Anecdotes pathétiques et plaisantes/Chapitre I
CHAPITRE I
ANECDOTES
SUR LE GÉNÉRAL JOFFRE
Nos amis les Catalans d’Espagne sont très fiers de leur frère d’au delà les monts : Joffre.
Ils aiment en lui le chef des armées qui sauveront la Latinité.
Il y a aussi dans leur affection une coïncidence historique qui est un gage d’avenir.
Le premier comte souverain de Barcelone, qui acheva l’œuvre de Charlemagne en nettoyant la Catalogne des ennemis, s’appelait « Joffre le Poilu ».
Voilà une bien jolie coïncidence, et qui, n’est-ce pas, nous promet beaucoup. Comme le premier Poilu catalan, le Catalan poilu d’aujourd’hui sauvera l’esprit et le goût latins.
Dans un village où, pendant quelques jours, le général Joffre séjourna, il advint qu’après déjeuner, devant sa maison, le chef fut entouré d’un vol de colombes familières, dont l’une, confiante, vint, jusqu’au creux de sa main, quêter quelques miettes. Le généralissime n’avait plus rien à lui offrir qu’elle voletait encore autour de son poing tendu, comme pour s’y poser.
Alors Joffre eut une de ces paroles exquises, qui, en marge de la guerre où il est un grand homme, font de lui, dans le privé, un grand cœur.
— Non, petite colombe, dit-il, pas encore. Tu viendras le chercher quand il sera en fleurs.
Et il désigna un rameau, où perlaient à peine les bourgeons, dans une haie proche.
M. Edmond Théodore est un homme heureux. La gloire lui sourit, puisque c’est lui qui a l’insigne honneur de conduire l’automobile du général Joffre.
À la vérité, un autre chauffeur avait d’abord été désigné, une des grandes vedettes de l’automobilisme, Boillot, qui avait gagné les plus brillantes épreuves et dont la sûreté au volant, par conséquent, paraissait établie. Mais, d’une part, le général aime à aller très vite, et de l’autre, Boillot, qui jusqu’ici n’a guère risqué que sa vie et non celle des autres, ne compte guère avec l’obstacle. À une des premières sorties, à un virage trop audacieux, il faillit verser la voiture. De retour à l’étape, tranquillement, sans faire le moindre reproche à son conducteur, le général exprima le désir d’en changer.
Un des traits qui peignent le mieux la tranquillité d’âme et la solidité de notre grand chef est celui-ci : il avait, pour s’entendre avec de hautes autorités, un assez long trajet à faire, quelque 100 kilomètres. Solidement assis au fond du torpédo, il s’installe, il s’enveloppe les jambes dans une couverture et, malgré la vitesse, malgré le vent, oubliant ses préoccupations pour s’imposer un repos nécessaire, pendant toute la route, à l’aller comme au retour, il dort d’un sommeil d’enfant.
On nous dit que les vignerons de l’Anjou avaient surnommé le vin de 1914 vin de la Victoire.
Plus louable encore fut l’intention d’autres vignerons — ils font également un vin blanc sec et parfumé, point à dédaigner — qui baptisèrent le vin de l’année dès les premiers jours d’octobre.
Il s’agit des vignerons du canton de Vaud. Les croupes de leurs montagnes sont orientées face au Midi. À leur pied, Montreux, Clarens, Villeneuve, que fréquentent Anglais et Russes, sont réchauffés l’hiver par le soleil, et Vevey, grand marché des vins du pays, célébré tous les ans une fête des vignerons. Nous demanderons un jour au chevalier Fata de nous parler de ces caves. Il n’en est pas de plus originales.
Or, les vignerons vaudois donnent chaque année un nom à leur vin, un nom local à l’ordinaire. Mais, lorsque de grands événements agitent le monde, le nom prend l’envergure des événements.
En 1914, dès les premières vendanges, le vin se montra parfumé et moelleux. Les vignerons vaudois le nommèrent le Joffre.
Nous humerons le Joffre, il nous tiendra en joie.
Rappelons cette amusante mésaventure qui lui arriva jadis et que racontait naguère l’Illustration. Un jour que le capitaine Joffre, revenu à son cher Roussillon natal, avait remonté la vallée du Tech jusqu’à la pittoresque petite cité de Prats-de-Mollo et examiné, avec l’intérêt du sapeur, le fortin construit par Vauban, le gardien de batterie arrêta comme suspect d’espionnage ce civil trop attentif. Joffre se laissa doucement conduire au poste, mais où, interrogé sur son identité — n’était-il pas Allemand ? — il ouvrit son manteau et déclara en un catalan trop transparent pour qu’il soit nécessaire de traduire : « Soun un Allemany de Rivesaltes, que ten très galons sobre la matelote. »