André Boulle, ébéniste de Louis XIV

André Boulle, ébéniste de Louis XIV
◄     ►




AVANT-PROPOS


Les grands artisans sont de tous les grands hommes ceux dont la vie est le moins connue.

Leur humble naissance, les lenteurs de l’apprentissage, l’obscurité du milieu où ils se meuvent les dérobent aux recherches de l’historien, et à moins qu’ils n’aient laissé des mémoires comme Palissy, ou qu’ils ne deviennent académiciens comme Bréguet, ils courent grand risque de passer pour fabuleux.

C’est ce qui est arrivé de l’ébéniste Boulle, dont il y a peu d’années encore, malgré le goût croissant pour les objets d’art et de curiosité, le nom était pris pour un substantif. On disait : meubles de boule, comme on eût dit : meubles d’acajou ou de palissandre, et dernièrement encore, un romancier à la mode, décrivant les splendeurs d’un hôtel magnifique, y plaçait des meubles ― en bois de boule.

Et, au fait, où se fût-il renseigné ? La Biographie universelle est muette sur l’ébéniste de Louis XIV, et cet homme qui pendant quarante ans a travaillé avec génie pour la cour de France, et dont les œuvres n’ont pas cessé de faire l’admiration des connaisseurs et l’envie des artisans les plus habiles, n’a pas même une mention dans les encyclopédies et les dictionnaires destinés à renseigner la conversation des gens du monde.

Seul jusqu’alors, Nestor Roqueplan, dans un article de la Revue de Paris sur le bric-à-brac (août 1834), avait restitué le nom de Boulle et cité quelques-uns de ses principaux ouvrages, entre autres le fameux bureau de Samuel Bernard, payé cinquante mille livres par le célèbre financier, et que l’on croit perdu.

La biographie de Boulle n’avait jamais été, je ne dirai pas écrite, mais tentée, lorsque je m’avisai, il y a quelque vingt ans, de réunir le peu de renseignements courants sur cet éminent artisan. Le même éditeur qui publie aujourd’hui cette notice jugea à propos alors de tirer ce semblant de biographie du journal où il avait paru, et d’en faire un semblant de brochure qui obtint tout le succès que nous en pouvions attendre, en attirant sur le grand artiste inconnu l’attention des érudits et des investigateurs. Dans la même année, M. Anatole de Montaiglon, rendant un compte trop favorable de cet opuscule dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, répétait l’appel qui le terminait. Cet appel fut entendu, et deux ans plus tard un recueil qui comptera parmi les travaux de l’érudition contemporaine, les Archives de l’art français, publiait trente pages de documents inédits sur André Boulle, émanés de différentes sources et dus aux recherches de MM. Charles Read, H.-L. Lacordaire et Paulin Richard, conservateur-adjoint au département des imprimés de la Bibliothèque nationale.

Nous nous croyons en droit, seize ans après cette publication, de tirer de ces documents, en les coordonnant, une sorte de biographie élémentaire. Nous aurons ainsi indiqué un trait général auquel on pourra rattacher ce que l’avenir fournira peut-être de renseignements nouveaux[1].

I

Nous savons aujourd’hui, grâce aux recherches de M. Charles Read, qu’André-Charles BOULLE, né à Paris le 11 novembre 1642, était d’origine protestante et d’une famille d’artisans.

Les registres baptismaux du temple de Charenton, compulsés par le savant historiographe du protestantisme français, mentionnent de 1620 à 1657 trois artisans de ce nom :

1o Pierre Boulle, tourneur et menuisier du roi, logé aux galeries du Louvre, comme le fut plus tard André-Charles, et qui, de son mariage avec Marie Bahuche, eut sept enfants, quatre fils et trois filles, dont la dernière épousa, après la mort de son père en 1649, Jean de Nogeant, sieur de Pommerolle, médecin de Son Altesse Royale ;

2o Nicolas Boulle, brodeur ;

3o Pierre Boulle, parrain, le 27 septembre 1654, d’un fils de Charles Dupleix, supposé le frère de Scipion Dupleix, l’historien.

M. de Montaiglon se demande (Archives de l’art français, no du 15 septembre 1856) s’il est possible de reconnaître, dans l’un de ces trois artisans du nom de Boulle, le père de l’ébéniste de Louis XIV ? Il ne peut être question de Nicolas Boulle, brodeur, puisque nous savons par Mariette et par Orlandi que le père d’André Boulle était ébéniste du roi. Le premier des deux Pierre Boulle nommé dans les actes y est ainsi qualifié. Mais l’acte de mariage de sa dernière fille nous apprend qu’il était déjà mort en 1649, et cette date est bien rapprochée de celle de la naissance d’André. Fût-il possible que cette union si féconde eût, après une trêve de onze ans, produit un huitième rejeton, les mêmes registres cités par M. Read en porteraient sans doute la mention. Quant au second Pierre Boulle qui figure comme parrain dans un acte de 1654, nous ne trouvons nulle indication de sa naissance ni de son baptême ; à moins toutefois qu’il ne fût le quatrième enfant de Pierre l’ancien, inscrit le 26 mai 1625, et dont le nom est, par exception, omis dans l’acte[2].

Mais cette date même rend sa paternité impossible. Il est donc plus présumable, selon le sentiment de M. de Montaiglon, qu’André fut, non pas le fils, mais le petit-fils du premier Pierre Boulle, et peut-être le neveu du second. Quant au défaut de son nom sur les registres de l’Église réformée, M. de Montaiglon suppose, non sans raison, qu’André Boulle, qui du moins mourut catholique, comme l’atteste l’acte de son décès inscrit sur les registres de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, avait pu être présenté au baptême dans une des églises catholiques de Paris.

Nous trouvons un autre Boulle, né à Marseille, ministre protestant, et plus tard conseiller et historiographe du roi, cité par Colomiès, dans sa Bibliothèque choisie, comme auteur d’une histoire du protestantisme[3].

M. de Montaiglon insiste justement sur l’honorable entourage que font à André Boulle les noms d’artisans habiles groupés dans les actes cités par M. Read : ― Pierre Boulle, ébéniste de Louis XIII, et peut-être de Henri IV ; Guernier, peintre ; Nicolas Boulle, brodeur ; Caillard et Pierre de la Barre, orfèvres, presque tous logés au Louvre. Marie Bahusche, femme de Pierre Boulle, était sœur de Marguerite Bahusche, peintre célèbre, au dire de Baldinucci, qui avait épousé Jacques Bunel, de Blois, premier peintre de Henri IV. André se trouve ainsi rattaché par sa grand’tante à cette illustre famille d’artistes et d’artisans blésois, orfèvres, émailleurs, ébénistes, que le séjour de la cour de France à Blois fit fleurir pendant trois siècles, et dont le plus fameux, Jean Macé, ou Massé, devait ― coïncidence curieuse ― avoir André Boulle pour successeur dans son logement du Louvre.

Voilà donc toute une généalogie artistique acquise à l’ébéniste de Louis XIV. En le supposant petit-fils de Pierre Boulle l’ancien, il héritait de l’expérience de deux générations.

II

Le P. Orlandi, contemporain de Boulle, et qui, dans son Abecedario, a donné sur lui les premiers renseignements positifs, nous apprend « qu’il avait reçu de la nature les plus heureuses dispositions pour les beaux-arts, et qu’il eût été peintre, si son père n’eût exigé qu’il lui succédât dans sa profession ». De cette contradiction entre son goût naturel et la nécessité résulta, pour André Boulle, une de ces vocations mixtes, telle que celle de Bernard Palissy, où le génie de l’artiste se révèle dans des objets secondaires au point de vue de l’art.

Faut-il regretter pour l’artiste et pour son pays cette déférence à la volonté paternelle ? Livré à son penchant, Boulle eût peut-être accru la gloire de notre école ; peut-être aussi n’eût-il fait qu’ajouter un nom estimable à la liste des peintres du règne de Louis XIV, tous plus ou moins dominés par l’ascendant de Le Brun. Il fut, il resta, et il est encore le premier des ébénistes français.

On manque de renseignements sur la jeunesse de Boulle. Il est probable qu’elle s’écoula modestement dans l’atelier de son père, jusqu’au jour où la supériorité de ses ouvrages attira sur lui la faveur de la cour et du roi.

À trente ans déjà, Boulle était célèbre, puisque c’est de cette même année 1672 qu’est daté son brevet de logement dans la galerie du Louvre, accordé en raison de « l’expérience » qu’il s’était acquise en son art, comme « ébéniste, faiseur de marqueterie, doreur et ciseleur[4] ». Le second brevet daté de 1679, qui ajoute à cette concession celle du demi-logement occupé sous les galeries par Petit, est plus spécialement motivé sur les ouvrages exécutés par ledit Boulle pour le service de Sa Majesté[5]. « Son imagination, dit Lempereur dans son catalogue, conduite par le sentiment qu’il avoit des belles formes, lui fit inventer des ouvrages d’un genre neuf et sur lesquels la mode n’a point exercé son caprice. Les meubles que le luxe ou l’utilité avoient mis de son temps en usage ont été exécutés par lui sous des formes élégantes, ingénieuses, et enrichis d’un travail de marqueterie très-recherché et d’ornements en bronze doré d’un excellent style… Il en a fait une quantité considérable pour tous les grands et les opulents de ce siècle fastueux ».

Louis XIV sut apprécier l’intelligent artiste : après l’avoir attaché particulièrement à la manufacture des Gobelins, alors florissante, il le nomma premier ébéniste de sa maison et lui en conféra le titre par un brevet dans lequel Boulle est à la fois qualifié comme architecte, sculpteur et graveur. Comme on n’a pas jusqu’ici retrouvé de planches gravées par Boulle, M. de Montaiglon suppose que ce dernier titre doit s’appliquer aux gravures en creux que Boulle employait dans la décoration des meubles ; de même que la belle ordonnance des lignes et le bon goût, ou, pour parler comme le biographe cité plus haut, le bon style des bas-reliefs et des figurines justifie les qualités d’architecte et de sculpteur. Une phrase du P. Orlandi fournit peut-être une explication meilleure. Énumérant les diverses aptitudes de Boulle, à propos de son installation au Louvre, il lui donne les qualités d’architecte, de peintre, de sculpteur en mosaïque, d’artisan ébéniste, de dessinateur de chiffres et de maître ordinaire des sceaux du roi (inventore di cifre e mastro ordinario dei sigilli reali). Faut-il traduire ces derniers mots par graveur des sceaux royaux, ou par garde de la monnaie du roi ? C’est encore, dit M. de Montaiglon, un point à éclaircir[6].

Les nombreuses commandes dont il était chargé, et le temps et le soin qu’exigeaient ses travaux font aisément comprendre que Boulle ait dû plus d’une fois mécontenter sa noble et royale clientèle. Deux lettres de Louvois, publiées par M. Paul Boiteau dans le Moniteur et reproduites dans les Archives déjà citées, témoignent de l’impatience du Grand Dauphin, fils de Louis XIV, au sujet d’un cabinet de glaces et de marqueteries depuis longtemps commandé. ― « Pour celuy (l’atelier), écrit Louvois (en 1685), où travaille Boulle, je n’en puis rien dire, si ce n’est qu’il n’en bouge pas et qu’il y a beaucoup d’ouvriers ; mais je ne puis croire qu’il ait achevé avant la fin de ce mois ». Et plus tard, dans la même année, Louvois écrivait à Monseigneur lui-même : « Quoyqu’il (Boulle) promette toujours des merveilles, je ne crois pas que l’on doive espérer qu’il ait achevé avant le 25e de ce mois ; je ne souffrirai point qu’il y perde du temps ».

L’ouvrage en fait était considérable. C’est celui duquel Piganial de la Force a dit : « C’est le chef-d’œuvre de Boulle, et celui de son art. »

« Ce cabinet, écrit Félibien, a de tous les côtés et dans le plafond des glaces de miroir avec des compartiments de bordures dorées sur un fond de marqueterie d’ébène. Le parquet est aussi fait de bois de rapport et embelli de divers ornements, entre autres des chiffres de Monseigneur et de madame la Dauphine ». Il donnait, nous apprend M. Soulié dans son Livret de Versailles, sur une galerie basse qu’on nomme maintenant la galerie Louis XIII.

Une autre réclamation, plus grave puisqu’elle fut plaidée en justice, est celle de Crozat, le financier, celui que l’on appelait Crozat l’aîné, ou le riche, qui logé d’abord à la place des Victoires, fit ensuite bâtir un des hôtels de la place Vendôme.

Crozat avait commandé à Boulle diverses pièces d’ameublement, quatre piédestaux, deux armoires, un socle. Boulle ne les livrait pas. Les choses en vinrent au point qu’en 1697 le financier fit faire sommation à l’ébéniste. Ce fut le commencement du procès, qui ne dura pas moins de deux ans. Tantôt Boulle feignait de ne pas comprendre, et comme il avait, paraît-il, reçu de Crozat des avances en nantissement desquelles il avait déposé de certains objets, il répondait à la sommation par une autre en restitution des objets déposés. Il y eut sentence, appel, contre-appel, commissions d’experts, contestations, etc. ; de plus, le sieur Crozat ayant dans l’intervalle de la commande et du procès quitté la place des Victoires pour la place Vendôme, Boulle prétendit que les mesures n’étaient plus justes. Tout le détail du débat est consigné dans un rapport de quatre pages in-quarto conservé à la Bibliothèque nationale et communiqué par M. Paulin Richard[7]. Finalement il fut prouvé que les mesures données par Crozat dès l’origine n’avaient point été observées par Boulle, et que les ajournements n’avaient point d’autre motif que l’impossibilité reconnue par lui, et dont il ne voulait pas convenir, de placer les objets en l’endroit auquel ils étaient destinés. La conclusion est que Boulle, débouté de ses prétentions, fut condamné à tous les dépens et ensemble à donner main-levée de la saisie faite à sa requête au domicile du sieur Crozat des objets par lui déposés en nantissement des sommes prêtées.

III

La libéralité du roi n’eut que trop d’occasions de s’exercer envers son ébéniste, et l’on comprendrait difficilement, en considérant le grand nombre des ouvrages de Boulle et la faveur qui s’y attachait, qu’il ait eu toute sa vie à lutter contre des embarras d’argent. L’explication de cette anomalie est dans sa vocation contrariée. Ne pouvant être peintre, il se fit collectionneur et entreprit de former à grands frais ce qu’on appelait alors un cabinet de dessins et d’estampes. « Cet homme, dit à ce propos Mariette dans ses notes, qui a travaillé prodigieusement et pendant le cours d’une longue vie, qui a servi des roys et des hommes riches, est pourtant mort assez mal dans ses affaires. C’est qu’on ne faisoit aucune vente d’estampes, de dessins, etc., où il ne fût et où il n’achetât, souvent sans avoir de quoy payer. Il falloit emprunter, presque toujours à gros intérêt. Une vente nouvelle arrivoit, nouvelle occasion de recourir aux expédients. Le cabinet devenoit nombreux et les dettes encore davantage, et pendant ce tems-là le travail languissoit. C’étoit une manie dont il ne fut pas possible de le guérir ».

Pour comble de malheur, un incendie détruisit presque entièrement cette collection, une des plus belles, au témoignage des contemporains, qui eût jamais existé. On fit de ce qui resta une vente publique qui dura fort longtemps. Il s’y vendit des pièces admirables, et l’on assure que celles que l’on sauva n’étaient rien en comparaison de ce qui fut perdu. « On regrette surtout, dit Mariette, un magnifique recueil de dessins d’habits de théâtre de La Belle (della Bella) ; un manuscrit de Rubens, dont M. de Piles a beaucoup parlé ; un recueil de cent portraits de Van Dick, où toutes les épreuves étaient retouchées de la main de cet habile peintre, etc. »

Nous pouvons aujourd’hui nous faire une exacte idée de ce désastre, après que l’inventaire des objets détruits, et qui fait partie de l’un des fonds du département des manuscrits à la Bibliothèque nationale, a été livré au public. Cet inventaire, rédigé, à ce que l’on suppose, en vue d’obtenir du roi une indemnité, a été publié presque simultanément, dans la même année, par le Cabinet historique de M. Louis Paris et par les Archives de l’art français (juillet et septembre 1856). Il occupe dans ce dernier recueil seize pages in-octavo, y compris les annotations et éclaircissements, d’ailleurs très-utiles, de M. Anatole de Montaiglon, ce qui ne nous permet pas de le reproduire ici in extenso.

Après un récit sommaire de la marche de l’incendie, attribué à une vengeance, et à une vengeance qui se trompait d’adresse, nous avons dans cette pièce l’état et l’estimation approximative des objets brûlés, classés par séries et par armoires, dessins, estampes, tableaux, ustensiles, ouvrages commencés, ouvrages commandés en cours d’exécution.

La perte totale est évaluée à 370 770 livres. Les tableaux y figurent seulement pour 9 020 livres. Et pourtant, parmi ces peintures se trouvent une Magdeleine au pied de la croix par Lesueur, un Corrége, un Berghem, un Sneyders, un Paul Bril, trois Lebrun, une bataille de Bourguignon, un Mignard et deux Sébastien Bourdon. Les mieux cotées ne sont pas la Magdeleine de Lesueur, prisée 150 livres, ni le Corrège, mais le paysage de Berghem, porté pour 2 000 livres, et le Germanicus de Mignard, copie d’après le Poussin, estimée à 1200. Le Corrége, Céphale et Procris, n’atteint qu’à la moitié de cette somme.

Les dessins et estampes de « tous les plus grands maîtres », peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, sont évalués ensemble à 60 000 livres, et l’état ajoute qu’on a offert au sieur Boulle, en échange de cette collection « une terre et une métairie ».

Pour les dessins des maîtres français, Lebrun, Sarrazin, Lemoine, Mellan, Bourdon et autres, l’état demande 16 980 livres, et pour les estampes d’après les maîtres italiens et d’autres pays, 18 000 et plus. Suivent les désignations, à des prix divers, de collections de dessins et de gravures de maîtres français et étrangers, pièces historiques, pièces libres, médailles, manuscrits, parmi lesquels celui déjà désigné de Rubens[8], cartes, ivoires, bronzes, porcelaines, vases antiques et modernes, etc., etc.

L’État donne ensuite la liste des ouvrages de commande et autres ouvrages commencés « bruslés et péris », outils, modèles, établis, bois de construction et autres matériaux de fer, plomb, tuile, bois de charpente, etc., le tout montant environ à 140 000 livres.

L’incendie qui se déclara le 30 août 1720 vers 3 heures dans la nuit. Mais on ne put avoir de secours qu’au bout d’une heure, de sorte que le feu eut tout le temps de dévorer l’appartement de Boulle, où se trouvait le meilleur de ses collections, et d’où l’on ne put retirer, les secours étant venus, que quelques effets, au hasard. On put seulement sauver d’un corps de logis séparé plusieurs ouvrages achevés appartenant au duc de Bourbon, bureau, armoires, corps de bibliothèque, etc.

La voix publique accusa de ce malheur un individu, lequel, surpris à voler, quelque temps auparavant, dans un atelier voisin occupé par un entrepreneur de menuiserie, avait été attaché par les ouvriers à un poteau trois ou quatre heures durant, et avait menacé de s’en venger.

On ne dit point combien de temps dura cet incendie. La vente des objets sauvés ne se fit que douze ans après, lors du décès de Boulle.

Sans doute ce désastre dut porter le dernier coup au désordre des affaires de Boulle, déjà fort dérangées à cette époque, comme on le voit par les lettres suivantes, déjà publiées :


Lettre de Chamillard à Jules-Hardouin Mansard[9]

« Versailles, ce 10 may 1702.

» Monsieur, il y a plus de trois semaines que l’arrest qui accorde une nouvelle surséance au nommé Boulle, ébéniste, pour le payement de ses debtes, a esté expédié ; prenez la peine de lui dire d’aller chez le sieur du Jardin, secrétaire du conseil, à qui il a esté envoyé.

» Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

 » chamillard. »

Lettre de Pontchartrain à Mansard[10].

 » Paris, le 20 aoust 1704.

Monsieur, les créanciers du nommé Boulle, ébéniste, qui ont des contraintes par corps contre luy, demandent la permission de les faire exécuter dans le Louvre, et comme il a esté un temps que le Roy et Monseigneur devoient des sommes assez considérables à cet ouvrier[11], Sa Majesté m’a ordonné de sçavoir de vous ce qui s’est passé depuis, et s’il luy est encore deu quelque chose.

» Je suis, Monsieur, votre très-humble et très-affectionné serviteur.

 » pontchartrain ».

Lettre de Mansard à Pontchartrain[12]

« Monsieur, le Roy a bien voulu accorder encore pour cette fois, à Boulle, ébéniste, un arrest de surséance pour six mois, pour luy donner lieu d’acquitter le reste de ses créanciers, à condition que ce sera la dernière grâce que Sa Majesté luy fera là-dessus ; je vous supplie d’en prendre l’ordre de Sa Majesté, et de me croire, avec un attachement très-respectueux, monsieur, votre, etc. »

IV

Boulle mourut le 29 février 1732, dans son logement du Louvre, âgé conséquemment de quatre-vingt-neuf ans et quatre mois. Il fut inhumé à Saint-Germain l’Auxerrois.

Il laissait quatre fils, Jean-Philippe, Pierre-Benoit, André-Charles et Charles-Joseph, « héritiers de ses talents, dit le Mercure, et de son logement aux galeries ». Mariette contredit le Mercure sur un point, et déclare que les fils d’André Boulle n’ont été que les singes de leur père. L’un d’eux, qui signait Boulle de Sève (de Sèvres), et qui peut-être fut attaché à un titre quelconque à la manufacture, passe pour l’inventeur des incrustations de porcelaine dans l’ébénisterie.

L’extrême difficulté du genre qu’il avait inventé et dans lequel il n’avait réussi que par un excès d’habileté et de patience qui était presque du génie, découragea ses successeurs. L’Encyclopédie imprimée en 1765, annonce que déjà « l’extrême longueur de ces sortes d’ouvrages les avoit fait abandonner ». Aussi après sa mort les connaisseurs commencèrent-ils à se disputer ses ouvrages, qui se vendirent en vente publique à des prix pour le temps fort élevés, et furent pompeusement annoncés sur les catalogues. Certains amateurs distingués les réunirent par collections dans leurs cabinets.

Parmi ces collections, je citerai celle de M. de Julienne, dont le catalogue (1767) indique quinze pièces de Boulle : c’est la plus remarquable ; de Deselle, trésorier général de la marine (1761), quatre pièces ; de Lalive de Jully (1770), dix pièces ; de Randon de Boisset, receveur général des finances (1777), dix-sept pièces, dont plusieurs provenaient du cabinet de M. de Julienne ; du sieur Dubois, orfèvre (1784), onze pièces ; du chevalier Lambert (1787), douze pièces ; celles de MM. de Saint-Julien, Trémant, etc., etc. Enfin le catalogue de la vente du cabinet de Lebrun (1791) mentionne onze pièces de Boulle, du meilleur choix.

Les plus beaux et les plus précieux meubles de Boulle ornaient les châteaux royaux, d’où ils passèrent en Angleterre, après que la bande noire s’en fut emparée à l’époque de la révolution.

Au commencement de ce siècle, on comptait à Paris, comme amateurs des ouvrages de Boulle et possédant de belles pièces de cet artiste, MM. de Jossand, de Chabrol-Chaméane, comte Edouard de Luppel, comte Molé, etc. Il s’en trouve sans doute encore aujourd’hui chez de certains amateurs, parmi lesquels on cite lord Herfort et M. de Rothschild.

L’œuvre de Boulle n’est pas de ceux que l’on puisse cataloguer avec certitude. Les amateurs désireux de descriptions détaillées et techniques pourront recourir aux catalogues de vente indiqués ci-dessus.

J’ai vu citer entre autres pièces célèbres :

Un bureau en marqueterie de cuivre inscrusté, payé cinquante mille livres par le fameux banquier Samuel Bernard, et que l’on croit perdu ;

Deux bas d’armoire ornés d’attributs de musique et de chasse et surmontés de deux cadrans marquant, l’un les heures et les quarts, l’autre les quantièmes et les phases de la lune, passés de la collection Julienne dans celle de Randon de Boisset, et vendus à la mort de ce dernier 4 701 livres ;

Une pendule de marqueterie à ornements de bronze doré (mouvement de Baillon) qu’accompagnent deux réductions en bronze du Jour et de la Nuit de Michel-Ange ;

Deux corps de bibliothèque exécutés pour Louis XIV, en bois d’amaranthe plaqué d’ébène, à dessus de marbre blanc incrusté de divers autres marbres de couleur, et ornés de quatre bas-reliefs en bronze doré représentant les quatre saisons ;

Un corps d’armoire de marqueterie en écaille, dont la porte est décorée d’un Apollon en relief faisant écorcher Marsyas ; sur les côtés, Bacchus et l’Hiver représenté par un vieillard qui se chauffe, etc., etc.

On se rappelle que Piganiol de la Force[13] cite comme le chef-d’œuvre de Boulle « et de son art » le cabinet de marqueterie et de glaces exécuté pour l’appartement du Grand Dauphin, fils de Louis XIV, et dont nous avons donné l’indication plus haut.

La bibliothèque Mazarine à Paris possède deux magnifiques commodes de Boulle, provenant de la chambre à coucher de Louis XVI à Versailles ; plus une pendule, style Louis XIV, haute de deux mètres trente centimètres, dont le coffre et la gaîne en marqueterie d’écaille sur cuivre sont l’œuvre de Boulle.

On voit au musée du Havre un secrétaire en cuivre et en écaille fabriqué par Boulle, et laissé par oubli dans cette ville lors du passage de Louis XVI, en 1786. Ce meuble, longtemps relégué dans un grenier, n’en descendit que pour orner le bureau de l’octroi, où un homme de goût le reconnut et le signala au maire qui le fit enlever et restaurer.

C’est surtout en comparant les ouvrages de Boulle avec ceux de ses successeurs que l’on en comprendra le véritable caractère, qui est une sorte de sobriété dans la richesse, loi que Crescent[14] et ses imitateurs ont oubliée pour tomber dans la prodigalité et dans la surcharge. La belle disposition des lignes, la proportion, l’art de tirer plusieurs fois parti des mêmes ornements en variant les combinaisons, le soin extrême des détails, voilà ce qu’on reconnaît en analysant les ouvrages du maître de l’ébénisterie française. Mais si l’ordonnance des motifs, le dessin des filets, des encadrements offrent peu de variété, l’intérêt est suffisamment excité par le grand style des bas-reliefs et des mascarons que Boulle composait généralement d’après l’antique et les meilleurs statuaires modernes : on a vu tout à l’heure comment il sut raccorder le motif d’une pendule avec deux des plus célèbres statues de Michel-Ange. On peut dire généralement qu’il représente le grand goût de son époque ; c’est de quoi l’on se convaincra facilement en rapprochant telles de ses œuvres, par exemple, du buffet à médailles que Crescent exécuta pour Louis XV, et où les accessoires sont multipliés jusqu’à la profusion. Enfin, ce qui n’est pas non plus un mérite indifférent, « il joignoit, dit Mariette, au bon goût la solidité, et ses beaux meubles sont aussi entiers après cent ans de service qu’ils l’étoient lorsqu’ils sont sortis de ses mains ».

Ils le sont encore après tantôt deux siècles. Et quelques efforts que fasse l’industrie moderne, elle ne pourra jamais lutter, non plus en solidité qu’en beauté et en grandeur ; car la solidité n’était point seulement alors dans l’armature, mais dans la matière et dans chacun des procédés employés, dans la dorure que l’on remplace aujourd’hui par le vernis, dans la ciselure et la sculpture qui se faisaient à la main et non à la mécanique, dans la qualité du bois et des autres matériaux, etc.

« La camelotte, dit Auguste Luchet, nous a pris et nous gouverne ; la camelotte est en tout et partout ; elle nous nourrit, nous habille, nous pare, nous loge ; on en fait nos plaisirs et notre enseignement, notre littérature et nos arts ! Je connais une fabrique de meubles de Boulle où l’écaille est fausse, la corne fausse, la nacre fausse, l’ivoire en bois de houx. Il n’y a de vrai que le cuivre, parce que la science appliquée à l’industrie n’a pas encore trouvé son imitation ; mais elle y viendra, gardons-nous d’en douter ! Quand Boulle employait le bois dans son travail, c’était du bois d’ébène ; on y a renoncé pour le poirier noirci, sous prétexte que l’ébène est un bois gras, difficile à manier, qui se fend, se gerce, prend mal la colle et repousse le vernis. De sorte qu’aujourd’hui un meublier s’appelle « ébéniste » à la condition de ne jamais employer d’ébène. Celui de Louis XIV ne trouvait pas tant de dégoût au magnifique bois si maltraité par notre spirituelle fabrique. Il ne s’inquiétait guère, à la vérité, comment le vernis y tiendrait, puisqu’il ne vernissait pas ses meubles ».

Boulle mettait un soin extrême au choix des bois, métaux, etc., qu’il employait. Il compte pour 12 000 livres, dans l’état que nous avons cité, un choix de « bois de sapin, de chesne, de noyer, de panneau ou merrain, bois de Norvegue, amassés et conservés depuis longtemps pour la bonté et qualité des ouvrages ». Il employait de l’écaille de tortue, que l’industrie actuelle remplace, économiquement, par de la gélatine. « Alors on ne fondait pas les cuivres d’ornements, ni même les figures, quasi-finis, comme on le fait à présent, pour épargner au ciseleur une peine qui coûterait au marchand. Les reliefs sortaient du moule indiqués seulement, à peine dégrossis, et l’ornemaniste travaillait là-dessus en plein métal, sculptant véritablement plutôt qu’il ne ciselait ». Ce n’est pas tout : « Comme aujourd’hui nous ne tenons pas beaucoup à la variété des dessins, une folle fierté des anciens qui jamais ne se répétaient dans un meuble pas plus que dans une église, nous lions l’un sur l’autre jusqu’à six ou huit doubles, et nous les découpons tous ensemble. Ceci obtenu, on assemble les découpures et on les plaque selon l’ordonnance sur la bonne ou mauvaise caisse de bois jaune ou blanc dont est charpenté le meuble. On encadre les dessus et les panneaux avec du cuivre ; on enrichit les coins, les montants, les pieds, les serrures avec du bronze (faux). Il y a tels ornements que les marchands vendent trente sous la livre, tout faits, avec les trous pour les clous. Prenez seulement ce grossier kilogramme de ferraille jaune et informe, et donnez trente francs à un ciseleur ! voilà de la quasi-marchandise de premier ordre. Mais pourquoi, disent la plupart, donner trente francs à un ciseleur ? Est-ce que le public s’y connaît ? Cela reluit, cela suffit ».

Voilà donc où nous amènent le divin progrès et la sainte mécanique. L’art industriel, ce barbarisme insignifiant, puisque l’industrie n’est pas un art, et que l’art ne saurait être une industrie, a ravalé l’artisan du temps passé au-dessous du manœuvre. Autrefois l’ouvrier pouvait être artiste et grand artiste : Boulle le prouve, Boulle qui faisait tout de sa main et de sa pensée, inventeur, dessinateur, sculpteur, architecte, ébéniste, doreur, ciseleur, et homme de goût par-dessus le marché. La division du travail et la camelotte, c’est-à-dire le travail sans intelligence et sans bonne foi, ont fait de l’ouvrier moderne une machine, moins qu’une machine, un rouage, un ressort, une pièce. Et qu’on ne me dise pas que le génie seul nous manque, et que Boulle renaissant parmi nous y trouverait carrière à son génie. Il n’aurait pas le temps, d’abord. Comment trouver, dans notre société pressée de jouir, des clients assez patients pour attendre pendant des années le loisir de l’inspiration et d’une exécution sincère ? Il aurait à compter, lui aussi, avec la division du travail et la camelotte. C’en est fait des arts secondaires. L’art industriel n’en est que l’impertinente caricature, et l’hôtel des ventes est leur panthéon et leur tombeau.


fin.
  1. Dans ses remarquables articles sur les Arts parisiens, Auguste Luchet s’est longuement occupé de Boulle et de ses procédés (voir le Siècle, numéros du 16 mars et du 18 avril 1860). Auguste Luchet avait bien voulu se souvenir de notre humble travail et nous faire l’honneur de le citer.
  2. « Le XXVI mars 1625 naquit un enfant à Pierre Boulle, de Marie Bahusche, qui fut présenté au saint baptême le 1er jour de juin au dit an ». (Archives de l’art français, 1836, p. 325.)
  3. Essay de l’histoire générale des Protestants distingués par nation, par Boule, Marseillais ; Paris, 1646, petit in-8 (rare).
  4. Archives de l’art français, t. 1er, p. 222-24.
  5. Archives de l’art français, t. 1, p. 222-24.
  6. Archives de l’art français, 6e année, p. 328.
  7. Archives, 1856, p. 329-32.
  8. Voir, sur ce manuscrit, le troisième volume des Études sur les peintres provinciaux, par M. Philippe de Chennevières.
  9. Publiée dans les Archives de l’art français, 6e année, p. 333.
  10. Cette lettre, publiée pour la première fois par M. Depping, dans sa Correspondance administrative du règne de Louis XIV, a été reproduite dans les Archives de l’art français, même page, même année que ci-dessus.
  11. Aux ouvriers, dans la copie de M. Depping
  12. Archives de l’art français, loco cit. — Ces trois lettres sont extraites des Archives nationales (Archives de la couronne, Bâtiments du roi).
  13. Description de Versailles, t. 1er.
  14. Crescent, qui fut ébéniste du Régent, et Caffieri, ont été les plus célèbres parmi les imitateurs de Boulle.