Anecdotes pathétiques et plaisantes/Chapitre VI
CHAPITRE VI
ANECDOTES RUSSES
Un champion russe d’échecs, M. Schaskolski, s’était engagé au début de la guerre. Récemment il a été placé dans une tranchée où se trouvait le lieutenant d’artillerie M…, grand amateur du jeu d’échecs. Les deux joueurs improvisèrent un échiquier avec les figures nécessaires, et, dans l’intervalle des combats, firent la partie avec entrain, partie souvent interrompue par une canonnade ou par une contre-attaque. À chaque interruption, les partenaires inscrivaient dans un carnet leurs positions respectives : « Nous continuerons après l’affaire. »
L’autre jour, au moment où le lieutenant M… lançait un « échec au roi », un projectile lui enleva deux doigts. « Pièce touchée », s’écria l’officier, et il refusa de se faire panser avant d’avoir fini sa partie ; la plaie s’envenima et on dut le transporter à l’ambulance.
La malchance n’a pas épargné non plus M. Schaskolski : toutes les fois qu’il avançait vers une tranchée ennemie, il le faisait en exécutant la marche du cavalier de l’échiquier, un premier pas en sens oblique et un second en avant. « C’est ma tactique, disait-il, pour éviter les balles de l’ennemi. » Malheureusement, c’était le moyen aussi de se heurter à un obus, qui l’a tué net. La partie d’échecs est finie.
Un petit soldat en capote grise, décoré de la croix de Saint-Georges, m’a fait part de ce problème, proposé par le commandement au capitaine de sa compagnie :
Un excellent capitaine. Ménageant ses hommes, il ne s’épargnait pas. Fallait-il attaquer, il sortait le premier sous les balles, devant ses soldats. Avec lui, mourir n’est pas terrible ; vaincre est tout à fait facile. Un gai capitaine, rieur, faisant rire. Le rire ? un bon remède contre la peur. Un jour, pourtant, le capitaine cesse de rire. C’est que le commandement lui avait proposé un problème. Le général commandant d’armée avait envoyé seize croix de Saint-Georges, que le colonel répartit, une par compagnie : « Pour le plus brave. » Le capitaine hésite, craignant de se tromper. Il appelle le sergent-major.
— Qui est digne d’être décoré de Saint-Georges ?
— C’est vous, Votre Honneur.
— Ce n’est pas pour moi, mais pour les soldats.
— Alors, j’sais pas, Votre Honneur.
— Quel est le plus brave de la compagnie ?
— Tous, Votre Honneur.
Le capitaine appela les sergents. Mêmes réponses. Alors il prend la croix, va aux tranchées et questionne. Mêmes réponses. Il se fâche, jure :
— Vous en êtes tous dignes ; ce n’est pas ma faute s’il y a moins de croix que de héros. Garçons, je ne peux résoudre le problème.
Silence dans les rangs. Solution impossible, puisque nous sommes tous des héros. Le capitaine va et vient. Les Allemands le repèrent, tirent vers lui les « pruneaux du Kaiser ».
— Votre Honneur, descendez ! Ils vont vous tuer.
— Je ne descendrai pas, répond froidement le chef, tant que vous ne m’aurez pas dit à qui il faut donner la croix.
Nous eûmes pitié :
— La croix sera pour le premier blessé ! cria quelqu’un.
Le capitaine descendit dans la tranchée. Le problème était résolu.
Terrorisés par la réputation erronée des cosaques, — qui tuent, mais ne martyrisent pas, ne touchent pas aux femmes ni aux enfants et partagent leur pain avec les prisonniers affamés, — les soldats autrichiens fuient devant eux. Certain général ordonna de lui amener à tout prix un cosaque vivant, non blessé ni coupé en petits morceaux, comme on le fait ordinairement. Cette chose invraisemblable (un prisonnier cosaque vivant) fut amenée devant le général, qui était à cheval, entouré d’officiers et de soldats. Délié, nourri, abreuvé, le cosaque dut faire le signe de la croix, montrer celle qu’il portait et servir à la démonstration du général, qui disait qu’un cosaque était un homme comme les autres et qu’il n’y avait nulle raison de le craindre. Puis, il lui fit donner un sabre et montrer comment il coupait les têtes à la volée. On s’amusait, lorsque le cosaque, sautant subitement derrière le général, l’enlaça des deux bras et, donnant du talon, lança le coursier à travers les groupes. Décontenancés, les Autrichiens n’osèrent tirer, de peur de tuer leur chef. Saisissant les brides, le cosaque volait, tandis que son prisonnier était paralysé et comme hébété. Les soldats qu’on rencontrait, étonnés, ne comprenant rien à ce groupe fantastique, livraient passage. Il y eut bien quelques coups de fusil, mais, timides, ils ne portèrent pas. Au reste, le cheval était excellent et il ramena triomphalement à bon port le cosaque et son général.
Il nous fallait occuper un village que les Allemands venaient d’évacuer, mais nos éclaireurs nous apportaient une triste nouvelle : les Boches avaient installé des mitrailleuses dans le clocher, et cela pouvait nous arrêter d’autant plus longtemps que nous, nous ne tirons pas sur les églises. Nous devions donc attendre jusqu’à la nuit ; nos hommes s’énervaient : voir l’ennemi si près et avancer exigerait de si gros sacrifices.
Une batterie arriva et l’officier demanda à notre commandant l’autorisation de « décoiffer » le clocher pour en chasser l’ennemi ; mais celui-ci, fâché, répondit négativement, rappelant au bouillant artilleur l’ordre d’épargner tout édifice religieux.
Alors un pointeur, Nikita Mokrich, s’adressa à notre commandant :
— Permettez-moi, mon officier, de traverser seulement le clocher. Ma « bombe » passera par cette embrasure et sortira par celle qui est derrière, et je vous garantis que la mitrailleuse se taira.
Le vieil officier discuta, le pointeur le rassurait toujours.
— Soyez sans inquiétude, il ne restera même pas de trace.
Il obtint l’autorisation et aussitôt les servants mirent une pièce en batterie : Mokrich pointa lentement, le coup partit.
Effectivement, avec une justesse mathématique le projectile traversa le clocher de part en part ; les Allemands qui s’y trouvaient furent tués ou blessés, ceux qui étaient à l’étage supérieur prirent la fuite et quand, ayant occupé le village, nous entrâmes dans l’église, nous vîmes que notre adversaire, représentant la « haute kulture », en avait fait… une écurie.
Au cours d’un violent combat livré en Galicie, les troupes russes, violemment canonnées par l’artillerie allemande, furent décimées. Plutôt que de reculer, les fantassins russes préférèrent mourir sur place. Peu après, l’infanterie allemande venait occuper les tranchées russes.
Au fond d’une fosse un téléphoniste russe, nommé Szyratowski, est resté à côté de son appareil. De son trou, n’apercevant que les pieds des hommes, il n’a pas compris que les tranchées ont changé de propriétaires. Mais s’étant haussé, il s’aperçoit que ses voisins sont des Boches. Sans perdre la tête l’homme se terre du mieux qu’il peut et parvient à demeurer inaperçu.
Cependant les Allemands se sont retranchés et leurs canons et leurs fusils ouvrent le feu sur les lignes russes. Alors une idée héroïque germe dans le cerveau du téléphoniste. En hâte, mais prudemment, il couvre son trou de terre et de pierres, puis s’étant glissé de nouveau au fond de son poste souterrain, il crie dans son appareil, lequel est relié à la batterie russe installée sur une montagne voisine : « Tirez sur moi ! Encore sur moi, tirez toujours ! » Sans répondre aux questions angoissées que lui pose son interlocuteur à l’autre bout du fil, Szyratowski continue son appel jusqu’au moment où les canons russes, ouvrant le feu, remplissent les tranchées allemandes d’obus et de shrapnels.
Les résultats du tir sont transmis à la batterie par le téléphoniste stoïque à son poste. La pluie de fer et de feu fait rage. Les Allemands ne comprenant rien à cette attaque sur laquelle ils ne comptaient pas, puisque les Russes sont censés ignorer leur présence, sont forcés d’évacuer les tranchées, abandonnant un grand nombre de morts et de blessés.
L’héroïque téléphoniste, sorti indemne de son poste périlleux, fut, inutile de le dire, chaudement félicité par ses chefs.
Le général Rennenkampf a proposé pour un rang élevé dans l’Ordre de Saint-Georges, pour bravoure éclatante en Prusse Orientale, un jeune israélite de vingt ans, nommé Miller.
Miller, engagé volontaire, fut nommé peu après son engagement sous-officier dans les cosaques du Don. L’un de ses exploits fut de tendre une embuscade, en compagnie d’un de ses camarades, après avoir caché leurs chevaux, à une automobile blindée. Au premier coup de feu tiré le chauffeur tomba mort !
La voiture fut arrêtée et la plupart de ceux qui l’occupaient tués ou blessés. Miller lança alors l’automobile à travers les lignes allemandes sous un feu nourri et l’amena parmi les Russes.
Une autre fois, Miller, faisant le service d’éclaireur avec dix autres cosaques, fut coupé des forces principales et réussit cependant à s’emparer d’un train allemand.
Quelque temps après, dissimulant son uniforme sous un pardessus et s’exprimant en allemand, il entra en conversation avec des paysans et se fit renseigner par eux sur un endroit où se trouvaient de nombreux fusils et une quantité de munitions dont il s’empara.
Quand les Russes approchèrent de Suwalki, Miller, déguisé en paysan et conduisant une charrette de foin, se dirigea vers les lignes allemandes. Les premiers Allemands qu’il rencontra lui ordonnèrent de livrer son foin au commandant de l’artillerie allemande à Suwalki. Il obéit et profita de l’occasion pour obtenir des renseignements très précieux pour les Russes.
Un jeune officier était arrivé de Moscou sur le front et, parmi ses bagages, n’avait pu retrouver sa jumelle. C’était une position embarrassante : en campagne, une jumelle est aussi indispensable à un officier qu’une hache à un charpentier.
Cet officier rencontre un soldat qui était envoyé à la division pour une commission quelconque et lui demande de lui trouver une jumelle.
— Mais, mon officier, vous n’avez qu’à commander, je vous en apporterai une.
— Y en aurait-il de réserve à la division ?
— Non, mon officier, mais on en trouve chez les Autrichiens ; ils en ont beaucoup ; qu’est-ce que vous voulez ? Une jumelle d’officier ou de sous-officier ?… D’officier !… Demain matin vous serez satisfait.
Effectivement, le lendemain matin, l’officier, à son grand étonnement, voit venir le soldat avec une superbe jumelle prismatique, une de celles dont sont pourvus tous les officiers autrichiens.
— Comment et où as-tu trouvé cela ?
— Avec un camarade, nous savions en quel endroit de la tranchée se trouvait la logette du capitaine… Nous y sommes allés en rampant… Il s’est réveillé, entendant marcher prés de lui ; je lui dis en le mettant en joue : « Mon capitaine, il me faut votre jumelle !… » Fâché, il voulait crier. Je pensai : cela va mal tourner… Mais mon camarade m’a aidé et voilà la jumelle.
L’officier n’en revenait pas ; il récompensa largement le malin troupier. Celui-ci, se voyant en possession d’un billet pour une chose qu’il jugeait de si peu d’importance, proposa :
— Ne vous faudrait-il pas un bon cheval ?
— Merci, répond l’officier ; puis, en riant, il ajoute : Si tu veux, eh bien ! apporte-moi un général !
— Pour ce qui est d’un général, fit le soldat avec ce geste familier au moujik russe (dans l’embarras, il se gratte la nuque), ce serait peut-être difficile… On peut toutefois essayer ; mais si vous vouliez un colonel…, avec quelques copains, on vous trouverait cela.
Et on lisait sur son visage une telle assurance qu’il était impossible de douter du succès.
Néanmoins, l’officier lui fit comprendre que, le danger mis à part, partir avec des copains était une entreprise qui pouvait entraîner des conséquences trop sérieuses, et ce serait un manquement à la discipline ; on n’agit point ainsi en groupe sans ordre supérieur.
Parmi les blessés russes récemment transportés à Taganrog se trouve un jeune soldat, Alexandre Cherviatkine, âgé de quatorze ans, qu’on appelle maintenant le héros des deux drapeaux, en raison de ses exploits extraordinaires.
Au cours d’une reconnaissance près de Varsovie, après la bataille, Cherviatkine découvrit le corps d’un porte-étendard russe et lui prit son drapeau, qu’il enroula autour de son corps, sous ses vêtements.
Les projecteurs de l’ennemi firent apercevoir Cherviatkine, qui fut fait prisonnier. La même nuit, pendant que les sentinelles dormaient, il s’échappa et rencontra sur son chemin un porte-étendard allemand qui dormait, son drapeau à côté de lui. Avec un canif, le soldat détacha le drapeau allemand de sa hampe. Au moment où il approchait des tranchées, les projecteurs de l’ennemi le signalèrent à nouveau et il reçut une balle dans le côté ; il réussit cependant à atteindre les tranchées et remit à l’officier commandant les deux drapeaux qu’il avait pris.
Pour cet exploit, Cherviatkine a reçu la croix de Saint-Georges.
Le général Samsonoff, que l’on croyait tué dés le début des hostilités, est actuellement interné dans la forteresse de Kœnigstein, où il mène une vie de reclus. C’est d’un de ses compagnons de captivité, qui vient de rentrer à Petrograd, que nous tenons les détails suivants :
C’était à Tannenberg. Le général se trouva complètement entouré et résolut de mourir avec ses hommes.
La plupart étaient tombés, lorsqu’un officier prussien, poussant son cheval vers le général, lui dit en le saluant militairement :
— Votre Excellence (c’est le titre que l’on donne en Russie aux généraux), vous êtes prisonnier de l’empereur d’Allemagne.
— Vous vous trompez, Monsieur, les généraux russes ne se rendent jamais vivants.
Il se tira les deux balles qui restaient dans son revolver et s’affaissa.
Les brancardiers allemands relevèrent le général, auprès duquel les meilleurs chirurgiens furent appelés et qui, grâce à son vigoureux organisme, se remit de ses blessures.
- ↑ Raconté dans les Annales, par la comtesse Rostopchine.