Andromaque/Édition Girard, 1668/À Madame

Th. Girard (p. np).
À

MADAME

Madame,


Ce n’eſt pas ſans sujet que
 ie mets voſtre illuſtre Nom à la teſte de cet Ouurage. Et de
 quel autre nom pourrois-ie eſbloüir les yeux de mes Lecteurs,
 que de celuy dont mes Spectateurs ont eſté ſi heureuſement
 eſbloüis ? On ſçauoit que VOSTRE ALTESSE ROYALE auoit daigné prendre ſoin de la conduite de ma
 Tragedie. On ſçauoit que vous
 m’auiez preſté quelques-unes
 de vos lumieres, pour y adjoûter de nouueaux ornemens. On
 ſçauoit enfin que vous l’auiez
 honnorée de quelques larmes,
 dés la premiere lecture que ie
 vous en fis. Pardonnez-moy, MADAME, ſi i’oſe me vanter de cet heureux commencement de ſa deſtinée. Il me conſole bien glorieuſement de la duretè de ceux qui ne voudroient
 pas s’en laiſſer toucher. Ie leur
 permets de condamner l’Andromaque tant qu’ils voudront,
 pourueû qu’il me ſoit permis
 d’apeller de toutes les ſubtiliteZ de leur eſprit, au Cœur de
 V. A. R.


Mais, MADAME, ce n’eſt pas ſeulement du cœur que vous iugez de la bonté d’vn Ouurage, c’eſt auec vne intelligence, qu’aucune fauſſe lueur ne ſçauroit tromper. Pouuons-nous mettre ſur la Scene vne Hiſtoire que vous ne poſſediez auſſi bien que Nous ? Pouuons-
nous faire joüer vne intrigue,
 dont vous ne penetriez tous les
 reſſorts ? Et pouuons-nous conceuoir des ſentimens ſi nobles
 & ſi delicats, qui ne ſoient infiniment au deſſous de la nobleſſe & de la delicateſſe de vos
 penſées ?

On ſçait, MADAME, & V. A. R. a beau s’en cacher, que dans ce haut degré
 de gloire où la Nature & la
 Fortune ont pris plaiſir de vous
 eſleuer, Vous ne dédaignez
 pas cette gloire obſcure que les
 gens de lettres s’eſtoient reſeruée. Et il ſemble que vous ayez voulu auoir autant d’auantage ſur noſtre Sexe par les
 connoiſſances & par la ſolidité
 de voſtre eſprit, que vous excellez dans le voſtre par toutes
 les grâces qui vous enuironnent.
 La Cour vous regarde comme
 l’Arbitre de tout ce qui ſe fait
 d’agreable. Et nous qui trauaillons pour plaire au public,
 nous n’auons plus que faire de
 demander aux Sçauans ſi nous
 trauaillons ſelon les Regles. La
 Regle ſouueraine, eſt de plaire à V. A. R.

Voila ſans doute la moindre de vos excellentes qualitez. Mais, MADAME, c’eſt la ſeule dont i’ay pû parler auec
 quelque connoiſſance ; les autres
 ſont trop éleuées au deſſus de
 moy. Ie n’en puis parler ſans les
 rabaiſſer par la foibleſſe de mes
 penſées, & ſans ſortir de la
 profonde veneration auec laquelle ie ſuis,


MADAME,


DE VOSTRE ALTESSE ROYALE,


Le tres-humble, tres-obeïſſant, & tres-fidelle ſeruiteur, RACINE.