvent occuppés par d’autres animaux encore plus dangereux appellés Heneracs : Ceux ci par leur morſure cruelle communiquent leur poiſon & multiplient en quelque ſorte leur être. Au fond eſt un lac d’une eau ſale, puante, verdâtre & empoiſonnée qui diſtile ſans ceſſe le long des parois du Canelos. C’eſt là dedans qu’on precipite le criminel, & lors qu’il eſt au fond il eſt obligé de faire jouer une pompe foulante & aſpirante par le moyen de la quelle il ſe voit innondé de cette même eau bourbeuſe au millieu de la quelle il expire. C’eſt de cette maniére que ſe vit traiter l’Eſpion infortuné des Ebugors.
CHAPITRE XIV.
Alliez.
andis que les ſoldats expoſoient
leur vie, les Généraux s’occuppoient
á quelque choſe de plus amuſant. On
donna dans le camp des alliez un magnifique
repas á l’occaſion de la fête de
Termobanel Général des Omines ; Rien de
tout ce qui peut contribuer á la bonne
chére ne fut épargné. Les plus habiles
Cuifiniers d’entre les Macres firent connoitre
qu’ils portoient leur art jusqu’a la
perfection. Pendant le feſtin on ne ſongea
qu’a bien ſe réjouir. Les Nicomidains
juroient, Les Lidercores chantoient ; Les
Todeves médiſoient, Les Caginiens méditoient
la deſtruction de quelque Royaume,
& le meurtre de quelque Monarque :
Chacun ſuivoit ſon penchant. Tout
alloit le mieux du monde, quand la
Diſcorde vint apporter le trouble dans
des lieux conſacrés aux plaiſirs. On
fut ſur le point de voir ſe renouveller
les combats des Centaures & des Lapithes.
Un Lidercore pris de vin attaqua une Todeve.
Celle ci qu’on n’inſultoit pas impunément
répondit avec vivacité. Des
parolles on en vint bientôt aux mains. Cependant,
comme le lieu n’étoit pas propre
á vuider une querelle, on ſe donna
un Rendez-vous. Les deux champions ſe
levoient déja pour ſe tranſporter ſur le
champ de bataille. Un Cérutédir qui avoit
été témoin de la dispute voulut en
empécher les ſuites ; Il arrête l’impetueux
Omine & lui dit d’un ton impérieux
qu’il eut á modérer ſes emportemens.
Le Lidercore fit ſentir par une action trés expreſſive combien ce diſcours lui déplaiſoit. Auſſitôt Tous les convives ſont en Rumeur. Chacun prend parti dans la diſpute, Les uſtenciles de Comus furent changés en autant d’inſtrumens du Dieu Mars. Cela veut dire en bon françois, & ſans aucun ſtile figuré ni poëtique, qu’on prit pour armes tout ce qui ſe trouva ſur la table. On ſe ſaiſit des plats & des aſſiétes, bientôt on les voit voltiger en l’air avec une active rapidité ; Tout ſe mêle, tout ſe confond ; Les coups ſont portés au hazard, mais toujours aſſénés avec vigueur. Termonabel, le brave Termobanel fait des prodiges de valeur. Il empoigne une cruche pleine de vin & la briſe ſur la tête de l’auteur de tout ce déſordre ; Le bleſſé plus ſenſible á la perte de la liqueur Bachique, qu’a l’effuſion de ſon ſang prétend s’en venger ſur un Pacincu. Il lui arrache impitoyablement la mouſtache, & la foule aux pieds. Le malheureux Omine épilé frémit de rage en ſe voyant dépouillé de ſon plus bel ornement. Les Todeves au défaut d’armes meurtriéres ſe ſervent de leurs dents & de leurs ongles, elles mordent, elles déchirent, elles égratignent, & laiſſent ſur tous les viſages de ſanglantes traçes de leur rage & de leur fureur.
Les choſes auroient été pouſſées plus loin ſi un Caginien par ſon éloquence, n’eut arrêté les effets de cette funeſte diviſion. Peu á peu il calma les eſprits. On ſépara les combattans qui en furent quittes pour quelques contuſions, égratignures & écorchures. De peur que la diſpute ne vint á ſe renouveller, Kulisber ordonne qu’on ſe retire. La plus part eurent bien de la peine á trainer leurs corps chancelans jusques dans leurs tentes. Il y en eût même pluſieurs que le ſomeil ſurprit avant qu’ils puſſent arriver chez eux.
CHAPITRE. XV.
Sortie.
ependant les Cythéréennes furent informées
par leurs Eſpions du déſordre
qui régnoit dans l’armée des
Aſſiégeans, elles rêſolurennt de profiter de
cette occaſion pour faire une vigoureuſe
ſortie ſur l’ennemi. l’Officier Général
qui étoit de tranchée ce jour lá ſe
vit abbatu ſous les coups d’une Emécodine.
On encloua pluſieurs piéces de
gros canon qui furent miſes hors d’état
de tirer, jusqu’a ce quelles euſſent été
refonduës : Après cela ces braves Amaſones
ſe répandirent dans le camp des
ennemis. Les Carges ſur tout pénétrérent
dans les tentes des ſoldats ſur qui
elles firent main baſſe. Dieux ! de combien
d’actions glorieuſes l’envieuſe Nuit
ne nous déroba t’elle point la connoiſſance ?
Les Durpes ſûrent bien profiter
des ténébres pour ſignaler leur courage.
Les Aſſiégeans qui ne s’attendoient pas á être réveillés de la ſorte ne s’oubliérent point en cette occaſion. Ceux á qui les fumées du vin n’avoient pas troublé la cervelle ſe mirent en état de défenſe & ſe battirent en furieux. Teuscotoſer fit des exploits dignes d’un éternel ſouvenir. Tous ceux qui ſe préſentérent á lui, furent auſſitôt étendus par Terre & immolés á ſon vif reſſentiment. Á combien de malheureuſes victimes, Kulisber ne fit’il pas mordre la pouſſiére ! Ceux qui expirérent ſous ſes coups n’eurent pas la conſolation de tourner vers le ciel leurs mourans & derniers regards.
Cependant le jour commnencois á paroitre. Il fallut ſonger á ſe retirer dans la Ville. Les Cythéréennes y rentrérent en bon ordre ; Elles furent pourſuivies par les Caginiens qui mirent tout en piéçe une brigade de Meauraquex qui faiſoient l’arriére garde. Ce ne fut que lors que le ſoleil fit briller ſes premiers rayons qu’on reconnut l’horrible ravage qui s’étoit fait dans le camp pendant la nuit. La plus part des ſoldats furent ſi maltraités dans cette affaire, qu’il leur fallut pluſieurs jours pour ſe remettre de leurs fatigues. Au bout de quelque tems ils ſe trouvérent en état de continuer leurs opérations, & ils pouſſérent le ſiége avec plus de vigueur que jamais. Quoi que leur feu fut trés vif, il l’étoit cependant beaucoup moins que celui des Cythéréennes. Celles ci faiſoient double & triple décharge, tandis que leurs Ennemis pouvoient, á peine, en faire une ſeule. Mais ſi les forces manquoient aux Alliez, Ils trouvoient des reſſourçes infinies dans la grandeur de leur courage.
CHAPITRE XVI.
Tête de ſon Régiment.
Ulisber fit un acte de ſéverité bien
capable de contenir les Officiers
dans le devoir. Il avoit expreſſément
défendu qu’on fit aucun quartier aux
Cythéréennes ; Malgré cette défenſe ; un
Capitaine voyant un des Aides de camp
de Divutemia au pouvoir d’un Omine,
propoſa á celui-ci de relacher ſa priſonniére
& d’accepter un Chadaber en
échange. La propoſition fut acceptée.
Le Capitaine emmenne dans ſa Tente
la belle captive, & tache par toute ſorte
de bons traitemens de lui faire oublier la rigueur
de ſon ſort. Cette infraction des
ordonnances du Général parvint
bientôt aux oreilles de Kulisber qui en fut
extremmement irrité ; Il fit aſſembler
tous ceux qui ſervoient ſous lui & leur
addreſſant la parolle, Il leur dit.
Messieurs
C’eſt avec une extrême douleur que je me vois aujour-d’hui réduit á vous révéler la honte & l’infamie d’un de vos confréres. Un Ebugor, qui l’auroit jamais pû croire ? Un Ebugor au mépris de nos loix, a eu la foibleſſe d’épargner une de nos plus mortelles ennemies. Que dis-je, épargner ? Il l’a comblée de bienfaits. Il ſouſtrait á notre haine, il protége contre nous une perſonne qui ne devoit attendre de lui que les traitemens les plus cruels. Quel affront pour notre illuſtre corps ! Quel Triomphe pour Les Cythéréennes ! Elles vont déſormais nous reprocher que nous ſommes auſſi faits pour porter leurs fers & que c’eſt á tort que nous nous vantons ſans ceſſe de n’avoir point, á l’exemple des autres Peuples, ſubi leur ignominieux joug. Je m’apperçois que ces reproches vous font frémir. La juſte indignation qui ſe peint ſur vos viſages, m’eſt un ſur garant de l’approbation que vous allez donner au chatiment qui va ſuivre la faute du coupable.
Ainſi parla Kulisber, & toute l’aſſemblée par un ſilence reſpectueux témoigna l’horreur que ce forfait inſpiroit a tous les aſſiſtans & fit connoitre qu’ils approuvoient la ſévérité du Général. l’Officier fut introduit dans le cercle ou d’abord on lui arracha la livrée ſacrée des Ebugors, Et on la foula aux pieds. A la ſuite de cette honteuſe cérémonie on le caſſa de ſon office, on le déclara incapable de ſervir. Il fut fait défenſe trés expreſſe á tous Cadabers, non ſeulement de lui obéir en rien, mais encore d’entretenir aucune liaiſon avec lui ſous quelque pretexte que ce fut. Aprés cette dégradation, l’infortuné Capitaine ſe retira á Cythére, où on lui fournit du mieux que l’on pût les moyens de ſe conſoler de ſa triſte avanture.
CHAPITRE XVII.
d’une Emécodine
algré l’ardeur & le courage des
Alliez le ſiége n’avançoit cependant
pas beaucoup. C’etoit en vain
qu’on avoit déja fait pluſieurs attaques
pour tâcher de ſe rendre maitres ſoit par
force ſoit par addreſſe des deux Tours,
qui ſervoient de forts avancés pour couvrir
Cythére. Elles étoient ſi bien défenduës
qu’on ne pouvoit en approcher ; Toutes
les tentatives que l’on faiſoit á cet
effet reſtoient vaines & ſans ſuccés ; de
ſorte qu’il étoit a préſumer que le Blocus
dureroit encore long tems. Cette
opiniâtre réſiſtance déſeſpéroit, ſur tout,
les Omines, qui s’étoient imaginès que la
place ne tiendroit que fort peu devant
eux. Ils bruloient d’envie de ſe voir
poſſeſſeurs de la ville áfin de pouvoir s’y
livrer à tous les excés dont eſt ordinairement
capable un ſoldat éffrènè. Cette
troupe fourniſſoit les plus ardens travailleurs
de toute l’Armée ; Quoi que dans
l’ouverture de la Campagne on ne comptât
pas beaucoup ſur eux, Ils détruiſirent
bientôt la prévention où l’on étoit
contre leur corps, par une activité invincible
dans les travaux.
Cependant le feu continuoit de part & d’autre avec une égale violence, & ſans relache. Chàcun des deux partis ne reſpiroit que meurtre & que carnage, lors qu’une Emécodine enflammée d’un bouillant deſir de gloire réſolut d’aller défier en combat ſingulier les plus vaillants d’entre les Ebugors. Pleine d’un ſi hardi projet, elle n’en reſpire que l’exécution. Déja, elle ne balance plus ; Elle va trouver Divutémia. Princeſſe, lui dit’elle en la regardant avec des yeux où ſe peignoit la grandeur de ſon courage Princeſſe, jusques á quand ſouffrirons nous l’arrogance de nos ennemis ? Quoi, Les Ebugors pouront ſe vanter un jour de nous avoir forcées á nous renfermer dans nos retranchemens ? Ils oſeront ſe glorifier de nous avoir réduites á les craindre. Suffit’il donc à notre gloire de défendre nos domaines contre leurs attentats ? Serions nous donc trop foibles pour porter le fer & la flamme jusques dans leur camp ? Pourquoi craindrions nous de les combattre á découvert ? Si mon zéle vous eſt connû, Si, plus d’une fois, vous m’avez vuë ſacrifier avec joyë & mon cœur & mon corps, á la gloire & á l’accroiſſement de notre Empire, Il me reſte encore du ſang dans les veines, & ce même cœur eſt toujours animè du même déſir. Permettez que je ſorte, & que j’appelle au combat leurs plus hardis champions. Il eſt beau de vaincre quand on a de tels adverſaires, & la defaite en eſt moins honteuſe pour le vaincu.
Ainſi parla cette généreuſe Amazone, la Commendante & toute l’aſſemblée applaudirent à un ſi noble deſſein. Pluſieurs, que tant de grandeur d’âme animoit eurent envie de courir la même cariére, & ſollicitérent fortement pour en obtenir la permiſſion. Mais Divutemia leur repréſenta qu’il n’etoit pas á propos de dégarnir tout d’un coup la place de tout ce qu’elle avoit de plus brave, que ce ſeroit une imprudence qui pouroit avoir de trés mauvaiſes ſuittes. Elle leur dit qu’elle leur permétroit une autre fois de ſignaler tour à tour leur valeur ; mais que pour le préſent, il étoit juſte d’accorder l’honneur du pas à celle qui avoit la premiére fait une ſi belle propoſition. Ces illuſtres Héroines ſatisfaites des flateuſes promeſſes de leur Souveraine ſe retirérent & coururent aux remparts pour y etre ſpectatrices de la gloire dont leur vaillante compagne alloit á jamais ſe couronner.
CHAPITRE. XVIII.
Singulier de l’Emecodine contre
un Lidercore.
ientôt notre généreuſe Emécodine
parut hors des lignes ſuivie d’un
Meauraque qui lui ſervoit de Héraut d’armes.
Elle ſárrêta à quelque diſtance
des ſentinelles avancées du camp
des Ennemis. Le Meauraque ayant fait
ſigne qu’il avoit á parlementer, un officier
général ſe préſenta : Auſſitôt le Héraut
tirant de ſon ſein le cartel du défi, il
le lut à haute voix. Il étoit conçu dans
ces termes.
Commendante á
Cythére,
„ Il eſt permis à la vaillante Amazone qui s’offre à vos regards de venir appeller en combat ſingulier, tel d’entre vous qui oſera lui prêter le collet. C’eſt aux plus redoutables des Ebugors qu’elle préſente le défi. Les loix qu’elle preſcrit ſont de ſe battre à outrance & en champ libre. Que celui qui l’acceptera ſorte avec armes égales ou non égales ; La brave Tuefoſue eſt prête à le recevoir.
Un grand Murmure s’éleva dans le camp des Alliés. Tant de préſomption ſembloit les étonner. Cependant l’Emécodine attendoit impatiemment qu’il ſe préſentât quelque combattant contre qui elle put exercer la grandeur de ſon courage. Perſonne ne paroiſſoit encore, déja même elle commençoit á s’impatienter, & le Meauraque alloit publier une ſeconde fois ſon Cartel, lors qu’on vit tout á coup paroitre un Brularne. Cet audacieux oſa relever le gantelet & accepter le défi ; mais il ne fût pas long-tems ſans porter la peine de ſa témérité. Á peine étoit’il entré en lice qu’il ſe vit presqu’auſſitôt hors de combat. La foibleſſe de ſes armes & le mauvais état ou elles ſe trouvérent lui en otérent l’uſage. Vainement il revint pluſieurs fois á la charge ; aucun de ſes coups ne pût porter ; & ſa lame ſans vigueur plioit même avant de toucher ſa redoutable ennemie La Cythéréenne fit tout ce qu’elle put pour ranimer ſon courage et l’exciter à mieux faire ; mais voyant que tous ſes efforts reſtoient vains, & qu’apeine il donnoit le moindre ſigne de vie, elle ſe retira pleine du dépit le plus amér qu’elle exprima par ces parolles.
Lache, ton cœur eſt en allarmes.
Devant moi tu baiſſes les armes.
Retire toi ; C’eſt inſulter
Notre gloire,
Que de ſavoir mal diſputer
La Victoire.
Cette fatale avanture acheva de décrier les Brularnes dans l’un & l’autre parti. Les Cythéréennes, ſurtout ne les regardérent plus qu’avec le dernier mépris & comme des troupes molles & énervées des qu’elles on ne devoit rien eſperer.
Cependant l’honneur des aſſiégeans ſe trouvoit trop intéreſſé dans cette malheureuſe cataſtrophe pour qu’ils ne cherchaſſent pas á le reparer avec le plus d’avantage qu’ils pouroient. Dans cette vuë, on jetta les yeux ſur un des plus vaillants Lidercore qu’il y eut parmi les alliez. Le valeureux Omine parût bientôt devant ſon ennemie, avec cet air fier & aſſuré, preuves non ſuſpectes de la grandeur de ſon courage, & de l’immenſité de ſes forces. Il portoit une lance d’une trempe excellente : peu longue á la verité mais prodigieuſement groſſe & forte. Ses membres nerveux & couverts d’un poil épais & noir temoignoient aſſez qu’il étoit fait pour manier de telles armes. Apeine parût’il dans l’arêne que les choſes prirent bien une autre façe. Au premier choc, l’Emécodine fut renverſée ; mais la fiére Amazone ſans s’étonner du coup, auſſi adroite que brave ſétant ſaiſie de la lance de ſon adverſaire, l’entraina dans ſa chute, avec elle ; C’eſt alors qu’il faiſoit beau voir ces deux ſuperbes combattants ſe charger l’un l’autre avec fureur. La Terre trembloit ſous leur, coups ; & l’Echo en faiſoit retentir tous les lieux d’alentour. Aucun des deux ne ſongeoit á parer mais l’un & l’autre etoient uniquement attentifs á porter á ſon ennemi les plus vives atteintes. Etroitement ſerrées, & liées, pour ainſi dire, comme par des chaines, toutes les parties de leur corps s’entrechoquoient. Leurs yeux ſembloient lancer la foudre & les éclairs ; leurs viſages enflammés exprimoient leurs pasſions ; ils écumoient de rage & de colere ; Rien en un mot ne pût rallentir leur animoſité. Enfin leurs forces epuiſées par la lasſitude & la durée du combat, les abbandonnérent. Tous deux ils ſuccombérent, on les ſépara, mais par leur regards menaçans, ils ſembloient ſe vouloir dire l’un á l’autre qu’ils n’avoient beſoin que d’un peu de repos pour renouer la partie & commencer un nouveau combat.
CHAPITRE XIX.
le courage.
ien n’eſt plus contagieux que le
mauvais exemple ; On en fit une
triſte expérience dans le camp des Alliez.
Les Brularnes qui y ſervoient en qualité
de volontaires corrompirent les plus vigoureux
ſoldats qui tombérent bientôt
dans une moleſſe fort préjudiciable aux
intérets des Aſſiégeans. Dés que l’on
connût le mal, on travailla á y apporter
reméde. D’abord on tacha de les ranimer
par le récit des plus belles actions
guerriéres. Les vives deſcriptions de combats,
les détails curieux, les particularités
intéreſſantes, rien de tout cela ne fut
omis. Si les discours ne faiſoient pas
une aſſez vive impreſſion, on expoſoit
á leurs yeux les portraits de ces fameux
Héros, & de ces Héroines célèbres, dont
la peinture a pour jamais immortaliſé les
vertus. Les différentes attitudes de ces
illuſtres perſonnages, la vivacité de leurs
regards les tranſports dont ils paroiſſoient
animés, tout cela produiſoit ordinairement
des effets merveilleux ſur l’âme des
ſpectateurs. S’il s’en trouvoit quelqu’un
qui y fut inſenſible, on avoit recours á
un moyen fort extraordinaire. On dépouilloit
le lache, on s’armoit de verges,
& des bras puiſſans faiſoient tomber une
grêle de coups ſur les parties les plus
charnuës de ſon corps. Cette opération
met tout le ſang en mouvement, ranime
les eſprits, & rappelle le courage dans
les cœurs. Preſque toujours par cette
épreuve,
Redit in præcordia virtus.
Ceux qui avoient paſſé par cette cérémonie ſans donner aucun ſigne de converſion, étoient regardés comme des malades incurables, & a cet effet on les releguoit aux invalides de Modoſe.
Cette derniére reçette dont les Ebugors ſe ſervent comme d’un reméde efficace, eſt employée comme punition chez les Todéves. Lors qu’elles ont commis quelques fautes, Les Cérutédirs prennent les fouets vengeurs, & dechirent la peau des coupables. Ces cruels éxécuteurs goutent encore une ſatisfaction infinie á conſidérer les veſtiges de leur cruauté, & cette vuë excite toujours en eux des mouvemens qui tournent á l’avange des Todéves qu’ils ont ainſi chatiées. Tant eſt vrai le proverbe qui dit que, Mal eſt ſouvent propre á un grand bien.
CHAPITRE XX.
de Cythére.
es Ebugors ennuiez de la longueur
du ſiége, qui malgré leurs travaux
continuels n’avançoit presque point, aſſemblérent
un grand conſeil dans le quel
on réſolût qu’on tacheroit de découvrir
de quel côté étoit l’Arçenal de Cythére,
& que dés qu’on en ſeroit informé, on
dreſſeroit une Batterie á Bombes & a boulets
rouges á fin d’y mettre le feu ſi l’on
pouvoit. Tous les aſſiſtans goutérent
fort ce projet, & perſonne ne douta que
ſi l’on pouvoit venir á l’exécution, ce
ſeroit un des plus courts moyens d’affoiblir
extremmement la garniſon de Cythére.
La Fortune ſembla favoriſer cette entrepriſe ; Un Caginien que l’on avoit envoyé faire la découverte ayant rapporté fidellement la ſituation des lieux, la batterie fut bientot prête, & commença à jouer avec tant de violence, que bientôt le quartier de la Ville où étoient les magaſins, fut tout en feu. L’Arſenal ſur tout devint la proië des flammes qui ſe répandoient de côtè & d’autre, avec une fureur qu’il ſembloit que rien ne dût arréter. L’Eau de Vadanel[1] & les Madopes[2] dont cet endroit étoit plein donnoient encore de nouvelles forces á l’incendie. Les Cythéréennes allarmées firent tous leurs efforts pour en arrêter les progrés. Le Fleuve Nerui leur fut d’un grand ſecours dans cette occaſion, & le hazard voulû que les pompes de la Ville ſe trouvérent heureuſement en bon état. On les fit jouer avec ſuccés & par ce moyen on préſerva de la voracité des flammes le corps de cet important édifice ; Mais tous les ſoins que l’on apporta n’empéchérent pourtant pas que la perte que les Cythéréennes ſoufrirent, ne fut trés conſidérable. Le Draf, le Vogre, les [3] Choumes furent entierrement conſumées. Les jeunes Cytheréennes ne furent que mèdiocrement ſenſibles á ce dommage ; Mais les vieilles furent inconſolables. „ Comment, diſoient ces derniéres oſeront nous parôitre devant l’ennemi ? Ce n’eſt point aſſez d’avoir du courage, ſi l’on n’a pas d’ailleurs de quoi ſe faire redouter. Nous voila dépouillées de ce qui faiſoit notre principale forçe ; Nous n’avons déſormais d’autre parti á prendre que celui de reſter chez nous & nous enſévelir toutes vives dans nos maiſons, pour ne pas nous expoſer au plus ſanglant des affronts. Il n’y aura plus maintenant de diférence entre les Todeves & nous. Nous ſerons confonduës avec cette perfide Nation. Dieux ! Cette idée ſeule fait frémir. Mais helas ! Que ſervent nos plaintes & nos gémiſſemens ? Ce ſont nos pertes qu’il faut ſonger á réparer ; Si l’on veut que nous ne reſtions pas inutiles á la garniſon, qu’on nous fourniſſe au plutôt les moyens de continuer notre ſervice.
On eut égard á de ſi juſtes plaintes, on donna á ces vieilles déſolées toutes les choſes dont elles avoient le plus beſoin pour les expéditions militaires. Les jeunes qui pouvoient abſolument ſe paſſer de tout cet attirail, s’en défirent bien généreuſement en faveur de celles pour qui ces choſes etoient d’une néceſſité indiſpenſable.
CHAPITRE XXI.
es Chythéréennes craignant á la fin de
ſuccomber ſous les efforts de leurs
ennemis, travaillérent á détacher les Caginiens
de l’alliance qu’ils avoient contracté
avec les Ebugors. Pour cela elles
firent jouer une machine qui penſa leur
réuſſir. Ce fut de Caledéria qu’on ſe ſervit
pour cette importante affaire. Ripergader
commendant des Caginiens avoit des liaiſons
intimes avec les principales de la
garniſon ; par leur canal, il n’ignoroit
rien de tout ce qui ſe paſſoit. Tous les
ſecrets de Cythére lui étoient révélés,
jusques là qu’il étoit même inſtruit des moindres
détails. C’eſt ainſi qu’il régloit toutes
ſes opérations ſur les connoiſſances
qu’il acquéroit.
Caledéria fit en ſorte de s’introduire dans les bonnes graces de Ripergader. Elle en vint á bout. Bientôt elle ne ſongea plus qu’à faire tourner à l’avantage de ſa Nation l’amitié que lui portoit cet officier général. Après avoir réfléchi ſur les moyens les plus propres à faire réuſſir ſon entrepriſe, elle s’aviſa d’un ſtratagême fort ſingulier. Elle ſe frotta les pieds & les mains du ſang qu’elle venoit de répandre á l’honneur de la déeſſe Lenula. Dans cet êtat elle va trouver ſon Caginien.
„ Les Dieux, protecteurs de Cythère, lui dit elle du ton d’une Sibille inſpirée, vous ordonnent par ma voix d’abbandonner le parti des Ebugors. Depuis longtems, vous nous faites une guerre injuſte : Cette conduite vous deshonnore dans l’eſprit de tous ceux qui n’ont pas des inclinations perverſes. Calmez des bruits qui vous ſont injurieux, & faites voir au monde entier, que ſi quelque fois un Caginien peut donner dans le travers, il peut auſſi bien qu’un autre enfiler le droit chemin, lors qu’il vient á le connoitre. Au reſte ſi vous ne voulez pas vous rendre á mes diſcours, du moins ne ſoyez point rébelle aux Dieux dont je ſuis l’interpréte. Voyez, ajouta t’elle en ſe découvrant, les marques ſanglantes que je porte ſur mon corps : C’eſt la Divinité même qui les a imprimées ſur moi, pour que vous ne puiſſiez révoquer en doute les grands miſtéres que je viens de vous révéler. ”
Ripergader eſt ſaiſi de crainte & d’étonnement á la vuë de ce Spectacle ; Il tombe aux genoux de Caledéria & baiſe avec reſpect ces empreintes ſacrées. Il jure un dévouement érernel aux Cythéréennes & donne ſur le champ á leur Ambaſſadrice des preuves convaincantes du zéle dont il ſe ſent embraſé pour la nation ; Cependant il prend des meſures pour qu’on ne s’apperçoive pas qu’il a changé de parti ; Mais il eut beau faire : Toutes ſes précautions ne purent empécher que l’affaire ne tranſpirat. Les Caginiens firent tous leurs efforts pour l’aſſoupir, mais inutilement on tint un grand conſeil de guerre où tout d’une voix le coupable, fut déclaré digne d’un chatiment exemplaire. Cependant le crédit de ſes confréres le tira de ce mauvais pas. On lui ordonna les arrêts pour quelque tems ; Et ce fut toute la punition que l’on fit ſubir à cet homme, qui aprés s’être engagé ſolemnellement avec les Ebugors, fût ſur le point de les abbandonner, & de ruiner par la le parti d’un Peuple avec le quel les Caginiens avoient toujours été trés étroitement unis.
CHAPITRE. XXII.
attaque.
a Tranchée étoit ouverte du coté
que le Fleuve Nerui faiſoit couler
ſes eaux & cétoit par là qu’on battoit
la place. Kulisber crût qu’en l’attaquant
par l’endroit oppoſê, on en viendroit
plus facilement á bout. Ce fût envain
que ſon conſeil lui repréſenta qu’il
auroit á eſſuier certains vents orageux
qui retarderoient beaucoup ſes opérations :
Il perſiſtât dans ſon ſentiment, &
ſe mit en marche avec l’élite de ſes
Ebugors. A voir la joyë qui brilloit ſur
leurs viſages, on eut dit qu’ils voloient
á la Victoire. Quatre Chadabers en qualité
d’Aides de camp. marchoient aux
cotés du Général ; Aprés cela venoient
quelques officiers des Caginiens qui avoient
voulu le ſuivre á cette expédition.
Le fier Kulisber portoit un caſque orné d’une magnifique aigrette ; Il tenoit une lance énorme dont la vuë ſeule inſpiroit de l’horreur ; Le Cheval qu’il montoit rongeoit fiérement ſon frein, & ſembloit ne reſpirer que les combats. Mais ce qui méritoit le plus d’attention, c’étoit ſon bouclier. Le travail en étoit merveilleux. On y voyoit Jupiter qui ſous la forme d’un Aigle enlevoit le jeune Ganiméde. Apollon y paroiſſoit inconſolable de la mort de ſon cher Hyacinte. Le beau Narciſſe cherchoit inutilement à contenter ſur lui même la paſſion dont il étoit l’objet. Le tendre Niſus venoit offrir ſa vie aux Rutules pour ſauver celle de ſon cher Euriale. Alexandre dépoſoit l’orgueil du Diadême aux pieds d’Epheſtion ; & le fougueux Alcibiade écoutoit avec docilité les leçons du vertueux Socrate. Mais le graveur s’étoit voulu ſurpaſſer en repréſentant l’Apothéoſe du célébre Fouruchuda[4] qui reçût de ſon vivant des honneurs qu’on n’accordoit aux Empereurs Romains qu’aprés leur mort.
Kulisber contemploit avec plaiſir les images de ces Heros. Il paroiſſoit animè du déſir de marcher ſur leurs traces. Plein de ces nobles ſentimens, il avance vers l’endroit qu’il vouloit attaquer. Tous s’empreſſent á le ſuivre ; déja il ſe croit ſûr de la victoire & ſe flatte que tout va céder á ſes puiſſans efforts. Mais il éprouva une réſiſtance á la quelle il ne s’attendoit pas. On fit ſur lui & ſur ſa troupe une ſi furieuſe décharge de Mouſqueterie que tous ſes ſoldats épouvantés prirent la fuite & ſe retirérent en déſordre. Kulisber furieux s’écrie dans l’exçes de ſa rage ;
Eh quoi ! laches, vous fuyez tous.
Des femmes tryomphent de vous.
Que devient cette audaçe altiére ?
Soldats, ranimez votre ardeur guérierre.
Mais non, je puis ſans vous,
Mêttre tout Cythére
Sans deſſus deſſous.
Toute reflexion faite, ſe voyant ainſi abbandonnè des ſiens, il ne jugea pas á propos de s’expoſer tout ſeul au péril qui le menaçoit. Il revint joindre les Alliez, pour délibérer avec les autres Généraux ſur les meſures qu’il falloit prendre pour ſe rendre maitres de la place.
CHAPITRE XXIII.
de la Ville aſſiégée.
ous les efforts des Aſſiégeans n’avoient
encore pû réuſſir, & le
ſiége n’étoit guéres plus avançé que les
premiers jours. Les Alliez comprirent
á la fin que ce n’étoit point par la forçe
qu’ils pouvoient réuſſir dans leur projet ;
Ils employérent un autre moyen
dont ils ſe promirent les plus heureux
ſucces.
Dolus, an Virtus, quis il hoſte requirat[ws 2] ? Ils empoifonnérent les ſources qui fourniſſoient de l’eau aux Cythéréennes. Alors la contagion ſe répandit dans la ville. La Loréve ce fleau plus terrible que la famine & la guerre, fit bientôt des ravages affreux. En peu de tems la meilleure partie de la garniſon fut hors de combat. Les Hopitaux étoient remplis de malades. On ne reconnoiſſoit plus ces braves Guérierres tant elles étoient changées. Leurs viſages auparavant frais & vermeils, étoient devenus pales & livides. Leurs corps maigres & décharnés n’offroient á la vuë qu’un ſquélête hideux. Dans les horribles convulſions qui les agitoient, l’écume leur ſortoit par la bouche. Des inſomnies cruelles les empéchoit de trouver le moindre relache á leurs ſouffrances. Les mêts les plus flateurs leur étoient interdits ; á la place de ces liqueurs qui portent la joyë juſqu’au fond de l’âme. On ne leur préſentoit qu’une boiſſon fade & inſipide ; Dans ce triſte état elles n’avoient d’autre conſolation que de maudire á chaque inſtant les cruels auteurs de leurs maux. Il s’en trouva cependant qui quoi qu’atteintes du poiſon mortel, oſérent encore attaquer l’ennemi, & le firent repentir plus d’une fois d’avoir combattu contre elles.
Cependant le mal preſſoit de plus en plus ; les Cythéréennes furent conſulter le Grand Prêtre pour ſavoir comment elles pouroient trouver quelques remedes á leurs cuiſantes douleurs ; Il leur répondit, d’un ton grave, qu’il falloit avoir recours au Dieu Recumer ; Et qu’il falloit mériter la protection de cette Divinité bienfaiſante par les veilles, les abſtinences & ſur tout par de riches offrandes qu’on devoit apporter au Miniſtre qui ſerviroit de médiateur.
Mais les Aſſiégeans qui étoient parfaitement inſtruits de tout ce qui ſe paſſoit dans la Ville, profitérent de cette circonſtance pour livrer un aſſaut général. On diſpoſa toutes choſes pour cette expédition. Nous verrons dans le chapitre ſuivant, par quel heureux hazard les Cythéréennes. échapérent au malheur qui les menaçoit.
CHAPITRE XXIV. ET DERNIER.
avec les Cythéréennes.
ythére ſe trouvoit ſerrée de fort prés,
comme on vient de le voir cy
deſſus, il n’y avoit guéres d’apparençe
qu’elle pût réſiſter davantage. Déja même
on ſongeoit á ſe rendre, lors qu’on
apperçût de loin une puiſſante Armée
d’Omineſſes qui venoit au ſecours des Cythéréennes.
Ces braves Amazones jouérent
autre fois un grand rôle dans le monde
ſous le commendement de Phoſa. Aprés
la mort de cette illuſtre Générale, leur
Empire étoit tombé en décadence ; Mais
il commence á reprendre un nouvel éclât.
Les Omineſſes n’ont pour toute arme
qu’un Chémidoge ; C’eſt une eſpéce d’epée
fort courte dont elles ſe ſervent trés avantageuſement.
Rien ne peut égaler l’averſion
qu’elles ont pour tous les hommes.
Leur Gouvernement eſt á peu prés
ſemblable á celui des Ebugors. Elles ont
beaucoup de penchant pour les Cythéréennes
quoi que les loix & les coutumes
de ces deux Nations ſoient bien différentes.
C’eſt á cette inclination que les
Aſſiégées furent redevables de leur ſalut.
Sans ce Secours, qui vint ſi á propos,
C’en étoit fait de Cythére. Il ſeroit difficile
d’exprimer quelle fût la conſternation
des Aſſiégeans quand ils virent qu’on
venoit leur arracher leur proyë. On aſſembla
de rechéf le conſeil dont le réſultat
fût qu’il falloit porter des propoſitions
de paix, & conclure un Traité dans le
quel on ménageroit, autant qu’il ſeroit
poſſible l’honneur des Alliez. Pluſieurs
d’entre les Cythéréennes ne vouloient entendre
parler d’aucun accommodement
& étoient d’avis qu’on devoit profiter des
circonſtances préſentes pour écraſer entierrement
l’ennemi. Mais les plus modérés
jugérent qu’il ſuffiſoit á leur honneur
de faire une paix glorieuſe qui les
mit pour toujours á couvert des inſultes
de leurs adverſaires. Voici quelles furent
les articles de ce fameux Traité.
ARTICLES DU TRAITÉ
DE PAIX
uſſitot aprés la ſignature du préſent
Traité, Les Ebugors & leurs
Alliez ſe retireront de devant la Place,
& s’en retourneront dans leurs Etâts
reſpectifs.
„ Les Ebugors n’étendront pas davange leur domination, á cauſe des inconvéniens qui en réſulteroient pour le bien commun. Ils pouront vivre ſelon leurs loix & leurs uſages, mais ils ne décrieront pas comme ils ont fait juſqu’ici le gouvernement des Cythéréennes ; Au contraire les deux Peuples travailleront de concert á entretenir la paix, & auront l’un pour l’autre les égards qu’ils ſe doivent réciproquement.
„ Les Cythéréennes auront comme avant la guerre la liberté du commerçe ; Mais elles auront ſoin de ne fournir que des marchandiſes de bon aloi, pour cet effet il ſera établi des bureaux dont les commis ſeront chargés de viſiter éxactement tout ce qui ſera expoſé en vente ; On tranſportera les marchandiſes gatées dans des magazins d’ou elles ne ſortiront qu’aprés avoir été miſes en étât d’être venduës ; Il y en aura á tout prix pour la commodité de ceux qui voudront faire emplette.
„ Les Cytheréennes traiteront déſormais leurs priſonniers avec plus de douceur, & n’éxigeront point une rançon éxorbitante ; Elle ſera reglée ſur la qualité des captifs. Cet article ne regarde pas les Firſcaniens ſur qui on poura prendre tout ce quils prennent aux autres.
„ Les Emécodines ne pouront trafiquer qu’avec les grands Seigneurs, aux quels elles auront le privilége de vendre comme belles marchandiſes ce qui n’a qu’un éclat éblouiſſant.
„ On permet aux Todeves de venir faire des recruës á Cythére, mais il leur eſt deffendu d’enroller perſonne qui ait moins de quarente ans.
„ Il eſt ordonné aux Omines de ne plus ſe méler déſormais de toutes les affaires qui pouroient ſurvenir dans la ſuitte entre les puiſſances contractantes. Il leur eſt enjoint d’aller s’établir parmi les Brularnes & de faire enſemble un Seul corps de Nation. Comme les Cytheréennes ne veulent point commercer ouvertement avec les Omines, Ceux ci ne viendront qu’en Secret á Cythére ; Et l’on s’engage á leur rendre dans le particulier toute ſorte de bons offices.
„ Les Caginiens pouront comme á l’ordinaire faire ligue offenſive & defenſive avec les Ebugors.
„ Il y aura toujours un ſentinelle á la porte des magazins de Cythére pour empêcher les diſputes qui pouroient ſurvenir entre les vendeurs & les acheteurs.
Il y avoit encore quelques articles Secrets dont on ne jugea pas á propos de donner connoiſſance au Public.
Telle fut la fin de ce ſiége fameux, pendant le quel on fit voir de part & d’autre tout ce que peuvent l’adreſſe & la valeur réunies. Lors que la guerre s’alluma entre les Cytheréennes & les Ebugors, il y avoit lieu de croire qu’elle ne ſe termineroit que par la perte d’une des deux Nations. Heureuſement les ſuittes n’ont point été ſi funeſtes.
Faſſe le Ciel que cette paix ſoit durable ce ſont là les voeux que je fais tous les jours dans ma ſolitude. Pendant ma jeuneſſe, je ne reſpirois que les combats ; Aujourdhui que je me vois avancé en âge, couvert de glorieuſes cicatrices, & comblé d’honneurs militaires, je n’aſpire plus qu’apres le repos & la tranquilité.
CLÉF
Mémoires.
des Cythéréennes
- ↑ L’Eau de Vadanel eſt une liqueur dont on ſe ſert après le combat pour baſſiner l’endroit où les coups ont porté.
- ↑ Madopes. Il y en a de différentes eſpéces, Celle ſur tout dont il eſt ici queſtion eſt une ſorte d’onguent que l’on employë pour guérir les bleſſures. Il a la propriété de rapprocher ſi bien les lévres de la plaië qu’il faut être fin connoiſſeur pour s’appercevoir quand quelqu’un en a fait uſage. On l’appelle communément Madope de la Providence, parce que celui qui a le premier découvert ce ſecret demeure à Spira à l’enſeigne de la Providence ; autrement on la nomme Madope Purocrilesnoſcréte.
- ↑ Le Draf, le Vogre, les Choumes, parure guérierre dont ſe ſervent les Cythéréennes pour ſe rendre plus formidables á l’Ennemi.
- ↑ Fouruchuda, Célébre habitant de Spira, qui par zéle pour la défenſe d’une trés nombreuſe Armée d’Ebugors, ayant été pris dans le combat fut condamné, & enſuite jetté au feu par l’ordre & le jugement des principaux partiſans des Cythéréennes.