Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/I/3

Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 68-82).
CHAPITRE III


HŒLDERLIN


I. L’idée de la Grèce nouvelle. — Un enseignement complémentaire et émouvant de la leçon qu’il recueillait de Schiller était venu à Nietzsche par celui des élèves de Schiller que le poète aima le plus, et qui a eu une destinée si voisine de celle de Nietzsche : Hœlderlin. Sans doute il n’a pu comprendre les Grecs. Ils sont pour lui le peuple héroïque de la jeunesse éternelle et de l’amour. Il les imagine dans une Arcadie, où ils coulent une existence d’harmonieuse liberté, interrompue à peine par des prouesses belles… Mais il a tant aimé ce paysage grec que, sans l’avoir vu, il l’a presque fait revivre. L’Attique, « où sous les platanes l’Ilyssos coule parmi les fleurs[1] » ; la verte Salamine, « enveloppée des ombres du laurier » ; Délos, fleurie de rayons ; toutes les îles ioniennes, « empourprées de fruits, aux collines ivres de sève », et qui étaient vraiment à son gré les îles bienheureuses, Hœlderlin les évoque dans une vision intérieure qui les lui rend présentes à les toucher. Il se promène réellement dans le silence qui règne parmi les ruines de marbre et se désole de n’avoir pas vécu parmi les grands morts de cette époque de beauté héroïque. Il imagine la vie grecque comme une amitié qui dura des siècles, et que toute « une armée de hauts faits » ne put sauver de la mort[2]. Vaguement, comme il l’a dû, si jeune et si dénué d’informations, il a eu la notion de cette vie dangereuse qui fut celle du peuple hellénique et qui le fît si grand, mais qui l’usa de si bonne heure :


Dir sang in den Wiege den Weihgesang
Im blutenden Panzer die ernste Gefahr[3].


Et sa seconde préoccupation fut de se demander comment a pu naître, au milieu de cette vie violente, la perfection harmonieuse de l’art attique. Entre Diotime et Hypérion, aux heures où la vie leur est douce « comme une île nouvellement éclose de l’Océan », aucune conversation ne revient plus souvent que celle de savoir ce qui a fait l’excellence des Athéniens. Le roman de l’Hypérion d’Hœlderlin, que Nietzsche adolescent a si souvent relu, pose dans toute son étendue le problème de savoir comment peut naître une civilisation cultivée. Une humanité héroïque, ivre de la force et de la beauté naturelles, voilà la race qu’Hœlderlin appelle de ses vœux ; et toute sa pensée se tourne vers les âges où les héros marchaient sur la terre comme un peuple de dieux. Mais il faut que cet héroïsme s’affine pour des besognes de beauté.

Est-ce la vertu de la cité grecque ? Hœlderlin déjà pensera que l’État n’est pour rien dans aucune œuvre de civilisation. L’État ne peut agir que par contrainte. Il peut construire une muraille autour d’une floraison humaine. Il n’en dispense pas les semences, et il ne peut faire tomber du ciel la rosée d’enthousiasme, d’amour, de pensée, qui la fait grandir. Est-ce le climat qui a fait l’esprit si pur, si fort et si mesuré de l’Attique ? Mais il a été le même pour les Spartiates. Lacédémone a devancé Athènes par la force passionnée. Mais la surabondance de la passion la dissolvait. Les Spartiates dégénéraient par excès de force. Sans Lycurgue qui châtia leur impétuosité par un code farouche, ils périssaient. Après lui, tout fut chez eux labeur et conscient effort. Le naturel leur manqua toujours. Ainsi Lacédémone est restée un fragment. Athènes seule « réalise » l’humanité intégrale rêvée par Schiller.

Ce qui assura aux Athéniens ce privilège, c’est la spontanéité de leur libre développement. La beauté de l’homme grandit d’elle-même, quand elle grandit sans contrainte. La civilisation est affaire de sélection heureuse, de croissance lente, à l’abri des désastres qui peuvent faire avorter l’incubation des germes. Les Athéniens sont venus tard. On n’entend rien d’eux jusqu’à Pisistrate. À la guerre de Troie on les signale à peine. Hœlderlin fait remonter jusqu’à cette guerre légendaire les causes de la fièvre de croissance trop rapide, qui consuma les tribus grecques. Nietzsche a su retenir l’idée. Avec plus de vraisemblance il attribua à une autre guerre, à la guerre médique, l’explosion d’orgueil qui fut si fatale à la Grèce ; à son habitude, il trouva des séductions à cette vie dangereuse : et il aima davantage les Grecs pour leur funeste délire.

Hœlderlin, dans la période où déjà il s’était assagi, préférait la médiocrité heureuse qui seule permet les sélections réussies. Le divin grandit dans l’ombre comme le diamant. Une destinée extraordinaire enfante des colosses et non des hommes. Nietzsche apprit un peu plus tard ce goût de la mesure et l’appréciation des qualités qui valent immatériellement.

Hœlderlin incline à penser qu’à la maturation lente des qualités de l’esprit, il faut des conditions négatives qui ne l’entravent point. Il s’interdit une explication positive de ces qualités. Qu’un Thésée limite librement le pouvoir royal, voilà une grande chance de plus pour la croissance de la beauté. Une nature sobre, et non pas écrasante par sa rudesse, comme celle du Nord, ni éblouissante d’un éclat dur, comme celle du Midi, voilà ce qui, sans l’expliquer, permet la naissance d’une sensibilité harmonieuse et toute pénétrée de raison. La nature orientale, pleine de mystères sombres et taciturnes, comment laisserait-elle grandir l’intelligence claire ? La nature du Nord, si rude, comment ne nous obligerait-elle pas à nous protéger dès l’enfance ? Elle refoule l’esprit au dedans, le pousse à la réflexion critique, où se flétrit la candeur nécessaire à la création.

La tâche du héros selon Hœlderlin sera de tenter l’éducation de cette humanité du Nord, écrasée par son ciel de brume, flétrie par sa réflexion précoce. Du wirst Erzieher unseres Volks, du wirst ein grosser Mensch sein. Aucune parole ne fut mieux faite pour stimuler l’ambition secrète qui sommeillait dans Nietzsche adolescent. Après son problème de philosophie sociale, celui de l’origine de la civilisation, Nietzsche reçoit encore d’Hœlderlin sa mission pratique : faire renaître en Allemagne une Grèce nouvelle. Mission plus étroitement orgueilleuse que celle des grands classiques, en qui l’idée d’une culture européenne reste toujours présente. Hœlderlin ne songe qu’à l’Allemagne, Le silence même où elle sommeille lui paraît le recueillement solennel qui annonce le dieu nouveau, le génie allemand en marche. Le génie est ainsi comme le printemps. Il va de pays en pays. Il est présent, par un pressentiment puissant, au cœur des adolescents allemands, dans la piété douce des poètes d’Allemagne, dans l’audace incorruptible de ses philosophes. Comment ne se préparerait-il pas une œuvre belle et neuve, née de l’amour, de l’énergie, et de la pensée et pour laquelle serait convié tout le peuple allemand à ces fêtes d’une nouvelle Délos et d’une nouvelle Olympie[4] ? Nietzsche a cru que cette prédiction se réalisait quand s’ouvrirent les Bühnenweihfestspiele de Bayreuth.

À travers les découragements sans nombre, Hœlderlin garde son obstination dans l’espérance. Il les voit, ces hommes d’aujourd’hui, rivés à leur besogne infinie, infertile, dans des ateliers retentissants. Il leur manque le sens du divin, c’est-à-dire des forces éternellement vivantes dans la nature. Ainsi les hommes font défaut aux dieux qui errent parmi nous sans trouver d’accueil ; et les dieux font défaut aux hommes[5]. L’humanité même ainsi se perd, s’il est vrai que le propre à l’homme soit d’être ouverte au divin. Entre les hommes d’à présent et les animaux, Hœlderlin ne distingue pas. Il y a des fauves qui fuient devant la lumière ; et des chiens qui glapissent quand ils entendent de la musique. Pareillement, le vulgaire d’aujourd’hui fuit devant le vrai et glapit devant la beauté. C’est que la raison et le sentiment esthétique réclament déjà le sens de l’humanité intégrale. La doléance de Schiller se prolonge dans les planètes d’Hœlderlin sur l’humanité allemande que sa division intérieure a rendue barbare. Il n’est pas de peuple plus mutilé en chacun de ses exemplaires. On y voit des artisans, et non des hommes ; des penseurs, et non des hommes ; des prêtres, des maîtres, des valets, et non des hommes. Chacun est confiné dans son métier, et a le scrupule anxieux de n’en pas sortir. Chacun se retranche ainsi du corps social ; et la société présente ressemble « à un champ de bataille où les membres gisent épars, tandis que le sang et la vie s’écoulent dans le sable stérile »[6]. Ne croit-on pas lire déjà les paroles de Zarathoustra :

« En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des tronçons d’hommes et des membres humains mutilés. Ce qui fait l’épouvante de mon regard, c’est que je trouve l’homme mutilé et épars comme sur un champ de bataille et de boucherie[7]. »

Les Allemands surtout sont des hommes parcellaires ; sont le peuple du travail contraint, automatique et dénué de joie[8], Leurs vertus même apparaissent comme un « mal brillant », un palliatif dicté par la peur, une peine servile que s’imposent des cœurs veufs de pensées belles[9]. Et Zarathoustra ne dira-t-il pas :

« La vertu est pour eux ce qui rend modeste, ce qui apprivoise. Ils sont prudents. Leurs vertus ont des doigts prudents. Or, ceci est lâcheté, bien que cela s’appelle vertu[10]. »

Il n’est pas jusqu’au mépris du bonheur vulgaire, de « cette somnolence appelée bonheur dans la bouche des valets », où elle a un goût d’eau tiède et bouillie, qui n’ait laissé une trace dans le mépris de Nietzsche pour la misère des joies trop faciles. Le bonheur est de se réjouir de l’avenir, d’y travailler, de « vivre d’une vie solaire », de boire les rayons que nous verse l’astre qui chemine au-dessus de nous, de se nourrir d’actes, de trouver la joie dans la force, et de succomber d’une mort peu commune. Que de linéaments qui dessinent déjà le Surhumain de Nietzsche, dans cet Hypérion qui veut élargir son âme jusqu’à y « condenser en un moment tous les âges d’or révolus, la quintessence des plus hauts esprits, la force de tous les héros du passé »[11] ? Pour la première fois, par Hœlderlin, la pensée platonicienne d’une démocratie du beau vivant dans une république réelle, d’une moisson de génies, qui se lèverait d’une semence jetée par de grands éducateurs, s’approche de la pensée de Nietzsche. Elle est voilée encore, mais il ne l’oubliera plus ; et quand il la retrouvera dans le texte grec, il ira droit aux formules qui révèlent la pensée foncière et trop méconnue : « dann ruhen wir erst, wenn des Genius Wonne kein Geheimniss mehr ist »[12]. Or, cette pensée enveloppe l’idée aussi de l’universel rajeunissement : Es muss sich alles verjüngen ; es muss von Grund aus anders sein. Toutes les joies auront une gravité nouvelle ; et tous les labeurs seront une joie d’affranchissement. Ces épousailles de la nature et de l’esprit, cette sensibilité de l’homme ouverte à l’enjouement, qui vient des puissances vierges de la nature, cette complicité d’enthousiasme où s’unissent la nature et l’homme, est-ce autre chose que la prophétie de Nietzsche[13] ? Cet enthousiasme sans doute aura besoin d’une interprétation nouvelle. Nietzsche sera mis sur la trace de cette interprétation par d’autres maîtres, qui seront les romantiques. Pour l’instant le problème posé par Hœlderlin est celui de l’éducateur héroïque, qu’une irrésistible fatalité présente en lui pousse à répandre sa profusion intérieure. Eine Macht ist in mir und ich weiss nicht, ob ich es selber bin, was zu dem Schritte mich treibt. Ce héros de la pensée à la fois et de l’action, qui périrait de ne pas suivre l’appel intérieur, qui préfère périr pour l’avoir écouté, et qui sent son courage grandir à chaque coup de massue de la destinée[14], ne doutons pas qu’il n’ait laissé au cœur de Nietzsche son image pathétique.

II. Le drame d’Empédocle (1797). — Hœlderlin a peint une fois, cet éducateur philosophe, ennemi de la civilisation présente, et pénétré ardemment de l’unité profonde qui joint tous les vivants. Instinctivement, il choisit un de ces Présocratiques que réhabilitera Nietzsche, Empédocle. Et pourrons-nous oublier que Nietzsche aussi nous a laissé le scénario d’un drame du même nom ? Si nous voyons jusqu’aux comparses porter des noms pris au drame d’Hœlderlin, ne les croirons-nous pas empruntés ? Nous aurons à dire pourquoi le drame de Nietzsche eût différé, par son esprit, du drame d’Hœlderlin. Entre Hœlderlin et Nietzsche, Schopenhauer et Wagner ont passé. Mais par delà l’Empédocle de Nietzsche et par delà Schopenhauer, le candide et éloquent drame d’Hœlderlin jette déjà des lueurs sur un avenir où surgira Zarathoustra.

Hœlderlin ne sait pas ce que c’est qu’une tragédie. En revanche, il a une profonde et émouvante notion du tragique. Chez lui, une personnalité forte se brise contre le destin tout-puissant ; et toutefois elle n’a pas de cesse qu’elle n’ait déployé une fois au moins ses ailes toute grandes. Son rêve est de toucher une fois à la perfection d’une joie, quand ce ne serait que de chanter une fois un chant irréprochable.


Die Seele, der im Leben ihr goettlich Recht
Nicht ward, die ruht auch drunten im Orkus nicht[15].


Avoir vécu une fois comme les dieux, voilà de quoi nous consoler de descendre dans le néant éternel. Mais quel est le risque ? C’est de la douleur que naît toute beauté et toute grandeur d’âme. Une grande destinée surgit pour nous, comme Vénus, de la profondeur des flots mortels[16] ; toutefois elle nous y entraîne avec elle, et de ceux qui l’ont vue, et qu’elle a désignés du regard, elle exige le suprême sacrifice. L’erreur tragique où ils sont au sujet de leur triomphe les précipite plus sûrement au désastre. Les purs iront d’avance au gouffre, les yeux ouverts, se sachant marqués par la mort. Mais il est humain d’avoir besoin de cette purification. Empédocle, tout grand qu’il soit, devra dépouiller, lui aussi, l’illusion tragique.

Il est le maître de toutes les forces de la vie : la nature le sert, tant il a de science. Il sait les breuvages qui guérissent ; il sait le secret du bonheur des anciens jours, et par là devine les linéaments de l’avenir[17]. Il est le grand transformateur des âmes ; il en est le fascicinateur aussi : « Ein furchtbar, allverwandelnd Wesen ist er[18] ». N’est-ce pas dire, en langage nietzschéen, qu’il « transvalue toutes les valeurs » ? Mais, pour mûrir, il vit dans la retraite, nourricière de son enthousiasme. Les fantômes des actions futures se lèvent au regard de sa contemplation solitaire. Hœlderlin ne le fait pas indifférent à la détresse de son peuple. Son Empédocle descend parmi les hommes au jour où le remous confus des multitudes a besoin d’une parole qui l’apaise. Que signifient ces jours d’émeute nocturne et sanglotante ? cette division entre les proches ? cette inefficacité des lois ? C’est le signe que le dieu s’en va du peuple, et alors c’est au philosophe à le conjurer et à le faire redescendre des étoiles ; ou plutôt l’esprit de la cité, avant de s’en aller, choisit un dernier élu pour dire sa volonté et pour assurer la transmission des lois de la vie à la cité qui change.

Il y a dans Hœlderlin cette vue profonde sur le caractère grec : un goût de tyrannie est vivant dans les plus grands des penseurs hellènes, mais aussitôt il généralise : par elle-même la pensée est tyrannique. Hœlderlin sait par Schiller que toute pensée est d’abord négation impie, analyse dissolvante. Il prêtera donc à son philosophe un prodigieux orgueil de pensée novatrice. Une allusion contemporaine est présente à cette peinture de la faute et de la purification du philosophe. N’oublions pas que Hœlderlin a été condisciple de Schelling et de Hegel au séminaire théologique de Tübingen. Il a entendu Fichte en 1794 à Iéna. Pour le naturisme profond de Hœlderlin, le criticisme kantien, l’idéalisme de Fichte, la logique hégélienne attachée à reconstruire le réel au lieu de s’y donner, sont une déviation. Seule la sentimentalité peut nous ramener à la nature que nous avons abandonnée. Empédocle, si profondément initié aux secrets du savoir, commet cette ingratitude de suivre la croyance criticiste et de méconnaître la nature où tout savoir s’alimente. Un jour, sur l’agora, il a professé cet enseignement destructif : « La nature est muette, le soleil, la terre et tous ses enfants sont solitaires. Aucun lien ne les joint. Tous les êtres sont de mauvaises herbes gaspillées. S’il y a une unité vivante qui en fasse le lien, c’est que l’esprit a introduit cette unité dans le chaos et pétri la poussière des phénomènes. » Et sans doute, comme dans Fichte, la force synthétique par laquelle sont jointes ainsi les choses réside non seulement dans notre esprit, mais plus profondément, dans notre sentiment[19]. Il n’en est pas moins vrai que cette philosophie déracine l’homme de la nature ; elle croit la nature inerte, alors que l’homme tient d’elle toute son énergie. Par un délirant orgueil nous nous croyons alors dieux nous-mêmes[20]. Criminelle pensée, qui fut celle de la philosophie allemande. Le philosophe ne doit être que l’envoyé de la nature ; il la représente ; il nous en apporte les conseils, formulés en langage humain. Il ne peut prétendre ni à la régenter, ni à la remplacer.

La fatalité tragique a voulu que le philosophe portât parmi le peuple cette propagande de révolte. Il le séduira un temps, en se jouant des lois et des dieux. Est-il étonnant que la prêtrise soulève contre lui le peuple à la longue ? Hermocrate, le prêtre, fait renverser la statue et souille par des gestes sordides le visage ensanglanté du philosophe. Cet antagonisme des prêtres et des philosophes est une vieille affabulation rationaliste que Nietzsche ne sera pas tenté de reprendre. Entre la philosophie et la haute prêtrise, il discernera de bonne heure des affinités subtiles ; et le jour où il condamnera la prêtrise, la philosophie sera enveloppée avec elle dans la même condamnation. Aussi bien le châtiment vrai de cette velléité d’orgueil tyrannique, c’est pour la philosophie la solitude de l’âme ; car la cité la rejette, et il est séparé de la nature par le remords de l’avoir reniée. Il connaît l’épouvante d’être seul et sans dieux ; et c’est là la mort véritable[21]. Nietzsche se lamentera, lui aussi, de sa solitude plus profonde que celle du Dante et de Spinoza, qui eux, du moins, vivaient avec la certitude d’un dieu confident de leur pensée.

Mais ce qui nous importe davantage, c’est la psychologie même de la régénération par la mort, et les moyens par où elle se produit sur la scène. En vérité, n’a-t-elle pas une notable ressemblance avec la caverne de Zarathoustra, cette grotte toute proche du cratère empli de souffles, où Empédocle se retire avec un seul disciple fidèle ? Après un dernier regard sur les îles et sur la mer où meurt le soleil, c’est là qu’il prétend se réconcilier avec les dieux. Ce qu’il expie là, c’est son orgueil et davantage le crime d’avoir servi les hommes avec aveuglement. Sa purification commence, quand il se rend compte de sa mission vraie. Empédocle certes ne représente pas le passé respectable, la Patrie, la Religion ; il est l’Avenir et il est l’Héroïsme. Cela suffit pour qu’il vive en communion avec les dieux. Mais n’est-ce pas dire que les hommes choisis pour proférer des paroles d’avenir ont à disparaître du présent ? Consentir le sacrifice de soi, voilà donc le signe de la plus grande intimité avec la vie divine.

Toutes les revanches se préparent pour l’homme brisé, bafoué et solitaire, en qui a pu mûrir une telle résolution. Dans cette fin de drame, ce n’est pourtant pas la péripétie vengeresse qui attire notre attention, mais la grandeur nouvelle et déjà toute nietzschéenne du héros. Hœlderlin ramène jusqu’à Empédocle le cortège populaire. Encore une fois, la horde des insulteurs, conduite par le même prêtre Hermocrate, montera jusqu’à lui. Hermocrate ose parler en maître. Il ose, lui qui chasse les joies par des angoisses, qui étouffe au berceau les héros, et flétrit toute jeunesse par des doctrines d’astuce, offrir son arbitrage. Mais dans le duel avec l’esprit de feu de la philosophie, il succombera. La foule le sent bien, elle qui, faible et mobile, avait failli tuer l’homme envoyé par les dieux. À présent, convaincue, revenue à sa générosité naturelle, elle lui demande d’être son législateur. Elle lui offre la couronne royale. Il faut bien entendre cet enseignement qui est la source de plus d’une pensée de la morale « surhumaine ».

« Repousser, pour le bien de la patrie, la couronne que nous pourrions conquérir », c’était la morale que Hœlderlin puisait dans le Fiesque de son maître Schiller. Son Empédocle redira, en généralisant :


Dies ist die Zeit der Kœnige nicht mehr.


Et Zarathoustra répétera : « Was liegt noch an Kœnigen ? » L’aigle ne jette-t-elle pas dans l’espace les aiglons, dès que les ailes leur ont poussé ? Ainsi Empédocle, chez Hœlderlin, fait honte à ceux qui veulent faire de lui un roi, sous prétexte qu’il fallait des rois aux ancêtres. En échange de la couronne refusée, il offre à la multitude son secret, médité la nuit sous les étoiles, et pieusement réservé pour l’aurore, comme un dernier legs à la cité natale, avant de mourir. Ce secret, c’est le rajeunissement éternel de l’homme, par la mort régénératrice, par la révolution, par l’élan qui dépasse sans cesse l’échelon de la vie présente. Oui certes, l’homme a vécu, un temps, comme la plante et comme l’insecte humble. Il a été végétal immobile, et chrysalide close. À présent, c’est peu de dire qu’il brise son enveloppe de ténèbres, qu’il s’étonne de la lumière épanouie. La vérité est qu’il se détache du sol ; qu’il devient être ailé ; qu’il gravit un degré nouveau dans l’échelle des vivants. De là cette grande inquiétude qui s’empare d’Agrigente, La vie se réveille dans l’enveloppe vieillie de la cité. Elle prend son vol. Elle abandonne la dépouille des aïeux, les coutumes, les lois vieilles. Il faudra du temps pour que Nietzsche, lui aussi, conçoive la civilisation nouvelle comme le fronton d’un temple posé sur les hautes colonnes des lois égales pour tous. Mais cette faculté de vivante métamorphose, de destruction et de reconstruction de soi et de la cité, n’est-ce pas en elle que Nietzsche verra le signe principal d’une humanité capable de se dépasser ?

Tel est le héros d’Hœlderlin. Et il s’en va, parce qu’il ne faut pas que l’envoyé des dieux soit méconnu deux fois, et parce que sa parole ne peut recevoir le sceau de la vérité que par la mort. Ses disciples ne seront pas seuls. Il n’y a plus de solitude pour ceux qui ont compris un tel enseignement. Cet enseignement sort de la floraison des astres comme des fleurs étoilées de la terre. Il est le gage de la fraternité entre l’homme et les énergies universelles. Mais parmi les prédictions que le philosophe, en s’en allant, déposera sur des lèvres chères, il y en a une qui doit encore nous retenir. Il la profère dans l’enthousiasme de la résolution, qui porte librement à ses lèvres la coupe mortelle :


                             Va donc, et ne crains rien,
D’un retour éternel toutes choses reviennent,
Et ce qui doit échoir, déjà s’est accompli[22].


Ainsi se lève des choses terrestre le voile de la mort lui-même ; ceux qui savent accepter le destin de la vie éphémère reçoivent de lui la révélation de l’éternité promise aux moindres événements de cette vie. Il ne reste plus à celui qui a reçu cette révélation qu’à se fondre dans la flamme de l’universelle vie : la coupe incandescente de l’Etna reçoit le corps d’Empédocle.

Mais l’Empédocle, que Nietzsche méditera en 1870, ne mourra pas autrement ; et, dans des plans d’achèvement du Zarathustra, c’est une pareille cosmologie que le Sage de Nietzsche enseigne à ses disciples épouvantés : dans l’ivresse de la surhumanité entrevue, il leur prédit le retour éternel. Il offre cette prédiction comme un viatique d’héroïsme pour les âmes capables de s’oublier devant la grandeur des causes auxquelles elles se dévouent. Il y aura l’enthousiasme d’Hœlderlin dans le serment mélancolique avec lequel, dans Nietzsche, les disciples descendront dans l’Etna le cercueil de Zarathoustra.


  1. Hœlderlin, Der Archipelagus (Éd. Litzmann, I, 219) ; Der Neckar (I, 201).
  2. Hymnus an den Genius der Jugend (I, 122)
  3. Hymnus an den Genius Griechenlands (I, 93).
  4. Gesang des Deutschen (I, 197) : « Wo ist dein Delos, wo dein Olympia, Dass wir uns alle finden am höchsten Fest. »
  5. Der Archipelagus (I, 225).
  6. Hœderlin, Hyperion : « Handwerker siehst du aber keine Menschen. Denker, aber keine Menschen. Ist das nicht wie ein Schlachtfeld, wo Hænde und Arme und alle Glieder zerstückelt untereinander liegen, indessen das vergossene Lebensblut in Sande zerrinnt ? »
  7. Zarathustra, Von der Erlösung {W., VI, 205).
  8. Il est à remarquer qu’aujourd’hui encore un juge de la compétence de Werner Sombart estime que le trait caractéristique des Allemands et leur talent principal est d’être des « hommes parcellaires » (Teilmenschen). des spécialistes heureux d’exceller dans une spécialité et qui s’y confinent… Werner Sombart, Die deutsche Volkswirtschaft im XIXten Jahrhundert, 1903, p. 123 sq.
  9. Hœderlin, Hyperion, p. 173.
  10. Nietzsche, Zarathustra, Von der verkleinernden Tugend, § 2 (VI, 249).
  11. Hœderlin, Hyperion, p. 75.
  12. Ibid., p. 124
  13. Ibid., 116, 146.
  14. Hœlderlin, Hypérion, 168, 120.
  15. « L’àme, à qui n’est point échu durant sa vie son droit sacré, ne trouve pas non plus le repos dans l’Hadès. » Hœderlin, An die Parzen (I, 172).
  16. Hœderlin, Das Schicksal (I, 138).
  17. Hœderlin, Empedokles. Zweite Redaction, I (t. II, 236).
  18. Der Tod des Empedokles (fragment de 1796), t. II, 234.
  19. Il me parait nécessaire d’interpréter ainsi les vers 330 sq. de la seconde rédaction : « Denn ich geselle das Fremde… und binde beseelend und wandle — Verjüngend die zögernde Welt. » (I, 245.)
  20. « Ich Allein — War Gott und sprachs in frechem Stolz heraus », v. 759 (I, 258).
  21. « Allein zu sein, und ohne Gœtter, dies — Dies ist er ! ist der Tod ! Hœlderlin, Empedokles, v. 697, t. II, 256.
  22. Geh, fürchte nichts. Es kehret Alles wieder, Und was geschehen soll ist schon vollendet (v. 2231), I, 305.