Anciens mémoires sur Du Guesclin/Notice sur les Mémoires de Du Guesclin

Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 3-24).


NOTICE


SUR


LES MÉMOIRES DE DU GUESCLIN.




Les premiers éditeurs[1] ont fait dans les bibliothèques publiques et particulières d’inutiles recherches pour remplir la lacune de Mémoires qui existe depuis le règne de Louis IX jusqu’à celui de Charles V. Parmi les nombreux ouvrages, imprimés ou manuscrits, qu’ils ont dû examiner sur cette époque importante de notre histoire, ils ne citent que le Journal d’Aubery, les Notices de De Camps et l’Histoire générale des cinq Rois ; et ils rendent compte des motifs qui ne leur ont pas permis de les admettre dans la collection.

Le Journal d’Aubery, disent-ils, est un sommaire des historiens nationaux et étrangers, depuis saint Louis jusqu’à Charles VIII. Ils auroient pu ajouter que ce journal forme vingt-deux gros volumes, écrits vers le milieu de dix-septième siècle ; qu’il se compose d’extraits d’auteurs modernes, plutôt que d’auteurs contemporains des rois dont l’histoire est racontée ; que d’Aubery est loin d’avoir été assez sévère dans le choix de ses extraits ; que l’on y rencontre beaucoup de faits qui sont peu dignes de fixer l’attention, et beaucoup d’autre qui sont absolument étrangers à notre histoire.

Quelques fragmens des Notices manuscrites de De Camps, présentés par les premiers éditeurs, peuvent donner une idée des recherches de cet infatigable écrivain, qui a publié un grand nombre d’ouvrages sur l’histoire de France ; mais ces fragmens ne font point assez connoître la nature et l’objet de ses Notices. Jusqu’à la fin de sa longue carrière (il est mort en 1723 à l’âge de quatre-vingt-un ans), l’abbé De Camps a travaillé sans relâche à éclaircir les points obscurs de nos annales. Remontant aux sources, puisant ses preuves dans les chartes et dans les anciens monumens, il parvient souvent à dissiper les ténèbres qui enveloppent des circonstances importantes ; mais ses Notices ne forment pas précisément un corps d’ouvrage : ce sont en quelque sorte des dissertations détachées, précieuses pour ceux qui veulent écrire l’histoire de France ou étudier notre ancien droit public. Le plan de cette Collection ne permettoit pas d’en faire usage.

L’Histoire générale des cinq Rois est moins une histoire qu’une simple indication des principaux événemens, depuis 1270 jusqu’en 1322. On ignore le nom de l’auteur et la date du manuscrit ; mais au style, s’il n’a pas été retouché, on peut juger qu’il appartient plutôt au quinzième siècle qu’au quatorzième. Une seule citation suffira pour faire voir combien la narration est sèche et incomplète.

« 1277. Au terms de cettuy Roi (Philippe-le-Hardi), Pierre de Brosse, chamberlan du dit Roi, grand homme envers lui, et moult aimé de lui, fut pendu à Paris au commun gibet des larrons : la cause de la mort duquel fut inconnue envers le menu peuple, dont il fut grand murmuration, et en furent les gens si ébahis que chacun s’en émerveilloit. »

Il n’y a rien là de ce qu’on aime à trouver dans des Mémoires. On n’y voit ni la basse extraction de De Brosse, qui avoit été barbier de saint Louis, ni son élévation rapide, que l’on ne peut attribuer qu’à la foiblesse du roi Philippe, ni l’abus qu’il fit de son pouvoir, ni ses intrigues criminelles, qui avoient pour objet de mettre le trouble dans la famille royale, et qui attirèrent sur lui le plus honteux et le plus terrible châtiment. Un ouvrage qui, comme cette histoire, ne retrace que les faits sans détails et sans développemens, peut être utile à consulter, mais ne sauroit être classé parmi les Mémoires.

Nos recherches n’ont pas été plus heureuses que celles des premiers Éditeurs. Il existe à la Bibliothèque du Roi, sur les règnes de Philippe-le-Hardi, de Philippe-le-Bel, de Louis X, de Philippe V, de Charles-le-Bel, de Philippe-de-Valois et de Jean-le-Bon, un grand nombre d’ouvrages plus anciens et plus curieux que ceux qui ont fixé l’attention des premiers Éditeurs. Nous les avons examinés avec soin, dans l’espoir d’enrichir notre Collection de quelques morceaux peu connus. Mais les uns sont écrits en latin, d’autres en rymes, c’est-à-dire, en prose péniblement rimée, et que la gêne des vers rend encore plus barbare et plus inintelligible ; d’autres remontent jusqu’à l’origine de la monarchie, jusqu’au roi Priam, et même jusqu’à Adam. Deux histoires se rapprochent cependant davantage du cadre que nous avons adopté.

La première est une Chronique du règne du roi Philippe-le-Hardi, fils de saint Louis, et de son fils Philippe-le-Bel. L’auteur, dont le nom est inconnu, vivoit sous Charles VI. On y trouve les principaux événemens de ces deux règnes ; mais les faits y sont rapportés beaucoup trop sommairement. On y cherche en vain des détails sur le caractère et sur la vie privée des deux monarques ; sur les mœurs, sur les usages et les coutumes du temps ; des notions sur les causes des événemens et sur leurs résultats. Le chapitre consacré aux Templiers, qui sembleroit devoir promettre quelques circonstances intéressantes, n’est pas moins aride que les autres. L’auteur, après avoir annoncé, sans aucune préparation, que le Roi donna ordre d’arrêter et de mettre en jugement les Templiers, se borne à dire quels sont les onze plus graves chefs d’accusation dirigés contre eux. Le style n’a que l’âpreté et la rudesse du vieux langage, sans laisser apercevoir aucune trace de cette naïveté et de cette énergie qui caractérisent les Mémoires de Ville-Hardouin et de Joinville, et qui leur donnent tant de charme. Encore le style de cette histoire a-t-il été rajeuni dans le manuscrit qui est déposé à la Bibliothèque du Roi, sous le n° 9650.

La deuxième est la Chronique du roy Jehan (Jean-le-Bon). La date du manuscrit et le nom de l’auteur sont inconnus. Le style a été également rajeuni dans le manuscrit de la Bibliothèque du Roi, n° 9652 ; mais quelques passages donnent lieu de penser que cette chronique a été écrite vers la fin du quatorzième siècle ou au commencement du quinzième. Elle est un peu moins sèche que la précédente ; elle est précieuse pour les dates, qui sont toujours relatées avec le plus grand soin ; c’est une espèce de journal où chaque fait, raconté d’une manière sommaire, forme un chapitre séparé, sans qu’il y ait trop de liaison entre les divers articles. Malgré cet inconvénient, qui détruit presque tout l’intérêt d’une histoire, nous nous serions peut-être décidés à insérer la Chronique du roj Jehan, si elle n’étoit pas trop souvent dénuée de détails sur les faits qui piquent le plus vivement la curiosité. Prenons pour exemple deux des événemens qui ont eu le plus d’importance sous le règne de Jean-le-Bon. On sait que ce monarque, presque en montant sur le trône, fit trancher la tête, sans jugement préalable, au comte d’Eu, connétable de France ; que cet acte, aussi cruel qu’arbitraire, excita de justes mécontentemens parmi les grands du royaume, aliéna au Roi le cœur de ses peuples, et fut en partie cause des malheurs qui écrasèrent la France à cette époque.

La mort du connétable est rapportée en quelques lignes dans la chronique, à la fin du chapitre consacré au récit du sacre du Roi et de la Reine. L’auteur dit que le connétable fut arrêté le mardi à l’hôtel Saint-Paul, où étoit le Roi ; qu’il fut exécuté dans ledit hôtel le vendredi, en présence du duc de Bourgogne, du comte de Montfort, de messire Jean de Boulogne et de plusieurs autres, pour tres grans et mauvaises traysons que il avoit faites et commises contre ledit Roj Jehan, lesquelles traysons ledit connestable confessa en la présence du duc d’Athènes et de plusieurs autres de son lignage, et fut le corps enterré en l’ostel des Augustins à Paris, hors du moustier du commandement du Roy, pour l’onneur des amis dudit connestable. Villaret a profité de ces dernières particularités dans son histoire de France ; il a même employé quelques-unes des propres expressions de la chronique. Mais le fait en lui-même, tel qu’il est rapporté, n’instruit pas suffisamment le lecteur, qui veut savoir ce qu’étoit le comte d’Eu, quels pouvoient être ses grans et mauvaises traysons, et quels motifs assez graves ont pu déterminer le Roi à sacrifier ainsi le premier personnage du royaume, en violant toutes les formes de justice, que l’on respecte à l’égard des moindres sujets. Le récit de la bataille de Poitiers n’est pas plus satisfaisant. On n’y dit pas l’extrémité à laquelle étoit réduite l’armée anglaise ; on glisse légèrement sur les efforts du légat pour empêcher l’effusion du sang ; on passe sous silence les conditions auxquelles se soumettoit le prince de Galles. Après avoir indiqué en deux lignes la disposition des armées pour le combat, on ajoute pour tout détail : « Plusieurs des batailles du roy Jehan, tant chevaliers comme escuyers s’enfuyrent honteusement et villainement, et dient (disent) aucuns que pour ce fut l’ost (l’armée) du roy de France desconfiz, les autres dient que la cause de la desconfiture se fut pour ce que len ne pouvoit entrer es diz Angloys, car ils estoient mis en forte place, et leurs archiers trayoient (tiroient) si dru et si fort, que les gens du roy de France ne povoient yllec (là) demourer. Finablement la place demoura au dit prince de Galles, et à ses gens, jasoit ce que (bien que) le roy de France eust autant de gens comme ledit prince de Galles avoit. » Ensuite sans parler des prodiges de valeur du roi Jean, qui, comme l’observe un de nos historiens, se montra dans cette journée plutôt brave soldat que bon capitaine, l’auteur donne la liste des personnages les plus considérables tués ou faits prisonniers, et il annonce le retour du Dauphin à Paris, où il prit l’administration du royaume.

Ces chroniques donnant moins de détails que nos histoires les plus abrégées, il faut arriver jusqu’au règne de Charles V pour trouver des Mémoires qui puissent figurer dans notre Collection. Les plus anciens sont ceux de Du Guesclin ; ils ne sont point écrits de la main du Connétable, qui ne savoit pas lire ; ils n’ont pas été non plus écrits sous sa dictée ; nous n’avons même pu employer aucun manuscrit du temps ; nous avons été obligés, ainsi que les premiers éditeurs, de recourir à une traduction libre, qui a été faite vers la fin du dix-septième siècle, mais dont la narration conserve assez fidèlement les formes et la manière des écrits du treizième.

Jetons un coup d’œil sur les différentes chroniques ou histoires de Du Guesclin, et justifions le choix des Mémoires que nous réimprimons.

On trouve d’abord un roman en vers dont le titre varie suivant les manuscrits.

L’un est intitulé ; Roman en vers de la vie de Bertrand Du Guesclin, par Jehan le Caveliers. Le manuscrit étoit conservé à Dijon, dans la bibliothèque de M. le président de Bourbonne, dont la riche collection fut, après sa mort, vendue aux moines de Clairvaux. Les caisses, oubliées pendant long-temps, furent à tel point gâtées par l’humidité, que, lorsqu’on voulut les ouvrir à l’époque de la révolution, on ne trouva qu’une pâte dure et infecte, qu’il fallut rompre à coups de hache. À peine quelques volumes étoient restes intacts au milieu des caisses. On ignore si le manuscrit du poème de Le Caveliers a été acheté par quelque amateur, ou s’il a été entièrement détruit.

Le deuxième est une Vie de Bertrand Du Guesclin, en vers, par Cuvilliers. Il est déposé à la Bibliothèque du Roi, sous le n° A 7224. Le caractère paroît être de la fin du quatorzième siècle ; il se compose de vingt-deux mille huit cents vers environ.

Le troisième a pour titre : La vie et nobles faits d’armes de Bertrand Du Guesclin, mise en rymes par N. Cuneliers. Ce manuscrit, après avoir fait partie de la collection de M. Gaignat, avoit passé dans celle de M. le duc de la Vallière, et l’on croit qu’il a été acheté par la Russie, lorsque cette dernière collection a été vendue. Le catalogue de la bibliothèque de M. le duc de la Vallière, publié par Debure, en donne une idée assez exacte pour prouver qu’aux variantes près, et il y en a presque à chaque vers, l’ouvrage est le même que celui qui est déposé à la Bibliothèque du Roi, mais il est beaucoup moins complet ; car, suivant Debure, il n’a pas plus de dix-huit mille quatre cents vers. Le poète se nomme lui-même dans les premiers vers de son roman.

Cilz qui le mist en rime Cuneliers est nommez.

Mais suivant les divers manuscrits, il y a tantôt Cuneliers, tantôt Cuveliers, tantôt Caveliers. On n’a aucun détail sur cet auteur : on voit seulement par un passage du Songe d’un vieux pèlerin, de Philippe de Maizières[2], qu’il avoit composé d’autres ouvrages que la vie de Du Guesclin, et qu’il étoit mort avant l’année 1389.

Une autre chronique du héros Breton, est intitulée : Le Roumant de Bertrand Du Glaicguin, jadis chevalier et connétable de France, en vers, par Trueller. Le manuscrit de ce roumant est indiqué par le père Lelong, comme devant se trouver à la bibliothèque du Roi ; mais il n’y existe pas, et il n’en est fait mention sur aucun catalogue. Le père Lobineau en parle avec quelques détails, dans une lettre adressée aux États de Bretagne, au sujet du troisième volume, qu’il se proposoit d’ajouter à son histoire de cette province. Il paroît que, séduit par la naïveté du style, et par l’originalité de la diction, il avoit eu l’intention de le publier ; mais après un examen plus sérieux, il a reconnu qu’on supporteroit difficilement la lecture d’un poème qui auroit tenu plus de quarante feuilles d’impression, et dont les vers barbares, comme ne peuvent manquer de l’être ceux du quatorzième siècle, sont la plupart du temps inintelligibles. On ne connoît pas la date précise du manuscrit, mais M. Fevret de Fontette, dans la nouvelle édition de la Bibliothèque historique de France, fait remarquer que le Roumant de Trueller, qui donne l’histoire complète de Du Guesclin, a été mis en prose au commencement de 1387, par ordre d’un sieur d’Estouteville, capitaine de Vernon, et il en conclut, avec raison, que le poème n’a pu être composé que de 1381 à 1386.

Le même bibliographe parle d’un manuscrit en prose intitulé : Faiz de messire Bertrand Du Guesclin ; mais il n’a vu le manuscrit indiqué que dans le catalogue de M. le maréchal d’Estrées : il pense que c’est une traduction du Roumant en vers de Trueller.

La bibliothèque du Roi possède plusieurs autres vies manuscrites du connétable[3] ; on les considère comme autant de copies des imitations en prose des rymes de Trueller ou de Cuneliers. Les différentes copies des vieux manuscrits de ce temps se ressemblent souvent si peu, que l’on doit à cet égard se borner à des conjectures. Le texte étoit, pour ainsi dire, entièrement refait par chaque copiste, qui changeoit, ajoutoit ou retranchoit sans se croire obligé de suivre l’auteur original. En parlant du poème de Cuneliers, nous avons fait remarquer que l’un des exemplaires avoit environ quatre mille vers de plus que l’autre, et que l’on rencontroit rarement quatre vers de suite sans variantes. Il est certain que les copistes devoient trouver moins de difficultés à faire des changemens dans la prose que dans les vers ; or comme les auteurs qui auroient écrit la vie de Du Guesclin, dans les dernières années du quatorzième siècle, ou au commencement du quinzième, n’auroient pu travailler que sur les mêmes chroniques en prose ou en vers, et qu’ils auroient répété les mêmes traditions, il est à peu près impossible de déterminer aujourd’hui si les divers manuscrits de la bibliothèque du Roi sont ou ne sont pas le même ouvrage.

Parmi ces manuscrits, l’un est désigné sous le titre de Mémoires tirés des Histoires de France et de Du Guesclin, pour servir d’éclaircissemens à l’Histoire du quatorzième siècle. Quelques bibliographes pensent que ces mémoires ont été composés sur le Roumant de Trueller (quoique le titre semble démentir cette opinion), et que ce sont ceux qui ont été mis en langage moderne, par Le Febvre, dont nous réimprimons le travail.

Sous Charles VIII, un auteur, dont on ignore le nom, a composé une histoire des neuf Preux. Le cadre en est assez original. Neuf personnages de diverses sortes apparoissent à l’auteur ; trois sont Juifs : Josué, David et Judas Macchabée ; trois Payens : Hector, Alexandre-le-Grand et Jules-César ; trois Chrétiens : Artus, Charlemagne et Godefroy de Bouillon. Avec eux est dame Triumphe (la renommée), qui tient en main une couronne d’or que les neuf preux se disputent. Dame Triumphe engage l’auteur à mettre par écrit les faits particuliers à chacun d’eux, afin de pouvoir prononcer. Il obéit ; mais à peine a-t-il fini son travail qu’il a une nouvelle vision. Un bachelier bien armé, ayant en main une épée dont le fourreau de velours d’azur étoit couvert de fleurs de lis, se présente. L’auteur lui demande son nom. Le bachelier répond gracieusement que son nom fut jadis Bertrand Du Guesclin, Breton de nation, et connétable de France, sous son souverain seigneur Charles V ; qu’il a battu et chassé les ennemis, qu’il a desservi le nom de preux ; que pour tel les Français le réputent, et qu’il vient afin qu’on mette par mémoire ses faits et proesses, afin de pouvoir participer au chapeau de laurier de dame Triumphe, si tout entier ne peut l’avoir. L’auteur trouve cette demande très-juste ; il prend un volume, ou estaient escrits au long et bien prolixement les faits et proesses de Du Guesclin ; il le lit, et met par mémoire ses entreprises, qui, dit-il, semblent certes bien dignes de grande recommandation.

Cette histoire n’est donc que l’abrégé d’une autre histoire plus ancienne, qui paroit devoir être ouïe roman de Trueller, ou la traduction faite par ordre du seigneur d’Estouteville. Les neuf Preux ont été imprimés à Abbeville, en 1487, et réimprimés à Paris, en 1507.

La bibliothèque du Roi possède une autre ancienne histoire de Du Guesclin, imprimée à Lyon vers la fin du quinzième siècle, en fort beaux caractères gothiques, avec des gravures dont quelques-unes ne sont pas sans mérite. Le livre n’a ni titre, ni frontispice ; mais on croit que ce sont les Proesses de Du Guesclin, dont parle M. Fevret de Fontette, dans la Bibliothèque historique de France, et dont il n’existe pas d’autres exemplaires à la bibliothèque du Roi. L’ouvrage a plus d’étendue que la vie de Du Guesclin dans Les neuf Preux ; mais il est beaucoup plus court que la traduction de Trueller, que nous devons à d’Estouteville.

Cette traduction du Roumant de Trueller, faite en 1387, par ordre de d’Estouteville, a été publiée en 1618 par Claude Menard, Paris, in-4o. Elle a pour titre : Histoire de messire Bertrand Du Guesclin, connestable de France, duc de Molines, comte de Longueville et de Burgos. Contenant les guerres, batailles, et conquestes fûtes sur les Anglais, Espagnols et autres, durant les reines des rois Jean et Charles V ; escrite en prose à la requeste de Jean d’Estouteville, capitaine de Ternon sur Seine, et nouvellement mise en lumière par Claude Menard, conseiller du Roj, et lieutenant de la prevosté d’Angers.

L’histoire est précédée de deux dédicaces : l’une à M. du Vair, garde des sceaux, n’offre rien qui puisse fixer l’attention ; dans l’autre, qui est adressée à la noblesse française, on remarque le passage suivant. « Vous verrez, dit l’éditeur, une ame forte, nourrie dans le fer, pétrie sous des palmes, dans laquelle Mars fist escole long temps. La Bretaigne en fut l’essay, l’Anglois son boutehors, la Castille son chef-d’œuvre ; dont les actions n’étoient que héraults de sa gloire, les défaveurs, théâtres élevez à sa constance, le cercueil embassement d’un immortel trophée. » L’éditeur s’adresse ensuite au lecteur curieux, et lui raconte la manière dont il s’est procuré les Mémoires qu’il réimprime. Le manuscrit faisoit le rebut d’un colporteur, il l’acheta ; MM. de Sainte Marthe lui en offrirent un plus ample ; il en trouva un troisième à l’hôtel de Mercœur, une autre personne lui en prêta un quatrième, qui avoit appartenu au savant Paschal Robin. Après avoir confronté ces divers manuscrits, il parvint à établir un texte, aussi complet et aussi correct que possible. Mais il ne s’abusoit point sur le mérite de l’ouvrage qu’il publioit. « Le manuscrit, dit-il, n’a pour argument de sa recommandation que le simple narré des actions qu’il entreprend, car par ailleurs sa rudesse est telle qu’une oreille médiocre ne la sçauroit porter sans nausée ; c’est pourquoy, si tu y prétens quelque fruit, ferme les hardiment, pour n’estre écorchées par l’aspreté des mots qui la hérissent par tout… Au surplus tu y verras particularitez beaucoup, que l’on rechercheroit en vain dans nos livres. » L’ouvrage contient en effet les particularités les plus détaillées et les plus intéressantes sur Du Guesclin ; mais si le style ne donne pas des nausées aux oreilles, comme le prétend Ménard, on ne peut dissimuler qu’il est si dur, si obscur, si rebutant, que les amateurs les plus déterminés des anciennes chroniques ont peine à en supporter la lecture. Pour en donner une idée, nous citerons douze vers qui se trouvent à la fin du manuscrit, et qui constatent à la fois sa date précise et la source où il a été puisé.

En un temps qui a y ver nom,
Du chastel roial de Vernom,
Qui yst aux champs et à la ville,
Fist Jehannet d’Estouteville,
Dudit chastel lors capitaine,
Aussi de Vernonnet sur Sayne,
Et du Roy escuyer de corps,
Metre en prose (bien m’en recors)
Ce livre cy extrait de ryme,
Complet en mars dixneufyme :
Qui de l’an la date ne scet,
Mil trois cens quatre vingts et sept.

L’histoire est divisée en cinquante-un chapitres, et on a placé en tête un portrait de Du Guesclin, que l’on dit être copié d’après celui qui se trouvoit dans le manuscrit original.

Quelques années plus tard, Paul Hay Du Chastelet, gentilhomme breton, devenu conseiller d’État après Avoir été avocat-général au parlement de Rennes, entreprit de célébrer la gloire de son illustre compatriote. « Je n’ai pu voir, dit-il dans son introduction, chanceler ces vieux monumens qu’on avoit élevés à une vertu si rare, sans prester la main, non-seulement pour les soutenir, mais encore pour lui en élever un nouveau. » Mais en compulsant les vieilles chroniques, qui n’ont été d’abord que des romans en vers, dont les auteurs ont trop souvent usé du privilège que s’attribuent les poètes et les romanciers, il a pris indistinctement le faux et le vrai, et croyant rendre ses récits plus intéressans en y mêlant du merveilleux, il a répété sans scrupule les contes populaires les plus absurdes ; néanmoins la lecture en seroit supportable, intéressante même sous quelques rapports, s’il ne les eût présentés que comme des traditions fabuleuses qui peuvent contribuer à faire connoître l’esprit du siècle où elles ont pris naissance ; mais non content de les placer sur la même ligne que les faits historiques les mieux constatés, il se met en frais d’érudition pour leur donner un air de vérité ou de vraisemblance. Ce qui paroîtra le plus extraordinaire, c’est qu’il lui arrive quelquefois d’aller chercher ses preuves dans les fables de l’antiquité. Prenons pour exemple le début de son histoire. « La naissance de Du Guesclin, dit-il, avoit esté promise par les devins, comme anciennement les oracles avoient promis celle d’Achilles ; et Merlin, si renommé par ses enchantemens, et que toute l’Angleterre croit avec superstition avoir esté fils d’une religieuse et d’un incube, avoit prédit la valeur et les grands progrez de ce capitaine plusieurs siècles auparavant, en disant qu’un aigle de la Petite Bretagne prendroit son vol par la France et au de là des Pyrenées, et qu’un nombre presque infiny d’estourneaux l’accompagneroient. » Du Chastelet consacre ensuite plusieurs paragraphes à démontrer que cette prédiction s’applique nécessairement à Du Guesclin, parce qu’il n’y a pas d’oiseau avec lequel il eût plus de rapports qu’avec l’aigle. Un aigle figuroit sur ses armes, il avoit la rapidité, l’impétuosité de l’aigle, etc. Quant aux estourneaux, il est, suivant l’auteur, impossible de ne pas reconnoître en eux les troupes qui accompagnèrent Du Guesclin dans ses expéditions. Toutes réflexions seroient superflues sur ce passage et sur beaucoup d’autres du même genre ; et il faut convenir avec dom Vaissette, que Du Chastelet n’est pas de mise comme historien.

Mais en supposant même que ses récits ne fussent pas défigurés par de pareilles fables, son style et sa manière auroient suffi pour nous empêcher d’admettre son histoire dans notre Collection. Lorsque, à défaut de chroniques originales susceptibles d’être réimprimées, nous sommes obligés d’offrir des traductions ou des imitations modernes, il faut que ces imitations conservent le caractère de naïveté et de simplesse qui distingue les anciens Mémoires. Or, rien ne s’éloigne plus de cette naïveté que la narration de Du Chastelet ; il règne dans tqus ses récits un ton d’emphase qui choque d’autant plus qu’il contraste davantage avec la noble simplicité de son héros. Au lieu de rapporter textuellement nombre de paroles de Du Guesclin, que les chroniques nous ont conservées, et auxquelles le vieux langage donne une forme si piquante et si énergique, il compose des discours, des harangues, de longues conversations, qui ne sont en rapport ni avec l’esprit du temps, ni avec le caractère des personnages ; tantôt sa narration est interrompue par des descriptions qui appartiennent plus au roman qu’à l’histoire, tantôt par des digressions étrangères au sujet, tantôt par des réflexions deplacées, par un étalage fatigant d’érudition, par des comparaisons forcées de son héros avec les héros de l’antiquité, ou par des rapprochemens si bizarres, qu’on a peine à concevoir comment ils ont pu se présenter à l’esprit de l’auteur.

Il faut remarquer en outre que Du Chastelet a souvent assigné des dates positives à divers événemens de la vie de Du Guescliti, quoique les anciennes chroniques ne donnent pas même les plus légères indications à cet égard ; qu’il a, de sa propre autorité, classé les faits dans un autre ordre que celui qui avoit été adopté par ses prédécesseurs, et que lorsqu’il manque de détails sur un fait particulier, cela ne l’empêche pas d’en décrire toutes les circonstances, en donnant un libre cours à son imagination. Son histoire, peu intéressante sous beaucoup de rapports, a ainsi l’inconvénient de donner des notions fausses sur les hommes et sur les choses. On ne peut nier qu’il n’ait, comme il le dit lui-même, fouillé dans les livres et dans les cabinets des gens d’étude, et dans les trésors publics ; mais une critique judicieuse n’a point présidé à son travail, et en sa qualité d’historien, il a eu le double tort de répéter des traditions fabuleuses, et de vouloir suppléer au silence des chroniques. Il est fort difficile de distinguer chez lui le vrai du faux, parce qu’il dénature les événemens, et qu’il n’indique pas les sources où il a puisé.

Les nombreux défauts que nous avons relevés dans cette histoire, ne semblent pas cependant avoir nui à son succès. L’ouvrage, bien accueilli quand il a paru[4], a même conservé sa réputation ; l’auteur avoit tenu un rang dans l’État et dans la littérature ; il s’étoit distingué par la loyauté et par la noblesse de son caractère ; il avoit été l’un des premiers membres de l’Académie française, lors de sa formation : quelques Mémoires disent même qu’il fut un de ses ornemens. Enfin son histoire, qui n’a été imprimée que trente ans après sa mort, offroit moins d’appât à la critique que si elle eût été publiée de son vivant. La première édition est de 1666 ; on en a fait une deuxième en 1693. Ces deux éditions sont fort rares aujourd’hui ; elles ne pourront que le devenir davantage, car il n’est pas probable que l’ouvrage soit jamais réimprimé[5].

En 1692, il parut à Douay un ouvrage intitulé Anciens Mémoires du quatorzième siècle, depuis peu découverts, où l’on apprendra les avantures les plus surprenantes et les circonstances les plus curieuses de la vie du fameux Bertrand Du Guesclin, connétable de France, qui, par sa valeur, a rétably dans ses États un prince catholique ; et nouvellement traduits par le sieur Le Febvre, prévôt et théologal d’Arras, cy-devant aumônier et prédicateur de la Reine[6]. Ces Mémoires sont dédiés à la reine d’Angleterre, femme de Jacques II, et l’épître dédicatoire est une longue paraphrase du passage du titre qui parle du rétablissement d’un prince catholique par un héros français. Dans un avertissement, presque aussi long que la préface, Le Febvre se disculpe d’abord d’avoir dédié des récits de batailles à une femme ; puis, arrivant à son sujet, il explique les motifs qui l’ont déterminé à conserver souvent le vieux langage du temps de Du Guesclin. « J’ay cru, dit-il, que le patois du quatorzième siècle, que j’employe dans quelques endroits de mon livre, mais avec beaucoup de réserve et de discrétion, serviroit à délasser l’esprit de mon lecteur, et lui seroit même de quelque agréement, en luy faisant voir ces traits vifs et naïfs qui portent avec eux leur énergie, leur sel et leur force, et qui se perdent aussitôt qu’on veut se servir d’autres termes pour les exprimer. Les Mémoires de Comines en sont un exemple tout évident ; car quand on a voulu leur donner un tour plus poly, non seulement on a découvert que ce n’étoit plus cela, mais que c’étoit les gâter que de les traduire. »

Le Febvre avoit eu connoissapce de l’histoire de Hay Du Chastelet, mais il avoit jugé avec raison qu’elle pouvoit être refaite sur un meilleur plan, et le succès a couronné son entreprise. Au lieu de se livrer, comme son prédécesseur, à des déclamations emphatiques, il s’est borné à mettre en langage moderne, sans s’écarter de la naïveté du vieux langage, une des anciennes chroniques manuscrites de Du Guesclin. Dom Vaissette avoit observé avec raison que les Mémoires sur lesquels Le Febvre avoit travaillé, étoient les mêmes que ceux dont Ménard avoit publié une copie. Les premiers éditeurs ont combattu cette opinion. « Si dom Vaissette, disent-ils, eût comparé exactement les deux ouvrages, il auroit vu que les manuscrits originaux sur lesquels l’anonyme de Ménard et le rédacteur des Mémoires du quatorzième siècle ont travaillé, étoient de deux écrivains différens. Les expressions de Du Guesclin, quand les deux auteurs le font parler, ne se ressemblent presque jamais ; ils se rapprochent beaucoup mieux dans le récit des fats. » On a vu plus haut que le manuscrit publié par Ménard étoit le Livre extrait de rymes à la requête d’Estouteville. Or Le Febvre dit en termes positifs, dans son avertissement, que son ouvrage contient plus de cent circonstances des plus essentielles et des plus capitales, que Du Chastelet avoit omises ; et qu’il les a tirées d’un vieux manuscrit composé par le sieur d’Estouteville en 1387. D’après cela, il est probable que Le Febvre ne connoissoit pas l’édition de Ménard ; mais sa déclaration prouve que c’est une copie du même ouvrage qu’il a traduit. Les différences que les premiers éditeurs ont remarquées entre son manuscrit et celui de Ménard, ne justifient pas d’ailleurs leur assertion. Nous avons déjà expliqué Comment le texte des anciens manuscrits varie suivant les copies. Le Febvre s’est procuré sans doute un meilleur texte que Ménard ; il y a lieu de croire qu’il a en outre consulté les autres manuscrits déposés dans les bibliothèques publiques ou particulières, et qu’il est ainsi parvenu à compléter son histoire et à lui donner tout l’intérêt dont elle étoit susceptible.

Les premiers éditeurs, en adoptant son travail, ont supprimé l’épître dédicatoire, qui a près de trente pages, et qui n’est qu’une longue déclamation ; ils ont également supprimé l’avertissement dont nous avons cité le seul passage qui offre quelque intérêt ; mais ils ont cru devoir retoucher les Mémoires. Il nous a semblé qu’en voulant resserrer la narration et faire disparoître quelques fables répétées d’après les anciennes traditions populaires, ils avoient absolument dénaturé l’ouvrage. Les Mémoires rédigés par Le Febvre ne doivent pas être considérés comme une production du dix-septième siècle, mais comme une imitation fidèle des chroniques du quatorzième. L’auteur s’est principalement attaché à conserver le coloris du temps, et en général il a réussi. Si l’on change son travail, on peut rendre son style plus net, sa diction plus rapide ; mais les Mémoires perdent leur physionomie, on n’y découvre plus aucune trace des anciennes chroniques ; on en fait un ouvrage moderne qui ne doit pas trouver place dans notre collection. Nous nous sommes donc décidés à reproduire le texte original de Le Febvre, dont les négligences même rappellent mieux le ton et la manière des auteurs du quatorzième siècle.

Nous avons donné la préférence à ces Mémoires, sur des histoires plus récentes de Du Guesclin. Dauvrigny en a inséré une dans ses Vies des hommes illustres de France. Son ouvrage n’est pas sans mérite ; mais il est plutôt destiné à la jeunesse qu’aux lecteurs plus instruits, et il étoit impossible de l’admettre dans notre collection.

Guyard de Berville, auteur d’une Vie de Bayard, a écrit l’histoire la plus complète que nous ayons de Du Guesclin ; mais il a trop souvent pris Du Chastelet pour modèle ; il met comme lui dans la bouche de son héros de longs discours, qui sont de bonnes amplifications, mais dont les élémens ne sont pas même indiqués dans les chroniques. D’ailleurs les défauts de son style, qui manque de force et de précision, ne sont point rachetés comme dans Le Febvre par le ton de naïveté, qui fait le principal charme des anciens Mémoires.

  1. Par premiers éditeurs nous entendons désigner ceux qui publièrent en 1785 une Collection de Mémoires relatifs à l’Histoire de France.
  2. Beau filz tu peulz avoir des faiseurs honnestes et prudomes qui font les beau dicties de Dieu et de la vierge Marie, et des hystoires honestes morales et devottes, comme estoit le pouvre homme appelé Cimelier (pour Cunclier, par erreur de copiste.)
  3. Anciens fonds, no 9655. — a. I. no 6955. — a. 2. no 9655. — a. 3. 3. no 7244.
    Fonds de Lancelot, no 48.
    Fonds de Sainte-Magloire, no 183.
  4. Le journal des savans du 24 juin 1666, dit en partant de l’ouvrage de Du Chaslelet : « S’il y a des faits dans cette histoire qui paroissent incroyables, et s’ils ne sont pas tous généralement vrais, il y en a du moins une bonne partie, et l’auteur ne les rapporte que d’après les historiens et même les contemporains. Cette histoire est rédigée en meilleur ordre que la première (celle que Ménard avoit publiée). Le discours en est incomparablement plus pur et plus élégant, et elle est enrichie de quantité de preuves, » Dans cet article où l’on cherche évidemment à faire valoir l’ouvrage, on reconnoît cependant que Du Chaslelet a rapporté beaucoup de fables. Quant à son style, tout défectueux qu’il est, on devoit lui donner la préférence sur celui du manuscrit de Ménard, dont nous avons parlé plus haut. Ce manuscrit publié par Ménard étoit la seule vie complète de Du Guesclin, que l’on possédât alors, et par conséquent le seul ouvrage contre lequel Du Chaslelet eût à lutter.
  5. l’exemplaire que possède la bibliothèque du Roi a été donné par le marquis Du Chastelet, frère de l’auteur, au fils du célèbre généalogiste d’Hozier, dont parle Boileau dans sa cinquième satire. Cet exemplaire est fort curieux ; non-seulement d’Hozier, qui avoit succédé à son père dans la place de juge d’armes de France, et qui étoit un homme de goût, y a rectifié beaucoup d’erreurs, mais il a écrit de sa main sur le frontispice la noie suivante, qui est un jugement très-juste de l’ouvrage : « Ce livre m’a été donné par M. le marquis Du Chastelet Hay, frère de l’auteur de cette histoire, qui n’est point écrite dans le style d’une histoire. C’est plutôt une amplification d’un jeune rhétoricien qui a pris à tâche de briller par des descriptions de romans, par des harangues, des entretiens, des discours, qui ne conviennent ni aux temps, ni aux choses, ni aux personnes, ni aux faits de cette histoire. Il y a partout une érudition, une affectation de savoir, et de réflexions mal placées ; et, à force d’avoir voulu mettre de l’esprit et du brillant dans la narration, l’auteur a trouvé le moyen de n’écrire que des choses froides, plates, ennuyeuses et peu intéressantes ; et selon moi je n’y trouve rien, de bon que ce qui n’est pas de lui, c’est-à-dire les preuves. »
  6. Voyez la page 2.