Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/II/5

Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 213-232).
CHAPITRE V


CHAMFORT



Nietzsche a aimé Chamfort pour la raison qui le rendait cher à Stuart Mill. Il voyait en lui « un La Rochefoucauld du xviiie siècle, mais plus noble et plus philosophe »[1]. Il l’a aimé un peu pour la joie de l’avoir découvert ; car, en 1875, Chamfort était presque aussi étranger à la France que Stendhal[2]. « La postérité, avait écrit Arsène Houssaye, n’a ouvert sa porte à Chamfort qu’à la condition qu’il laissât ses livres sur le seuil. »

Le portrait tracé de lui par Nietzsche dans Frœhliche Wissenschaft immortaliserait Chamfort, s’il en était besoin. Nous connaissons mieux par lui cet homme, « riche en profondeurs, en arrière-plans de l’âme, sombre, souffrant, ardent, ce penseur qui trouvait le rire indispensable comme un remède contre la vie »[3]. Nietzsche s’étonne que Chamfort ait pu être français. Il lui trouve je ne sais quelle sombre passion italienne, et une étrange ressemblance avec Dante et Léopardi parce qu’en mourant il avait dit à Siéyès : « Je m’en vais enfin de ce monde où il faut que le cœur se brise ou se bronze[4]. » Il y a sans doute chez Nietzsche, après tout ce qu’il a su de Pascal et du pessimisme français, un peu d’inconséquence à montrer cette surprise. Ce n’en est pas moins par cette amertume passionnée que Nietzsche sent son affinité avec Chamfort. Il a reconnu exactement ce qu’il y avait de tendresse refoulée dans le critique amer qui pensait que « pour n’être pas misanthrope à quarante ans, il fallait n’avoir jamais aimé les hommes[5] ».

Sainte-Beuve, dans un de ces articles irritants où il témoignait tant de froideur aux vaincus de la vie, a dit de Chamfort que « malgré quelques parties perçantes et profondes, il n’était qu’un homme d’esprit sans vraies lumières et fanatisé ». Chamfort sans doute a moins écrit de livres qu’il n’a projeté de livres à écrire. Mais Nietzsche a reconnu un devancier dans l’analyste sans peur qui, ayant observé que « peu d’hommes se permettent « un usage rigoureux et intrépide de la raison », demanda qu’on appliquât la raison à tous les objets de la morale, de la politique, et de la société, aux rois, aux ministres, aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts »[6]. Il a tenu Chamfort pour un de ces « libres esprits », si rares dans l’Europe actuelle, occupés à « regarder à l’envers tout ce qu’ils aperçoivent de voilé[7] », tout ce que ménagent les pudeurs anciennes, un de ces vagabonds indiscrets et cruels, remplis d’une curiosité vorace et que rien ne rassasie, remplis aussi d’un sens intègre de la vie, douloureusement froissé de toute la décadence que causent les hypocrisies usuelles.

Ce serait une chose curieuse, écrivait Chamfort, qu’un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l’esprit humain, de la société, de la morale ; les idées qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises maximes politiques, le despotisme, la vanité du rang, les préjugés populaires de toute espèce[8].

Ce livre sur la corruption de la morale, sur la fausse hiérarchie de toutes les idées de science et de toutes les croyances, sur l’inutilité des royautés et des prêtrises, sur toutes les intoxications débilitantes, qui viennent des idéals erronés, on peut dire que Nietzsche l’a écrit et qu’il s’est intitulé, tantôt Morgenröthe, tantôt Genealogie der Moral, tantôt der Antichrist, et enfin Kritik der bisherigen hoechsten Werte[9].

Cette science future, que Chamford a imaginée, mais non créée, il se l’est figurée comme une anatomie désolante qui mettrait à nu, sous la séduction de l’enveloppe flatteuse, colorée d’un teint délicat et frais, le jeu des muscles écorchés, l’affreux spectacle des entrailles, le mécanisme hideux du squelette. Science comparable, croyait-il, à la médecine : il faut triompher des premières répugnances pour y devenir habile. Mais quelle comparaison plus fréquente dans Nietzsche que celle de cet épidémie séduisant sous lequel se dissimule, pour être supportable au regard, l’amas des mouvements et des passions de l’âme, informe comme le réseau de viscères et de veines, de chairs et d’os dont est fait l’homme physique[10] ?

On peut serrer de plus près cette ressemblance. Chamfort distinguait deux classes de moralistes et de politiques, ceux « qui n’ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et ceux qui ne l’ont vue que du bon côté et dans sa perfection[11] » ; Nietzsche dressera des tableaux comparatifs, classera les esprits par types, selon leur valeur de force ou leur débilité décadente. Sans relâche, il recommence cette classification, refait sa comptabilité des valeurs, énumérant les déformations subtiles que l’amollissement ou la lâcheté peuvent avoir fait subir aux idéals les plus hauts[12]. Entre les énumérations de Chamfort et celles de Nietzsche les coïncidences abondent : Chamfort ne veut pas s’en tenir aux résultats de Montaigne, de la Rochefoucauld, de Swift, de Mandeville, d’Helvétius, « qui ne connaissent pas le palais dont ils n’ont vu que les latrines ». Il ne sera pas non plus avec les enthousiastes qui détournent les yeux de ce qui les offense et n’en existe pas moins. Cette absence de scrupule, cette audace irrespectueuse de la recherche, n’est-ce pas là ce que Nietzsche a le plus respecté dans les moralistes français ? Et ce qu’il aie plus cherché à dissiper, n’est-ce pas le sortilège, par lequel la morale, Circé éternelle des philosophes, savait écarter de son domaine les investigations de la critique ? Mais son palais embelli par le mirage de l’enthousiasme, il ne faut pas seulement en décrire les cloaques ; c’est toute son architecture « qui menace ruine ou qui déjà est en décombre », selon Nietzsche [13]. L’humanité n’est pas seulement de l’inconnu où il faut s’orienter ; c’est de la corruption à balayer pour ouvrir les avenues d’une vie nouvelle.

À l’éducation nouvelle, il fallait, selon Chamfort, de la morale et de la prudence ; et il ne fallait ni trop de prudence, appuyée sur une trop exacte connaissance des hommes, pour ne pas faire de trop égoïstes calculateurs ; ni trop de morale, pour ne pas faire seulement des dupes et des martyrs. Le problème de Chamfort était bien le même que celui de Nietzsche : en asseyant les garanties de la vie sociale, assurer les possibilités d’une originalité individuelle ; laisser s’épanouir la vie de l’individu sans laisser péricliter la vie sociale. Ce problème, Nietzsche l’a abordé avec les ressources des moralistes français ; et il ne s’est pas douté alors qu’il le résoudrait un jour par les observations d’une sociologie toute neuve à base d’ethnographie comparée. La psychologie française lui a enseigné toutefois à observer l’homme d’aujourd’hui et la société complexe où il est placé.

Les moyens d’action dont dispose l’individu sont des passions génératrices d’illusions, et une raison, qui le prémunit contre les dangers, où le précipitent ces passions fertiles en chimères. Pourtant les passions font vivre l’homme ; la sagesse le fait seulement durer[14]. » L’esprit le plus dénué d’illusions est encore obligé de convenir que « les illusions sont nécessaires à l’homme »[15]. Les hommes passionnés, attachés à des mensonges dont ils vivent, et médiocrement soumis à une raison qui se borne à les mettre en garde contre les excès de leur imagination, seraient, si on pouvait les conserver à l’état isolé, une sorte d’animaux dangereux et forts, mais beaux à regarder dans leur action instinctive. Il se trouve au contraire qu’ils vivent en troupes. Aussitôt ce naturel se corrompt et cette beauté disparaît.

Dans la pensée de Chamfort, nous rencontrons là une obscurité. L’influence évidente de Rousseau ne dissipe pas la confusion, mais l’augmente. Pour ce XVIIe siècle rationaliste la société était une « composition factice ». Elle ne résultait pas du développement de la nature, c’est-à-dire des nécessités proposées à l’homme et au milieu desquelles sa nature morale grandit originairement. Bien au contraire, la société est un milieu artificiel, où nous prenons des habitudes affectées et déformantes. C’est pourquoi toute expression naïve d’un sentiment naturel produit en nous un étonnement mêlé de joie « comme un débris d’ancienne architecture dorique ou corinthienne dans un édifice grossier et moderne[16] ».

Il y a là une grande méprise ; et pourtant le sentiment exprimé par Chamfort a sa réalité profonde et sa grave douceur. Nous avons tous éprouvé cette surprise et ce plaisir que nous causent des sentiments d’une humanité candide chez des hommes haut placés qui savent échapper aux fictions de l’usage, du cérémonial ou de la discipline sociale. Il n’est pas vrai cependant que ce qui se révèle par une telle candeur, ce soit l’homme naturel d’autrefois, non déformé. Qui sait si ce n’est pas un débris d’une tradition antérieure, conservée dans la solitude, ou encore une nouvelle réussite d’une éducation améliorée ? Ce n’en est pas moins un acquis social ; et ce peut être déjà l’humanité nouvelle qui se dégage de la gangue des conventions où elle a d’abord mûri.

La pensée où aboutira Nietzsche, après de longues incertitudes, tiendra compte d’une sociologie que le XIXe siècle seul a développée et que Chamfort ne pouvait connaître. Il est en effet certain que la vie en société n’est pas une corruption de l’humanité ; elle est une fonction naturelle. Nietzsche en est venu alors à penser que les collectivités arrivent à la conscience d’elles-mêmes avant les individus ; et c’est le sentiment d’appartenir à un groupe, l’orgueil de clan et de caste qui est le premier sentiment par lequel l’individu sache se distinguer des hommes d’un autre groupe, et concevoir sa propre originalité. Les hommes chargés de décider pour les multitudes, les chefs, acquièrent par le sentiment de leur mission sociale cette étendue du regard, cette froideur réfléchie, cette fermeté redoutable et ce grand air qu’ils n’auraient point en considérant leurs seuls mérites personnels[17]. À ce compte, ce sont les sentiments collectifs qui sont « naïfs », au sens allemand du mot, c’est-à-dire d’une ingénuité spontanée et directe. Les collectivités entre elles parlent un langage dénué de dissimulation et d’une moralité rugueuse. Elles sont l’ « immoralité organisée », la volonté belliqueuse, la soif de domination et de vengeance. La force, l’orgueil, le ressentiment violent, « tout ce qui paraît contraire au type grégaire[18] ; elles l’insufflent aux chefs qui les servent, et ces chefs doivent au troupeau qu’ils commandent jusqu’à ces qualités robustes qui font d’eux des personnages représentatifs. En rapprochant la philosophie sociale de Chamfort et celle de Nietzsche, il convient d’écarter du parallèle cette philosophie pseudo-rousseauiste qui, à l’origine de toute la doctrine de Chamfort, si virile, plaçait un enfantillage dont il ne s’est jamais guéri.

Quand Chamfort dit que « les hommes deviennent petits en se rassemblant », que ce sont « les diables de Milton obligés de se faire pygmées pour entrer dans le Pandémonium »[19], il croit décrire l’esprit grégaire moderne. Il a présente à la pensée l’image de la cour de Louis XV et de Louis XVI. Cette localisation dans le temps étant faite, Nietzsche acceptera le verdict de Chamfort. Il ne dira pas que les hommes sont petits parce qu’ils vivent en troupeau, mais que l’espèce entière rapetisse, chefs et troupeau. Rien de plus neuf que la théorie de la « décadence », par laquelle Nietzsche explique que puisse se préparer la race naine et douillette des « derniers hommes »[20], l’humanité de demain. Encore Nietzsche, après les plus cinglantes critiques sur la race moutonnière des modernes, justifiera-t-il cette sélection à rebours qui, au lieu de faire surgir les élites, grossit la foule des exemplaires moyens, innombrables et interchangeables.

Le rapetissement des hommes devra longtemps passer pour la fin unique, parce qu’il faut d’abord poser de larges fondations, afin d’y placer une race d’hommes plus vigoureux[21].

Après quoi la charpente principale de la théorie de Chamfort, son opinion sur le rôle des institutions, se retrouvera intacte dans Nietzsche jusque dans ses derniers ouvrages.

La ressemblance entre eux va jusqu’à la parfaite identité, quand il s’agit d’expliquer pourquoi les sociétés humaines travaillent au nivellement des multitudes.

La plupart des institutions sociales, dit Chamfort, paraissent avoir pour objet de maintenir l’homme dans une médiocrité d’idées et de sentiments qui le rendent plus propre à gouverner et à être gouverné[22].

Ce n’est qu’un aperçu chez Chamfort ; Nietzsche édifiera un système pour en apporter la preuve, il fera la psychologie de cet homme robuste qu’il faut pour gouverner et à qui il faut une autre « perspective » morale et intellectuelle qu’à la foule menée par lui. « Faire durer une œuvre qui vive plus qu’un homme », dans une société faite seulement d’hommes périssables ; et avec cette vie périssable construire de la durée collective, c’est la besogne paradoxale qu’on exige des chefs, Nietzsche a essayé de la décrire. Il a montré que pour réussir cette besogne, il faut imposer aux individus toutes les sortes imaginables de limitation, d’intolérance exclusive, et que cet esclavage est proprement ce qu’on appelle morale[23]. Toute multitude à l’origine a été pétrie par une classe de maîtres, et ses croyances sont nées de sa subordination. Cette théorie prolonge l’esquisse de Chamfort. Comment alors, lorsque se déchaîna la « révolte des esclaves » par la Révolution française, Chamfort a-t-il pris parti contre les maîtres ?

Chez cet aristocrate, ç’a été là une anomalie morale, à moins que ce ne fut mi retour de ce « rousseauisme » qui fut une inconséquence latente de sa doctrine. Quand on disait à Chamfort que la noblesse était un intermédiaire entre le roi et le peuple, il répliquait : « Oui, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres[24]. » Il lui paraissait monstrueux d’évaluer à des mesures différentes les actions ou les discours des riches et des pauvres :

Cette acception de personnes, autorisée par la loi et par l’usage, est un des vices énormes de la société qui suffirait seul pour expliquer tous ses vices[25].

Comme si dans une aristocratie tout n’était pas acception différente des personnes ! Aussi en est-il venu à mettre au même niveau d’influence nocive deux causes de la dégradation humaine : « l’établissement de la secte nazaréenne et la féodalité[26]. »

Nietzsche ne l’a suivi que dans la condamnation de la « secte nazaréenne », et encore a-t-il modifié les termes du verdict. À coup sûr, il a voulu, lui aussi, comme Chamfort, qu’on « redevint Grec et Romain par l’âme », Mais dans les Grecs et les Romains, Chamfort avait aimé une humanité moins encombrée de préjugés sombres et fumeux et un goût plus vif des natures intellectuellement fortes. Nietzsche, s’il a certes mésestimé les chrétiens pour cette idée lugubre qu’ils se sont faite de la vie, sur laquelle depuis eux ne cesse plus de planer l’ombre du péché, il les a haïs davantage pour cette grande corruption de la pitié qu’ils ont fait régner et qu’il jugeait propre à sélectionner des dégénérés. Selon lui, non seulement la morale chrétienne est une morale de troupeau, mais elle est la doctrine où le troupeau légifère et fait triompher son ressentiment, la conscience de sa bassesse et sa haine du soleil et de la joie.

Au reste, sur la prodigieuse tyrannie du préjugé social, Chamfort et Nietzsche sont d’accord. Si l’on transposait leurs aphorismes de la prose de l’un dans celle de l’autre, il faudrait cependant quelques précautions. Des termes semblables ne désignent pas chez eux la même réalité sociale. Chamfort se représente la cour et la ville, en France, au xviiie siècle, la lutte des intérêts, le heurt des vanités qui se croisent dans ce qu’on appelle le monde[27] ; et c’est cette société polie qu’il raille pour ses coutumes désuètes, ses « étiquettes » ridicules, toutes placées sous la protection de ce mot : c’est l’usage[28]. Nietzsche se replace par la pensée dans un monde luthérien de doctrine, bourgeois de tenue, avec des élégances de petite cour allemande, des intrigues professorales, des insolences de financiers et d’industriels, des jalousies de préséance, un chauvinisme allemand effréné et un loyalisme dynastique toujours à l’affût des occasions de s’empresser. Société vulgaire, mais puissante, de parvenus cherchant à contrefaire les hobereaux ; nation insupportable par son impatience à imposer sa trop récente force et les orthodoxies surannées qu’elle prend pour les appuis de cette force. Dans ce milieu, les hommes assez courageux pour lutter contre le « bon usage de leur monde » semblaient à Nietzsche presque introuvables. L’instinct moutonnier étouffait, même chez les plus scrupuleux, la voix de la conscience purement humaine[29]. Dans les deux sociétés, la française du xviiie siècle et l’allemande du xixe, le même fait social se produisait : une convention niveleuse, ennemie des nouveautés et des novateurs, l’emportait. Elle procédait par grands dogmes épais et immobiles dans l’Allemagne de Nietzsche, par mouvements de soudain caprice et par engouements élégants dans le Paris de Chamfort, mais toujours roulait les hommes dans sa houle comme des galets, pour les polir, les amenuiser, les égaliser.

Dans cette usure de toutes les originalités, où toutes les idées changent sous la pression de l’opinion, les appréciations n’ont plus qu’une valeur factice, conforme aux besoins présumés de la société et très éloignée du réel observé et individuel. Toutes les réputations dépendent des rumeurs vagues mises en circulation par cette inquiète, vile, chancelante et mobile vanité. Pas un homme du monde qui sache se garer de cette incertaine opinion qu’il faut flatter et suivre, sous peine d’être combattu par elle à mort.

Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots dans la signification opposée à celle qu’on leur donne dans le monde[30].

Parle-t-on d’un misanthrope dans le monde ? Il faut entendre qu’il s’agit d’un philanthrope vrai. D’un « mauvais Français » ? C’est sûrement quelque bon critique dénonçant certains abus monstrueux. D’un homme « calomnié comme philosophe » ? Ce doit être un homme simple qui sait que deux et deux font quatre. Prendre le contrepied de l’opinion admise, revenir sur cette falsification de tous les faits réels et de tous les mouvements du cœur, s’en retourner à ce que la nature commande, ce sera pour Chamfort notre chance principale de tomber juste ; mais n’est-ce pas là ce que Nietzsche appellera un jour le « renouvellement de toutes ces valeurs » ?

II. — Ayant subi des souffrances identiques, Chamfort et Nietzsche cherchent un réconfort à leur dégoût social et le redressement des torts causés à l’élite (et à eux-mêmes), dans un orgueil aussi haut, aussi calme, aussi tranquille et aussi capable de grandir l’homme que la vanité flagorneuse du préjugé social était incertaine et basse. Ce livre des aphorismes de Chamfort, non surabondamment fournis, mais où il y a quelques étincelantes pierreries, Nietzsche l’a aimé surtout pour les pensées qui glorifient le philosophe et le solitaire. La mélancolie de Nietzsche est plus dolente, plus prête aux effusions lyriques ; celle de Chamfort, plus disposée au laconisme amer. Leur fierté est égale. Le portrait du grand silencieux, méditatif dans sa révolte tranquille, et qui du fond de sa solitude gouverne l’avenir, doit beaucoup à Chamfort. Il faut à ce philosophe beaucoup de désintéressement, l’art d’être satisfait de peu, et de savoir regarder un état dans le monde comme une prison, c’est-à-dire comme un « cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l’âme et à l’esprit leur étendue et leur développement ».

Nietzsche ne comprenait pas qu’on pût chercher à augmenter son gain, quand on dispose d’un revenu annuel de 200 à 300 thalers[31]. Malgré le zèle déployé par des snobs pour mettre la main sur sa doctrine, il ne sera jamais le philosophe du capitalisme, à cause de ce mépris de la richesse, et Chamfort avait déjà remarqué qu’un homme d’esprit, s’il prétend être heureux avec 2.000 écus de rente, encourt l’animosité des millionnaires, parce qu’il « semble menacer les riches d’être toujours prêt à leur échapper »[32]. Ce goût de la médiocrité digne, tout juste suffisante à assurer l’indépendance sociale et la liberté de l’esprit, Chamfort et Nietzsche l’ont recommandé ou plutôt exigé comme une dure loi de l’honneur « qui vaut mieux que la gloire »[33]. Nietzsche ajoutait qu’il y a là une exigence de ce rigoureux tyran intérieur, qui est notre mission, et dont la vengeance est terrible, « si nous nous mettons de plain-pied avec ceux dont nous ne sommes pas, et si nous acceptons une occupation, fût-ce la plus estimable, qui nous détourne de notre tâche principale »[34].

La tâche principale de chacun, c’est d’abord d’être soi, et être soi, c’est, qu’on le veuille ou non, être seul, car c’est mésestimer l’estime publique et manquer de considération pour la renommée. Dans ce monde, où s’entrecroisent les liaisons d’intérêts et où se heurtent les vanités convoiteuses, qui donc aurait le loisir d’accorder son attention au mérite individuel ? Qui serait capable de le distinguer ou qualifié pour en faire l’éloge[35] ? Ou plutôt dans une société toute remplie de conventions malhonnêtes ou dénuées de sens, qui ne considérerait avec hostilité l’homme acharné à se singulariser par une probité, par une raison ou par une délicatesse rétives à tous les mensonges usuels ?

Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. C’est presque un ennemi qu’un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose : « Je ne te prends que pour ce que tu es ; je ne t’apprécie que ce que tu vaux. » Et ce n’est pas une petite entreprise de se faire aimer, avec l’annonce de ce ferme propos[36].

Nietzsche a connu ces avanies de la foule. Il a subi les nécessités de son métier de psychologue, les fréquentations douteuses, les familiarités suspectes, sans avoir le cynisme profitable d’accepter la vulgarité de la « règle », Nous aurons à expliquer ses plaintes éloquentes et toute la satiété assombrie qu’il a eue de son commerce avec les hommes[37].

Pourtant la ressource de faire tête à la meute avec un orgueil stoïque peut nous manquer. Chamfort l’avait prévu : et là encore il prépare Nietzsche. Il ne suffit pas toujours à « l’homme d’un vrai mérite » de chercher à éviter les contacts fâcheux. Il faut les fuir, comme Alceste, sans les raisons qui rendent Alceste ridicule. Il n’y a pas de place pour un philosophe dans une société qui veut ployer sous sa loi la pensée à la fois et les caractères, sauf à laisser mourir de faim ceux qui lui résistent. Quel refuge alors, si ce n’est de tracer autour de soi un grand cercle de solitude, sereine ou triste, pour réserver les droits de la conscience intellectuelle, et à ceux qui nous en font reproche, de faire la fière réponse : « Dans le monde, tout tend à me faire descendre. Dans la solitude, tout tend à me faire monter[38]. »

Nietzsche, quelles paroles n’a-t-il pas trouvées pour décrire « cet isolement par lequel il se défendait d’un mépris des hommes qui l’envahissait »[39] ! Il a défini à son tour les raisons qui obligent « tout homme d’élite à se réfugier instinctivement dans son château-fort, dans ce secret réduit où, affranchi de la foule et du trop grand nombre, il a le droit d’oublier cette règle appelée « homme » et à laquelle il fait, pour sa part, exception »[40]. Monter sur les hauteurs, à 6.000 pieds au-dessus de l’atmosphère commune, et là, dans le grand silence intérieur, retrouver la source des grandes inspirations, redécouvrir, pour soi et pour les hommes, des raisons de vivre que nous cachait le dégoût de la vie inspiré par eux, combien de fois ce précepte ne revient-il pas chez Nietzsche, en termes presque littéralement semblables à ceux de Chamford :

Le monde ne m’a rien offert de tel qu’en descendant en moi-même je n’aie trouvé encore mieux chez moi[41].

Or, ce que le philosophe trouve en lui-même, c’est, dit Chamfort, « la pensée qui console de tout et remédie à tout »[42]. Elle suppose un premier don de la nature, « cette force de raison qui vous élève au-dessus de vos propres passions et de vos faiblesses et qui vous fait gouverner vos qualités mêmes, vos talents et vos vertus » [43]. Or, Nietzsche avait-il défini autrement « cette sorte plus robuste d’esprits desquels il faut exiger qu’ils soient passionnés, mais aussi maîtres de leurs passions, fût-ce de leur passion de connaître »[44] ?

Les instincts en nous sont des chiens fauves. Notre maîtrise est qu’ils aboient ou se taisent à notre commandement. Ce que le doux scepticisme de Montaigne et de Fontenelle, ou la contrition de Pascal n’a pu lui enseigner, Nietzsche l’apprendra de l’amère expérience de Chamfort : « Un homme d’esprit est perdu, s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie du caractère… ; quiconque n’a pas de caractère n’est pas un homme, c’est une chose[45]. »

Le mot de la Médée cornélienne, réputé sublime et unique :

« Moi seule, et c’est assez ! »

Chamfort voulait que chacun pût le redire « dans tous les accidents de la vie »[46]. Savoir opposer une résistance rugueuse, « savoir prononcer la syllabe non », c’est le premier signe du jugement personnel et de l’indépendance. Cela semble un peu simple et massif ; mais nulle supériorité qui ne se greffe d’abord sur cette souche noueuse. Nietzsche pensera de même que les hautes vertus de l’ascétisme et la vigueur de l’esprit philosophique supposent une longue sélection de force opérée sur des races musclées et positives d’esprit.

Il y a pour Chamfort aussi des qualités hautes, où l’on ne reconnaît pas la grossièreté du tronc primitif. La Rochefoucauld avait cru qu’elles s’épanouissent brusquement en nous comme des fleurs miraculeuses ou comme de divines apparitions. La dernière et la plus secrète croyance de ces âmes endolories par le doute, c’est un mysticisme laïque auquel ne s’élève pas la foule ; elles font un acte de foi en un renoncement et un sacrifice d’une totale pureté :

Le public ne croit point à la pureté de certaines vertus et de certains sentiments ; et en général le public ne peut guère s’élever qu’à des idées basses[47]

C’est qu’il faut greffer sur la passion une forte raison qui ne lui emprunte que sa sève ; alors cette passion épurée mûrira par elle en fruits de douceur héroïque.

En quoi aurait consisté la méthode d’éducation morale que Chamfort voulait opposer à l’éducation de prudence usitée aujourd’hui ? Il ne l’a pas définie. On devine que de cette éducation de raison associée au sentiment relevaient les vertus exquises qu’il pensait substituer aux nôtres ; l’élévation, c’est-à-dire la honte forte, si distincte de la bonhomie banale ; l’art délicat de rendre service sans coquetterie ; une générosité qui saurait constamment dissimuler l’objet de sa bienfaisance, jusqu’à « l’envelopper dans le sentiment qui a produit le bienfait »[48]. On songe à plus d’une de ces magnifiques paroles où Nietzsche a parlé de la « profusion intérieure » :

Quand votre cœur déroulera son flot large et plein, pareil au fleuve qui est le salut et le péril des riverains, ce sera là le commencement de votre vertu [49].

Y a-t-il une règle pour une vertu à ce point prodigue, robuste et éclairée ? On serait surpris que des moralistes ennemis de l’esprit grégaire admissent un impératif. La moralité pure chez eux ressemble à un arbrisseau d’une sève choisie, et dont tous les bourgeons donnent des ramures, puisque cela est à la fois sa fatalité et sa joie. Cette générosité attestait pour Chamfort un naturel resté intact ; pour Nietzsche, une sélection savante et ancienne. Peu importe ce litige de deux philosophes qui, en désaccord sur le passé de l’homme, s’entendent sur son avenir. De la pure nature humaine, restée sans corruption ou échappée à la décadence, Chamfort et Nietzsche attendent une liberté bienfaisante sans loi, magnanime sans gloire, et qui, s’il fallait désespérer de la société, permettrait encore d’aimer l’humanité dans quelques exemplaires très purs :

Pour les hommes vraiment honnêtes et qui ont de certains principes, les commandements de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l’abbaye de Thélème : Fais ce que voudras[50].

Nietzsche fera un pas de plus. Toutes les maximes universelles, et jusqu’aux plus sévères, celle de Kant non exceptée, ont des mailles trop lâches pour son individualisme exigeant. Faites pour des âmes moyennes, elles restent au-dessous des vertus qui s’épanouissent librement dans l’humanité supérieure. Chamfort avait dit que les principes qui gouvernent les hommes de cette trempe sont « les armes d’Achille qui ne peuvent convenir qu’à lui et sous lesquelles Patrocle lui-même est opprimé »[51]. L’ « immoralisme » de Chamfort et de Nietzsche consiste en cette dure école d’une vertu impossible à réduire sous des règles, et d’où sortira un nouvel héroïsme mûri dans la solitude.

Sans doute, pour Chamfort, il faudra poser une fois de plus le problème de son inconséquence morale. Comment se fait-il que, responsable d’une moralité nouvelle qui exigeait de longues méditations, il soit sorti de la retraite qu’il avait lui-même choisie ? Par quelle gageure, en 1789, ce connaisseur d’hommes a-t-il pris le parti de la multitude ? Faut-il accepter la subtile explication de Nietzsche ? Est-il vrai qu’un instinct obscur ait vécu en lui, plus fort que la sagesse, une inexpiable haine contre cette aristocratie à laquelle avait appartenu son père, séducteur assez lâche pour abandonner l’honnête petite bourgeoise qui s’était donnée à lui ? Cette mère que Chamfort avait consolée par la tendresse filiale la plus respectueuse, a-t-il voulu la venger, quand l’heure vint de ruiner toute la caste de son père ? Ou bien, les circonstances, le génie, le sang paternel l’ayant fait vivre lui-même dans les rangs de l’aristocratie sa vie durant, a-t-il eu des remords ? S’est-il jeté dans la Révolution pour expier sa complicité avec l’Ancien Régime[52] ?

C’est une ingénieuse et trop audacieuse conjecture. Qui oserait, sans témoignages, deviner les voies obscures du sang ? Et les causes ne peuvent-elles être plus simples ? Dans cet écroulement de l’ancienne société factice, comment Chamfort n’aurait-il pas espéré qu’on dégagerait des ruines les fragments de cette humanité plus pure et plus ingénue qu’il y croyait prisonnière ? Il dénonça avec frénésie tous les abus et jusqu’à ceux dont il aurait pu vivre ; supérieur toujours, dit un contemporain, à son intérêt, et parfois son propre ennemi. « Il se déchaîna contre les pensions jusqu’à ce qu’il n’eût plus de pension ; contre l’Académie dont les jetons étaient devenus sa seule ressource, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus d’Académie ;…contre l’opulence extrême, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus un ami assez riche pour lui donner à diner[53]. » Paradoxale fureur, mais désintéressée. Opiniâtreté singulière, mais qui fait passer une idée à l’acte.

Il y a illogisme sans doute pour le solitaire à descendre dans la foule ; et dans la désapprobation de Nietzsche, c’est ce que nous comprenons le mieux. Mais Zarathoustra, le solitaire, après avoir amassé le miel de sa sagesse, n’a-t-il pas été tenté d’en faire présent à l’humanité ? Ne s’est-il pas donné pour un « pécheur d’hommes »[54] ? Ses écrits, ne les a-t-il pas appelés des hameçons et des filets pour prendre des âmes ? Cette grande campagne qu’il a faite contre les Églises et les prêtrises, contre les États et les hommes politiques, ce renversement de toutes les morales et de toutes les hiérarchies, cette nouvelle « philosophie des lumières » (die neue Aufklærung)[55], dont l’avènement ferait des solitaires de la pensée libre les législateurs de l’avenir, qu’est-elle autre chose, si ce n’est une Révolution ?



  1. Wille zur Macht, § 772. {W., XVI, 205.)
  2. Rappelons que Prévost-Paradol dans ses Moralistes français ne consacrait aucune étude à Chamfort. Arsène Houssaye, toujours préoccupé de réparer les oublis de la gloire, avait réédité ses Œuvres précédées d’une Étude sur sa vie et son esprit, 1837.
  3. Frœhliche Wissenschaft, § 95 {W., V, 126j
  4. L’anecdote est prise dans la préface d’Arsène Houssaye à l’édition de 1857. G. Brandes l’a contestée dans une lettre à Nietzsche du 3 avril 1888 (Corr., III, 296). Brandes a raison de faire remarquer que l’aphorisme se trouve déjà dans les Caractères et Portraits (même édition, p. 61), comme conclusion d’une conversation philosophique entendue entre M. D… et M. L… Cependant Chamfort a pu mourir en prononçant un aphorisme cité par lui bien avant.
  5. V. la citation, fragments posthumes de Nietzsche, 1882-1883, § 466. (W., XIV. 229.)
  6. Chamfort, Maximes et Pensées, Ed. A. Houssaye, p. 285.
  7. Menschliches, Allzumenschliches, Préface de 1886, § 3. (W., II, 7.)
  8. Chamfort, Maximes et Pensées, p. 276.
  9. C’est le livre II du Wille zur Macht.
  10. Menschliches, Allzumenschliches, t. I, 5 82. {W., II, 90.)
  11. Maximes et Pensées, p. 278.
  12. V. p. sq. la classification des formes du pessimisme. Wille zur Macht, livre II, ou le classement des moralistes, fragments posthumes de Jenseits (1883-87), § 198. (W., XIV, .316.)
  13. Morgenröthe, préface de 1887, § 3. (W.,, 5).
  14. Maximes et Pensées, p. 291.
  15. Ibid., p. 317.
  16. Maximes et Pensées, p. 277.
  17. Wille zur Macht, § 773. (W., XVI, 206.)
  18. Ibid., § 716, 717. {W., XVI, 173, 174.)
  19. Maximes et Pensées, p. 285.
  20. Zarathustra, Vorrede, § 5. (W., VI, 19-21.)
  21. Wille zur Macht, § 890. (W., XVI, 302.)
  22. Maximes et Pensées, p. 339.
  23. Wille zur Macht, § 730. {W., XVI, 180.)
  24. Maximes et Pensées, p. 339.
  25. Ibid.
  26. Maximes et Pensées, p. 68.
  27. Maximes et Pensées, p. 301.
  28. Ibid., p. 306.
  29. Frœhliche Wissenschaft, § 50. (W., V, 86)
  30. Pensées et Maximes, p. 307.
  31. Frœhliche Wissenschaft, fragments posthumes, § 429. (XII, 202.)
  32. Maximes et Pensées, p. 308.
  33. Ibid., p. 292.
  34. Menschliches, Allzumemchliches, t. II, préface de 1886, § 4. [W., III, 8.)
  35. Maximes et Pensées, p. 311.
  36. Ibid., p. 307.
  37. Jenseiits, § 26. {W., VII, 44.)
  38. Caractères et portraits, p. 74.
  39. Projet d’une préface à Frœhliche Wissenschaft, § 280. {W., XIV, 404.)
  40. Jenseits, § 26. (W., VII, 44.)
  41. Caractères et portraits, p. 71.
  42. Maximes et Pensées, p. 280.
  43. Ibid., p. 286.
  44. Frœhlichc Wissenschaft, fragments posthumes, § 14. (W., XII, 9.)
  45. Maximes et Pensées, p. 310, 311.
  46. Ibid., 311.
  47. Maximes et Pensées, p. 288.
  48. Ibid., p. 313.
  49. Also sprach Zarathustra. Von der schenkenden Tugend. {W., VI, 111.)
  50. Maximes et Pemées, p. 315.
  51. Caractères et portraits, p. 128.
  52. Frœhliche Wissenschaft, livre II, § 95. (W., V, 125.)
  53. Rœderer, Dialogue entre un rédacteur et un ami de Chamfort. (Journal de Paris, 18 mars 1793.) L’article est reproduit dans l’édition des Œuvres de Chamfort, par A. Houssaye, pp. 22-27.
  54. Attention : Cette note est à une place supposée, l’éditeur ayant oublié de la positionner : Fragments des Préfaces de 1885-1888, § 220. {W., XIV, 356.)
  55. Ça été le premier titre d’un ouvrage projeté sur la philosophie du Retour éternel (1884-85). {W., XIV, 321, 341).