Andromaque/Édition Mesnard, 1865/À Madame

Andromaque (éd. Mesnard, 1865), Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 30-32).

À MADAME[1].

Madame,

Ce n’est pas sans sujet que je mets votre illustre nom à la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrois-je éblouir les yeux de mes lecteurs, que de celui dont mes spectateurs ont été si heureusement éblouis ? On savoit que Votre Altesse Royale avoit daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savoit que vous m’aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements. On savoit enfin que vous l’aviez honorée de quelques larmes dès la première lecture que je vous en fis. Pardonnez-moi, Madame, si j’ose me vanter de cet heureux commencement de sa destinée. Il me console bien glorieusement de la dureté de ceux qui ne voudroient pas s’en laisser toucher. Je leur permets de condamner l’Andromaque tant qu’ils voudront, pourvu qu’il me soit permis d’appeler de toutes les subtilités de leur esprit au cœur de Votre Altesse Royale.

Mais, Madame, ce n’est pas seulement du cœur que vous jugez de la bonté d’un ouvrage, c’est avec une intelligence qu’aucune fausse lueur ne sauroit tromper. Pouvons-nous mettre sur la scène une histoire que vous ne possédiez aussi bien que nous ? Pouvons-nous faire jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les ressorts ? Et pouvons-nous concevoir des sentiments si nobles et si délicats qui ne soient infiniment au-dessous de la noblesse et de la délicatesse de vos pensées ?

On sait, Madame, et Votre Altesse Royale a beau s’en cacher, que dans ce haut degré de gloire où la nature et la fortune ont pris plaisir de vous élever, vous ne dédaignez pas[2] cette gloire obscure que les gens de lettres s’étoient réservée. Et il semble que vous ayez voulu avoir autant d’avantage sur notre sexe par les connoissances et par la solidité de votre esprit, que vous excellez dans le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent. La cour vous regarde comme l’arbitre de tout ce qui se fait d’agréable. Et nous, qui travaillons pour plaire au public, nous n’avons plus que faire de demander aux savants si nous travaillons selon les règles. La règle souveraine est de plaire à Votre Altesse Royale.

Voilà sans doute la moindre de vos excellentes qualités. Mais, Madame, c’est la seule dont j’ai pu parler avec quelque connoissance : les autres sont trop élevées au-dessus de moi. Je n’en puis parler sans les rabaisser par la foiblesse de mes pensées, et sans sortir de la profonde vénération avec laquelle je suis,

MADAME,
De Votre Altesse Royale
Le très-humble, très-obéissant
et très-fidèle serviteur,

Racine.


  1. Nous avons comparé cette épître avec un manuscrit qui fait partie de la collection d’autographes appartenant à M. le marquis de Biencourt. Ce manuscrit, dont nous ignorons l’histoire, comme celle de beaucoup d’autres autographes, et dont nous ne pouvons contrôler l’authenticité, diffère par une seule petite variante du texte de l’édition originale, lequel est identique avec celui de l’édition de 1736, le premier recueil qui reproduise l’épître. Voyez ce que nous avons dit au tome I (p. 389, note I) et ce que nous disons plus loin dans le tome II, en tête de Britannicus, de deux autres manuscrits du même genre. — Madame, à qui cette épître est adressée, est Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, fille de Charles Ier, petite-fille de Henri IV, née le 16 juin 1644, mariée le 31 mars 1661 à Philippe de France, duc d’Orléans, morte à vingt-six ans, le 30 juin 1670. Racine, nous le verrons, ne put lui dédier Bérénice, qu’elle avait inspirée. Elle reçut du moins l’hommage d’Andromaque ; et elle en était digne par le charme de son esprit, par son amour pour les lettres, par la protection éclairée qui lui mérita la reconnaissance des plus beaux génies de ce siècle. L’histoire ne dément pas les louanges que Racine lui donne. Son souvenir est devenu inséparable de celui de Bossuet, de Racine et de Molière. Mme de Sévigné (Lettre à Bussy, 6 juillet 1670) dit qu’en la perdant, on perdit « toute la joie, tout l’agrément et tous les plaisirs de la cour. » La Fare, dans ses Mémoires, est d’avis que, depuis la mort de Madame, le goût des choses de l’esprit avait fort baissé dans la cour de Louis XIV. « Cette jeune princesse, dit Mme de la Fayette, qui a écrit son Histoire, prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l’humanité des conditions ordinaires, et conserva dans son cœur et dans sa personne toutes les grandeurs de sa naissance royale… Elle possédoit au souverain degré le don de plaire et ce qu’on appelle grâces ; et les charmes étoient répandus dans toute sa personne, dans ses actions et dans son esprit. » Voltaire a parlé semblablement de la duchesse d’Orléans au chapitre xxv du Siècle de Louis XIV. — Molière a aussi dédié à Madame un de ses chefs-d’œuvre, l’École des femmes.
  2. Le manuscrit que nous avons mentionné plus haut (p. 30, note I) porte point, au lieu de pas : « vous ne dédaignez point. »