Anecdotes pathétiques et plaisantes/Chapitre VII
CHAPITRE VII
ANECDOTES
SUR NOS TROUPES NOIRES
fit le sacrifice de ses cheveux et d’une jambe.[1]
Il y a des gens qui se disent Aïssaouah et qui ne le sont pas plus que vous ni moi. Nous avons vu à Paris, dans les music-halls, de prétendus Aïssaouahs qui mangeaient des morceaux de verre, avalaient des sabres et des scorpions, dansaient sur des charbons ardents, s’enfonçaient des clous dans le corps, se piquaient avec des aiguilles.
Les vrais Aïssaouahs ne se livrent pas à ces exercices par métier mais par conviction.
Le tirailleur tunisien Mohamed est un vrai Aïssaouah.
Chaque semaine, à Kairouan, la ville sainte, il se rendait dans la petite mosquée toute blanche entourée de cactus, et, au son d’une psalmodie singulière, il torturait sa chair pour se mortifier.
Il portait au sommet du crâne la houppe de cheveux par laquelle, après la mort, le prophète doit enlever ses fidèles pour les conduire au paradis. La houppe d’un Aïssaouah est sacrée ; aucun coiffeur humain n’y saurait toucher… Et, cependant, Mohamed la sacrifia pendant la guerre, cette houppe de cheveux, car il ne voulait pas s’exposer à être enlevé par le « vieux bon Dieu » des Boches.
Si je tombe, pensait-il, le prophète trouvera bien le moyen de m’attirer à lui autrement.
Mohamed tomba dans une tranchée conquise. Mais il ne mourut pas. On l’amputa d’une jambe. Il voulut subir l’opération sans être endormi, et ne laissa pas échapper une plainte : un Aïssaouah sait souffrir.
J’ai vu Mohamed dans son lit d’hôpital. Le zouave qui voulait bien me servir d’interprète m’expliqua que Mohamed s’inquiétait fort peu à la pensée de rentrer à Kairouan sur une seule jambe et songeait déjà, avec envie, aux supplices volontaires de la petite mosquée toute blanche entourée de cactus.
Mohamed riait en effet.
— Il dit, traduisit le zouave, qu’Allah pourra l’emporter plus facilement et plus haut dans le paradis, et que c’est un bienfait d’Allah d’avoir allégé son corps…
Attendez, il veut vous montrer quelque chose.
Mohamed cherchait sous son oreiller. Il en tira un mouchoir noué qu’il dénoua et déplia avec précaution, et il me montra, couverte de rouille, une lame de couteau brisée.
— Couteau bouche, fit-il.
— Couteau boche, ajouta le zouave. Cette lame a été retirée de la cuisse de Mohamed.
Mohamed riait toujours, et d’un geste de ses mains crispées, il m’indiquait qu’il avait tordu le cou du Boche.
En pleine Argonne, dans une partie du bois de la Grurie où l’on se dispute pied à pied le terrain. Les premiers jours de décembre ont amené de la neige et à perte de vue le sol et les arbres sont couverts d’une robe blanche qui miroite sous le ciel pur et clair.
Nos soldats dornent. Ils sont à l’abri sous les tentes, hâtivement dressées, et seul au milieu des troupes veille le colonel. Il est 10 heures. L’officier appelle son planton, un tirailleur nègre.
— Va me chercher l’adjudant X…
Après quelques instants le sous-officier arrive.
— Vous allez prendre quatre hommes et, dans la direction de B…, vous irez reconnaître les positions ennemies. Mettez vos treillis blancs et recouvrez vos chaussures. Il est important qu’on ne vous voie pas. Si vous manquez de linge pour recouvrir vos képis, vos armes, découpez des sacs à viande. Soyez de retour dans deux heures, et revenez me voir avant de partir.
— Bien, mon colonel.
L’adjudant s’en va. Le colonel reste seul. Alors il entend une voix timide :
— Ti fâché, colonel ? Mi pas savoir pourquoi.
C’est notre noir qui intervient.
— Mais non… ça va bien…
— Ti pas confiance. Ti m’envoie pas avec les camarades.
— Ça suffit.
Et notre Sénégalais se retire. Dix minutes après, l’adjudant et les quatre hommes commandés sont dans la tente du colonel. Ils sont blancs des pieds à la tête.
— C’est bien, dit le chef, vous pouvez aller.
Soudain, le Sénégalais apparaît en treillis blanc, les pieds enveloppés dans du linge blanc, le fusil dans une sorte de fourreau blanc.
— Mi tout blanc, colonel. Mi peux partir…
C’est un éclat de rire général. L’adjudant sort une petite glace de sa poche et la met sous le nez du tirailleur.
— Et ta figure ?
— Blanche aussi, pour la France, Mais le colonel fut inflexible. Il ne laissa pas partir son fidèle ami qu’il consola de son mieux, cependant que les cinq hommes allaient accomplir leur mission.
Elle fut rapide. En avançant sous bois assez loin, ils aperçurent sans être vus eux-mêmes les premières tentes du campement allemand, qu’ils contournèrent soigneusement et dont ils dirent l’importance à leur chef.
Le lendemain, à l’aube, l’attaque en fut ordonnée par le colonel. Au premier rang, notre Sénégalais chargeait à la baïonnette.
— Mi tout noir aujourd’hui, dit-il, mi faire peur aux Boches pourtant.
Et, malgré toutes les explications, notre vaillant nègre ne put jamais comprendre pourquoi son colonel ne l’avait pas envoyé, la nuit, dans la neige en reconnaissance.
Le tirailleur sénégalais Moussa avait reçu l’ordre de son général de se trouver à une heure exacte à un rendez-vous indiqué.
— Moi, répondit l’Africain, y a pas moyen être en retard.
Effectivement, il se trouva au rendez-vous. Le général aussi. Celui-ci arrivait lorsque son auto stoppa. Moussa, vivement, descendit de voiture et, tout joyeux, s’écria :
— Mon général, ti vois, moi y en a fait guerre tout seul.
L’officier jeta un coup d’œil sur la limousine. Elle était bondée de capotes, de selles, de lances.
— Mais où as-tu pris tout ça ? demanda-t-il, étonné.
Alors Moussa, toujours riant, raconta que, pendant qu’il se dirigeait vers le village où on lui avait prescrit de se trouver, il avait tout à coup aperçu quatre uhlans qui lui barraient la route.
Ils étaient à 400 ou 500 mètres.
— Moi, dit-il, avais promis mon général pas être en retard ; y avait pas moyen rester derrière.
Moussa avait donc arrêté l’auto, pris son fusil et, sans se presser, tranquillement, il avait visé. En quelques secondes, les quatre uhlans et leurs montures furent à terre.
— Y a bon, s’écria Moussa.
Il remit l’auto en marche, mais en passant prés des Allemands qu’il venait de tuer, il quitta son volant pour un instant et, en bon nègre qui ne comprend pas qu’à la guerre il soit défendu de piller, prit les capotes des uhlans ainsi que leurs armes, enleva les harnachements des chevaux et empila le tout dans sa voiture.
— Toi, y a content, mon général ? questionna Moussa, radieux.
L’officier ne répondit pas, mais il serra la main du brave Sénégalais.
Ali ben Mohammed, des tirailleurs algériens, rend compte de sa garde à son chef :
Ma capitaine, c’est moi, Ali, ti connais bien, ji viens lire le rapport di sentinelle. Voilà : cinq klebs (chiens) di z’Allemands il a voulu voir li tranchées di tarailleurs. Comme ji veille bien, ji laisse approcher li Proussiens. Mais ti vois pas, ma capitaine, qu’i mangent di betteraves en marchant avec li ventre dans la terre. Alors ji lève mon fusil et ji parle à moi : « Ali, mon z’ami, si tu es un homme, par Allah et le saint prophète Mahomet, ti vas descendre toute site patrouille. » Et, aussitôt, ji fais : taf, taf, taf… Tous tombés. Mais comme ji pas confiance, ji été voir. Tous morts. Ci fini, ma capitaine, ti oublies pas citation pour moi, et ti sais ji crié comme ça : « Vive la France ! À bas les Boches ! »
Un turco eut la bonne fortune de capturer un officier allemand. Il le désarma soigneusement, et c’est avec une fierté légitime qu’il le ramenait sur l’arriére, lorsque l’officier, violent et colérique, injuria notre turco. Celui-ci se demanda d’abord s’il allait abattre comme une bête cet énerguméne. Il fit mieux : il l’humilia. Et, à ses yeux, l’humiliation la plus complète qu’il pouvait infliger à son insulteur fut de l’obliger à porter son sac et tout son fourniment.
Sous la menace de la fine aiguille du lebel, le Prussien dut s’exécuter, et c’est en triomphateur que le turco le conduisit au camp… après l’avoir coiffé de sa gamelle. Bonne histoire qui fait la joie de ces naïfs enfants ! Mais disons-nous qu’il faut avoir une belle âme pour oser faire des « blagues » de caserne alors qu’autour de soi butinent mille abeilles de plomb.
Amadou est un tirailleur sénégalais, originaire de Dakar, couleur de nuit, avec des yeux qui brillent comme des étoiles.
Blessé au cours d’un des récents combats autour d’Arras, il est soigné dans un hôpital auxiliaire, un véritable palais, sur une hauteur de la banlieue la plus proche de Paris.
Amadou n’admet pas les détours et les manières de la guerre moderne. Par exemple, il ne comprend pas qu’il y ait dans une bataille des moments où le meilleur soldat doive se coucher pour laisser passer les balles.
— Amadou toujours debout, déclare-t-il, toujours vouloir marcher.
Et il ajoute :
— Si tout le monde sénégalais, fss !… les Boches.
Fss !… c’est le sifflement favori d’Amadou, un sifflement à lui, qui veut dire beaucoup de choses. Pour préciser sa pensée, le tirailleur fait le geste de faucher un champ de bataille, d’un seul coup.
Amadou ne quitte jamais son gris-gris.
— Mais il est mauvais ton gris-gris, puisque tu es blessé.
Le nègre riposte fièrement :
— Il est bon mon gris-gris, puisque moi pas mort.
Amadou sourit souvent. La blancheur de ses dents le lui permet. Il ne sourit jamais de si bon cœur que lorsqu’il subit un pansement douloureux. Il a l’air enchanté de souffrir. C’est peut-être aussi par coquetterie, à cause des « petites ».
Les « petites », Amadou appelle ainsi avec une affectueuse familiarité les infirmières dévouées qui le soignent et le gâtent. Amadou éprouve d’ailleurs une joie maligne à réduire à leur plus simple expression les gens qui l’approchent. Lorsque le chirurgien — un personnage considérable — s’approche de lui :
— Bonjour, infirmier, fait le nègre dont la figure s’épanouit.
Il ne consentira jamais à prononcer « docteur », à moins que le chirurgien ne se présente en tenue militaire.
Son infirmier est un excellent homme qui adore la conversation. Au beau milieu d’un récit, Amadou l’interrompt, et, se tournant vers ses camarades :
— Fss !… il parle, mais Amadou ne l’entend pas.
L’infirmier, qui s’amuse des petites taquineries de son blessé, a présenté Amadou à sa femme.
— Ton femme, y a bon, a répondu Amadou, mais toi soldat 2e classe… fss !…
Le brave tirailleur sénégalais m’a fait l’honneur de se promener avec moi sur la terrasse de l’hôpital.
Un magnifique panorama de Paris se déroulait devant nous.
— Fss ! fss ! fss !… siffla le nègre qui admirait.
— C’est beau, n’est-ce pas ?
Mais Amadou s’était ressaisi. Il avoua seulement :
— Grand village.
Et comme je lui proposais de visiter ce « grand village » :
— Moi pas vouloir. Les blancs dire : « Il est noir, il est noir. » Amadou n’aime pas entendre. Si toi tu viens à Dakar, les noirs te regarder aussi, te montrer et dire : « Boula, boula. »
— Alors, Amadou, tu ne resteras pas à Paris après la guerre ?
— Fss ! fss !… et mon femme !
Le tirailleur sénégalais n’a qu’une idée : retourner au feu pour en finir avec les Boches. Puis il rentrera fièrement à Dakar où l’attend Mme Amadou.
Le tirailleur algérien Ali ben Moktar est en traitement dans un hôpital auxiliaire de Paris. Ces jours-ci, il obtenait une permission de quelques heures pour aller se balader dans Paris. Il fut accosté sur les boulevards par quelques Parisiens qui, après s’être enquis des nouvelles de sa santé, le mirent au courant de l’œuvre de la flotte anglo-française dans les Dardanelles.
Traînant sa jambe et appuyé sur une forte canne, Ali rentra, tout joyeux, le soir, à l’hôpital, où ses camarades lui demandèrent ce qu’il avait vu et appris.
— Mon vio, dit Ali, le sultan de Stamboul, citte saloberie qui l’a voli marchi fic li Boches, il i foti.
— Comment ça, lui demanda un zouave, raconte vite.
— Oh ! ji raconti bien, va. Voilà : l’iscouade dis Anglis et di Francis grib (bientôt) il rentri à Stamboul, Déjà il a bombardi li forts tourks, i dans quatre ou trois jours i va forci…
Ali cherche le nom des Dardanelles et, pour le retrouver, voici comment il s’y prend :
— I va forci, attend, ji pense…
À ce moment, Ali fit avec sa canne un mouvement d’escrime à la baïonnette en trois temps.
— En tête parez et pointez ; in, di, trois. Voilà, j’ai trouvé. I va forci inditroit gargamelle.