Andromaque/Édition Mesnard, 1865/Seconde préface

Andromaque (éd. Mesnard, 1865), Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 37-40).

SECONDE PRÉFACE[1].




VIRGILE

au troisième livre

DE L’ÉNÉIDE.

C’est Énée qui parle.


Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus
Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem.
Solemnes tum forte dapes et tristia dona
Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras…
Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :
« O felix una ante alias Priameïa virgo,
Hostilem ad tumulum, Trojæ sub mœnibus altis
Jussa mori ! quæ sortitus non pertulit ullos,
Nec victoris heri tetigit captiva cubile.
Nos, patria incensa, diversa per æquora vectæ,
Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,
Servitio enixæ, tulimus, qui deinde secutus
Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos…
Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore
Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »


Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères. Excepté celui d’Hermione, dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l’Andromaque d’Euripide.

C’est presque la seule chose que j’emprunte ici de cet auteur. Car, quoique ma tragédie porte le même nom que la sienne, le sujet en est pourtant très-différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu’elle a eu de Pyrrhus, et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit point de Molossus. Andromaque ne connoît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connoissent guère que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils. Et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avoient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avoit d’Hector.

Il est vrai que j’ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu’il n’a vécu ; mais j’écris dans un pays où cette liberté ne pouvoit pas être mal reçue. Car, sans parler de Ronsard, qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de sa Franciade[2], qui ne sait que l’on fait descendre nos anciens rois de ce fils d’Hector, et que nos vieilles chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après la désolation de son pays, pour en faire le fondateur de notre monarchie ?

Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie d’Hélène ! Il y choque ouvertement la créance commune de toute la Grèce. Il suppose qu’Hélène n’a jamais mis le pied dans Troie ; et qu’après l’embrasement de cette ville, Ménélas trouve sa femme en Égypte, dont[3] elle n’étoit point partie. Tout cela fondé sur une opinion qui n’étoit reçue que parmi les Égyptiens, comme on le peut voir dans Hérodote[4].

Je ne crois pas que j’eusse besoin de cet exemple d’Euripide pour justifier le peu de liberté que j’ai prise. Car il y a bien de la différence entre détruire le principal fondement d’une fable, et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Achille, selon la plupart des poëtes, ne peut être blessé qu’au talon, quoique Homère le fasse blesser au bras[5] et ne le croie invulnérable en aucune partie de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnoissance d’Œdipe[6], tout au contraire d’Euripide, qui la fait vivre jusqu’au combat et à la mort de ses deux fils[7]. Et c’est à propos de quelque contrariété[8] de cette nature qu’un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien[9], « qu’il ne faut point s’amuser à chicaner les poëtes pour quelques changements qu’ils ont pu faire dans la fable ; mais qu’il faut s’attacher à considérer l’excellent usage qu’ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable à leur sujet. »

  1. Cette préface est celle de 1676 et des éditions suivantes. Comme la première préface, elle est sans aucun titre
  2. Poëme épique en vers de dix syllabes. Ronsard n’en a achevé que les quatre premiers chants.
  3. M. Aimé-Martin change dont en d’où.
  4. Livre II, chapitres cxiii, cxiv, cxv.
  5. Iliade, chant XXI. Achille est blessé par Astéropée ; le sang coule de la blessure (vers 167).
  6. Œdipe roi, vers 1224 et suivants.
  7. Dans les Phéniciennes. La mort de Jocaste y est racontée aux vers 1456-1460.
  8. L’édition de 1808 et M. Aimé-Martin ont : quelques contrariétés, au pluriel.
  9. Sophoclis Electra. (Note de Racine.) — Dans ses commentaires latins sur Sophocle, le savant philologue allemand Camerarius, qui vivait au seizième siècle, fait remarquer sur les vers 540-542 de l’Électre, qu’en donnant deux enfants à Ménélas le tragique grec est d’accord avec Hésiode, mais non avec Homère, qui parle d’Hermione comme de l’unique enfant d’Hélène et de Ménélas ; et, à propos de cette contrariété, il ajoute : « Quod reprehendi, a nobis præsertim, non debet, quos non errata talia historiarum anxie exquirere, sed illa pulcherrima exempla bonarum artium et præcepta optima vitæ et memorabiles sententias morum atque sapientiæ observare oporteat. » (Voyez les commentaires de Camerarius, dans le Sophocle publié en 1603 par Paul Estienne.) La remarque que nous venons de transcrire est évidemment celle dont Racine a donné ici une traduction, un peu libre toutefois.